Il est urgent de promouvoir la culture du respect de l’enfant comme “ultime révolution possible” et comme élément fondamental de transformation sociale, culturelle, politique et humaine de la collectivité.

Maria Rita Parsi, psychologue italienne.

Tuerie de masse d’Uvalde, Texas : le déni de la violence subie

Par Catherine B., membre de l’OVEO

Un jeune homme qui venait d’avoir 18 ans achète une arme et, après avoir annoncé son geste sur les réseaux sociaux, entre dans une école primaire où il tue 19 enfants et deux enseignantes 1. Les médias commentent en parlant abondamment du problème des armes en vente libre aux États-Unis, du soutien des Républicains au lobby de la NRA 2, du fait que « 30 % des Américains possèdent au moins une arme »… On cite les noms des tueries précédentes, si nombreuses qu’on s’en tient aux plus récentes. Mais ce qui nous frappe, nous, membres de l’OVEO, c’est le déni, l’aveuglement, le silence quasi total qui entoure « l’autre » aspect de ces tueries, qu’elles soient « de masse » ou isolées : la violence éducative, la violence physique et/ou psychologique subie par la totalité des auteurs de meurtres de vengeance, et en particulier par les auteurs de ces tueries dans les écoles 3.

Parmi les nombreux articles consacrés aux « tueries de masse » aux États-Unis (il y a aussi une page Wikipédia…), citons par exemple cet article de 2019 : Fusillades de masse aux Etats-Unis : et si le problème n’était pas seulement les armes à feu ? On s’attendrait à lire une analyse qui mentionnerait, ne serait-ce qu’entre autres causes, les humiliations répétées subies pendant des années par les auteurs, l’absence de soutien à la fois dans leur entourage proche et dans les institutions (l’école elle-même, les médecins ou toute autre personne censée être responsable). Mais rien de tout cela. Il est certes question de « violence conjugale ou familiale » dans 60 % des cas (on se demande d’ailleurs quels critères ont été retenus pour parler de « violence familiale » !), mais pour les 40 % restants, il s’agirait surtout de « frustration » (sic) et d’être « mécontent de son sort » : « Une partie des tueurs de masse subissent des troubles d’ordre psychologique, mais le nombre de tueries de masse augmentant trois fois plus rapidement que le nombre de personnes atteintes de maladies mentales, ce n’est pas là — d’après les spécialistes — que se trouve l’explication principale du problème. »

CQFD. D’ailleurs, le journal de 9 h de France Inter le 26 mai 2022 annonce dans la même phrase que le jeune tueur d’Uvalde « n’avait pas de problèmes psychologiques (!), mais le gouverneur du Texas le présente comme dément (!!!) ». La veille au soir, sur la même radio, l’invité de l’émission Un jour dans le monde sur ce sujet a expliqué que ce jeune homme de 18 ans avait été « martyrisé » (!!!) à l’école (lors d’un bulletin d’information précédent, il a été précisé qu’on « se moquait de ses vêtements »…), pour commenter aussitôt après en disant qu’on ne savait pas « contrôler » ce genre de personne – donc la victime de harcèlement ! À aucun moment il n’est question de prévenir non pas le « comportement » du futur tueur, mais celui des auteurs du harcèlement, considéré comme normal, socialement acceptable, ne nécessitant aucune mise en cause d’un système scolaire (et politique, et économique) où des enfants et des adolescents peuvent se moquer d’un autre pour une différence quelle qu’elle soit (le meurtrier était aussi d’origine « hispanique »). À aucun moment il n’est question de soutien de la part des enseignants ou d’autres adultes responsables. Ce n’est pas un sujet, la violence dans les familles et à l’école est normale, la compétition sociale est un bien, et il est normal que ceux qui se montrent les plus faibles dans cette guerre de tous contre tous se taisent – jusqu’au jour où, peut-être, ils exploseront.

Le même point de vue marque cet article de slate.fr du 1er janvier 2022, 2021, année record pour les violences par arme à feu dans les écoles américaines, qui reprend des données du Washington Post après la « tuerie d’Oxford (Michigan) le 30 novembre 2021 ». L’article rappelle que « rien qu’en 2021, 34 000 jeunes gens ont été exposés à des violences par arme à feu dans le cadre de leur scolarité. Au total, depuis la tristement célèbre tuerie de Columbine 4, survenue en avril 1999 et qui marque le début de la collecte de données sur le sujet, ils sont 285 000 à avoir vécu de près ou de loin ce genre de traumatisme ». Parmi les mesures de « prévention » ou de précaution citées, mis à part la mise sous clé des armes possédées par les parents (!) et que « les parents n’ayant pas fait le nécessaire à ce niveau (!!) soient passibles de peines de prison », l’article réclame la « démocratisation » de « plusieurs dispositifs mis en place dans certains établissements américains. C’est le cas du Say Something Anonymous Reporting System, déjà en vigueur dans 5 500 écoles, qui permet aux enfants et ados de signaler anonymement leurs inquiétudes à propos du comportement ou des intentions préoccupantes de l’un de leurs camarades ».

