Une histoire de violence ordinaire
Pendant quelques jours, on a beaucoup commenté dans les médias un « fait divers » édifiant : un petit garçon de 5 ans avait poignardé, avec un couteau trouvé sur la table de la cuisine, sa grande soeur de 10 ans qui ne voulait pas lui prêter sa console de jeux. Pendant que la mère, qui travaillait de nuit, dormait et ne pouvait donc pas s'occuper de ces enfants qu'elle élevait seule depuis sa séparation, deux ans plus tôt, d'un mari qui la battait - et, ajoutait-on, souvent devant les enfants (non pas pour signifier qu'il était préférable de battre sa femme hors de la vue des enfants ! ce qui serait d'ailleurs une façon purement illusoire de se cacher).
Nous nous apprêtions à commenter cette information en nous demandant comment ce petit garçon de 5 ans, a priori tout à fait normal, avait pu en venir à un tel acte - et à dire qu'il nous paraissait évident que cet enfant avait eu sous les yeux un modèle très violent de « résolution des conflits », qu'il était extrêmement rare qu'un homme qui frappe son épouse ne frappe pas également ses enfants, à supposer même qu'ils ne soient pas battus par leur mère (chose que nous n'avions aucun moyen de savoir alors)... Il nous paraissait possible que cet enfant, sans être un « monstre » ni même un « cas psychiatrique », ait pu en venir à régler un conflit ordinaire par cette forme de violence inhabituelle, et probablement, comme nous l'expliquaient les spécialistes, sans avoir conscience que le couteau qu'il avait utilisé était un vrai couteau et non un "jouet". Car, après tout, c'est bien de cette façon que la violence se reproduit : par la répétition inconsciente d'actes violents dont on a été le témoin ou la victime.
Nous avons pu le croire, parce que c'était vraisemblable. Et déjà, cela seul est significatif.
Or, quelques jours plus tard, la mère des deux enfants reconnaissait avoir poignardé elle-même sa fille « sous l'empire de la pulsion, de la colère et de la douleur » et au cours d'« une espèce d'absence », après avoir reçu un coup de pied de la fillette au bas-ventre, où elle venait d'être opérée.
Notons ici que, comme dans le geste supposé du petit garçon, il faudrait se demander maintenant comment une petite fille de 10 ans a pu avoir l'idée d'un geste aussi violent et brutal - quelles que soient les circonstances, en l'occurrence l'intervention de la mère réveillée par une dispute et en colère... On peut supposer que cette petite fille a peut-être assisté à une scène semblable entre son père et sa mère ! Et que cette femme elle-même a pu avoir l'occasion de menacer quelqu'un d'un couteau pour se défendre !
Mais poursuivons :
Par la suite, toujours selon les agences de presse, la mère « a conditionné son petit garçon pour qu'il s'accuse "parce qu'elle avait peur d'aller en prison" » - a déclaré le procureur de la République. « Elle a, de ce fait, placé le garçonnet dans un conflit de loyauté extrême », a souligné le procureur.
Commentant à France Inter cette nouvelle information, le Pr Daniel Marcelli, chef du service de pédopsychiatrie du C.H.U. de Poitiers, a expliqué que les enfants, surtout petits, aiment leurs parents quoi que ceux-ci leur fassent... et que ce petit garçon, voyant sa mère en détresse, a pu oublier son propre intérêt et sa propre vie pour la protéger.
Drame de la détresse et de la misère ? Défaillance des services sociaux ? Tout cela, sans doute.
Cependant, ajoutent les dépêches de presse, « le procureur a précisé que, lors de leurs auditions, les enfants n'ont pas fait état de violences particulières antérieures. "Ils font référence à des cris ou à des remontrances verbales, à des fessées, mais en aucune façon ils ne dénoncent des violences qui auraient dépassé ce qu'on appelle le droit de correction." »
Par ailleurs, sur le site de RTL, outre cette phrase remarquable : « Les enquêteurs n'excluent pas que les enfants aient été, malgré eux, sous influence pour accréditer un scénario », on trouve des vidéos où les voisins interrogés déclarent (c'est nous qui soulignons) que « les enfants paraissaient bien élevés en dépit de disputes fréquentes qui opposaient jusqu'en 2007 la mère à son ex-mari », qu'« il s'agissait d'une femme sans histoire » (sic, mais dans l'article qui suit elle est bien qualifiée de « sans histoires »), et une amie de la mère : « Ce n'est pas elle qui a fait ce geste... je n'y crois pas. »
Donc, pour tout le monde, cette femme s'était jusque-là comportée comme une mère ordinaire, qui traitait ses enfants comme tous les parents sont en droit de le faire. La différence entre « droit de correction ordinaire » et « dérapage » ou maltraitance semble aller de soi. Elle est basée sur le sens commun. On part du principe que la différence est évidente, et que chacun sent bien où elle se situe.
Mais, si cela est si évident, pourquoi un parent qui, jusque-là, n'utilisait que son « droit de correction ordinaire » poignarde-t-il soudain son enfant (quelle que soit la violence de cet enfant, sur laquelle il convient aussi de s'interroger) ?
La différence était-elle vraiment si évidente pour ce parent ? Est-elle si évidente pour tous les parents ? N'est-il pas arrivé à bien des parents de « déraper », même selon leurs propres critères ?
Nous pensons que ce genre de dérapage est d'autant plus facile (et fréquent) que la « correction ordinaire » est permise, voire encouragée - par la société en général comme par la loi (ou l'absence de loi). Cette tolérance envers les coups que nous appelons « droit de correction » nous anesthésie. Elle nous rend moins sensibles au caractère authentiquement violent de ces « simples » coups. Comment s'étonner, alors, que des parents en situation de fragilité puissent aller encore plus loin ? Et que personne, ni les voisins, ni les services sociaux, n'ait été alerté plus tôt de la détresse de cette mère, qui, avant ce passage à l'acte, n'était qu'une mère « ordinaire », traitant ses enfants avec la même violence ordinaire que ses voisins considéraient comme la façon normale, surtout dans des conditions de vie difficiles, d'avoir des enfants « bien élevés »...
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