La boucle est bouclée : ce qui est « préoccupant », ce n’est pas la violence subie par un enfant de la part de parents (armés ou pas), d’enseignants ou de « camarades » d’école formatés et encouragés par un système qui privilégie la compétition, la lutte de tous contre tous sous prétexte d’émulation, la primauté des apparences, d’une sociabilité réduite à la « popularité », la richesse, la force physique, bref, la capacité à reproduire un système hiérarchisé de domination et à s’y insérer sans faire partie des plus faibles, des « victimes », des laissés-pour-compte. Un système où tout est permis pour cela (à l’exception du meurtre… et encore ! il est valorisé par une grande partie de la culture), où la solidarité et l’entraide ne sont encouragés qu’entre forts (et groupes dominants), où rien ou presque n’est prévu en termes de respect des droits humains (pas seulement « individuels » et théoriques) et de protection des enfants contre toute violence, par la loi, par les institutions, par la culture et par tout le système des relations familiales et sociales.

Dans les jours suivants, le traitement médiatique n’ira jamais au-delà de cette question de la vente libre des armes. Par exemple, dans l’émission humoristique Par Jupiter du 30 mai 2022 sur France Inter, la tuerie d’Uvalde est l’un des sujets d’actualité choisis (pour un traitement « décalé » qui, en l’occurrence, se révélera difficile) par l’invitée, l’écrivaine camerounaise Jaili Amadou Aman, auteure de Cœur du Sahel. Sans comparer la situation du Texas à celle du Sahel (où les intrusions armées sont souvent le fait des extrémistes religieux), pas plus que l’équipe de l’émission elle n’envisage les raisons et le processus qui amènent l’auteur d’une tuerie à cette extrémité. « En tant que mère, on ne peut plus être tranquille en emmenant les enfants à l’école », dit-elle avant de se demander comment faire pour « sensibiliser les enfants 5 ». Dans le monde entier, on s’interroge de la même manière sur ce qu’a d’incompréhensible cette tuerie dont les causes sont déclarées multiples et « complexes » (certes !). Personne ou presque ne se demande comment l’éducation violente – cohérente avec la violence du système de domination économique, sociale, culturelle, masculine, adulte qui l’engendre et l’entretient – désensibilise les enfants en les persuadant peu à peu que ce système est normal et nécessaire, qu’il est normal d’humilier ceux qui ne parviennent pas à s’y adapter, et que ceux qui se vengent ne sont pas les premières victimes de ce système , mais des monstres dont les actes ne peuvent être prévenus que par davantage de force et de brutalité.


On peut lire sur le site de l’OVEO un certain nombre d’articles sur la violence éducative aux États-Unis, en particulier dans le système scolaire. Les États où les châtiments corporels sont encore légaux à l’école (et à plus forte raison dans les familles, où aucun État ne les interdit !) coïncident largement avec ceux où le lobby des armes est le plus fort. Le Texas en fait partie. Voir par exemple :


  1. Selon cet article, le jeune homme aurait d’abord tiré sur… sa grand-mère (information confirmée par cet article du Temps) ! Ce qui suggère qu’il y avait bien aussi une violence familiale. Un article précédent rapporte sous une autre forme les propos du gouverneur du Texas, dans un paragraphe qui permet de mieux comprendre les incohérences des médias qui omettent le mot « identifié », souligné ici par nous : « Il [le gouverneur] a par la suite évoqué le profil du tueur de 18 ans : « C’était une personne folle mais il n’y avait pas de problème de santé mentale identifié […] ». Le gouverneur républicain n’a néanmoins pas évoqué une seule fois la possibilité de réguler les armes à feu aux États-Unis, assurant que les raisons de ce massacre étaient un « problème de santé mentale ».[]
  2. La NRA (National Rifle Association), soutenue par le parti républicain et en général par divers mouvements libertariens, virilistes, survivalistes, suprémacistes blancs etc., défend le 2ème amendement (droit de détenir des armes). La réponse de la NRA à ceux qui objectent que la vente libre des armes favorise les tueries de masse est qu’il faut davantage d’armes, que les enseignants doivent être armés pour répondre à ce genre de circonstance.[]
  3. Cette restriction pour prendre en compte la possibilité que certains meurtres par « intérêt » puissent être le fait de personnes n’ayant subi aucune forme de violence « éducative ». Cette probabilité est très faible (et aussi difficile à prouver que son inverse), mais l’important ici est de souligner que les jeunes auteurs de meurtres dans les écoles américaines avaient tous des raisons objectives de vouloir se venger, et que l’atrocité de leur vengeance devrait attirer l’attention sur autre chose que la seule réglementation (ou interdiction !) de la détention d’armes.[]
  4. Qui a fait l’objet du documentaire de Michael Moore Bowling for Columbine.[]
  5. Dans le même ordre d’idées, le troisième sujet choisi par l’invitée est « l’école de la philanthropie » : « La générosité, est-ce que ça s’apprend ? L’école de la philanthropie s’emploie à sensibiliser les enfants entre 9 et 11 ans dans les écoles, pour leur apprendre à devenir philanthropes » ![]

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