Vos enfants ne sont pas vos enfants, ils sont les fils et les filles de l'appel de la Vie à elle-même. Ils viennent à travers vous et non pas de vous. Et bien qu'ils soient avec vous, ils ne vous appartiennent pas.

Khalil Gibran, extrait du recueil Le Prophète.

Stéphanie Mulot : Héritage colonial et violences dans l’éducation

Avec le soutien du MDES (Mouvement de décolonisation et d’émancipation sociale) et de l’UTG (Union des travailleurs guyanais), l’association guyanaise “Vers une autre relation adulte enfant”1 a organisé à Cayenne (Guyane) une conférence avec Stéphanie Mulot, professeuse de sociologie guadeloupéenne rattachée à l’université de Toulouse Jean-Jaurès.

Intitulé “Cultures et châtiments : Questionner les violences usuelles dans l’éducation des enfants, leur héritage colonial et leur justification culturaliste“, l’événement s’est tenu le 16 octobre 2024 et a suscité un vif intérêt de la part des médias (Radio/TV) et du public, réunissant plus de cent personnes dans la salle.

Dans les Antilles-Guyane, parents et éducateur.ice.s revendiquent leur droit à recourir aux châtiments à l’encontre des plus jeunes comme pratique culturelle traditionnelle, qu’iels n’identifient pas forcément comme violente. Toutefois, les études menées par Stéphanie Mulot sur les familles antillaises lui permettent d’affirmer que, paradoxalement, cette violence dans l’éducation2 est un produit de la colonisation, de l’esclavage et de l’évangélisation des populations.

Elle explique également que la colonialité3 a engendré la pigmentocratie : dans toute la société, et au sein même des familles, il est valorisé d’être plus clair de peau. Cela a pour conséquence d’inciter à plus de violence envers les enfants à la peau plus foncée et de considérer comme “plus beaux” les enfants à la peau plus claire. La pigmentocratie est ainsi à la base d’une échelle socio-raciale ; les personnes de couleur plus foncée intériorisent leur infériorisation. Lors de la discussion qui a suivi la conférence, une personne a longuement témoigné de sa souffrance et de son sentiment de ”n’être rien” au sein de sa fratrie en raison de la couleur plus foncée de sa peau4.

À partir de plusieurs études sur les familles antillaises, d’observations de la société guadeloupéenne depuis 1991, d’écoute des débats sociaux et politiques, et d’entretiens auprès d’adultes rencontrés entre 2008 et 2022, je voudrais ici interroger le lien paradoxal entre éducation, violence et culture, qui consiste à croire, dans une société post-esclavagiste marquée par sa violence fondatrice et sa pigmentocratie constitutive, qu’il faudrait exercer de la violence pour faire grandir et socialiser les enfants, et surtout pour conserver une “tradition” culturelle éducative guadeloupéenne contre la loi française.

 Même si la pratique recule probablement avec les générations, le recours aux châtiments corporels et aux humiliations a fait partie de certaines formes d’éducation des enfants dans les sociétés post-esclavagistes, par leurs parents, leurs enseignants ou le personnel périscolaire. Donner des coups de ceinture, de bâton, humilier les enfants pour les “corriger” et les “redresser” étaient des violences communes et “ordinaires” dans l’éducation (ou le dressage) des enfants. Si la loi française s’est prononcée régulièrement depuis 1795 contre les châtiments corporels, y compris lors de l’Abolition de l’esclavage en 1848, ce n’est que depuis 2019 qu’elle a interdit définitivement les violences dites improprement “éducatives ordinaires”5 dans la sphère domestique et éducative. Cette interdiction a soulevé des oppositions dans la société antillaise, de la part de conservateurs souvent nationalistes brandissant l’argument de la tradition locale pour défendre ces pratiques.

— Stéphanie Mulot

Affiche conférence Culture et châtiments 16.10.2024

Stéphanie Mulot affirme que plus une société est hiérarchisée, plus elle développe des formes de violence et plus elle maltraite le vivant, les femmes et les enfants ; ce qui est bien sûr le cas des sociétés coloniales et le reste dans les sociétés post-coloniales.

Vous pouvez retrouver l’intégralité de la conférence ici.
Une interview de vingt minutes, réalisée le matin de la conférence, résume très bien les sujets évoqués.
Cet événement fait suite aux Assises de la santé mentale et de la psychiatrie de Guyane (septembre 2024), pendant lesquelles des soignant·es ont pris en compte pour la première fois ouvertement la violence éducative ordinaire. Cela a donné lieu à un article dans le journal “France-Guyane”.

On peut se demander ce qu’il en était des sociétés avant la colonisation (avant ces cinq cents dernières années) concernant la violence éducative ordinaire et la domination adulte. Il y avait certainement de grandes disparités, mais il est probable que la violence envers les plus jeunes n’était pas systémique comme on l’observe actuellement, avec une tendance à de plus en plus de contrôle et donc de coercition.

Souvent, les professionnels de l’éducation, Blancs, ont tendance à juger négativement l'éducation des jeunes personnes dans la société guyanaise sans tenir compte des facteurs socio-politiques et historiques qui déterminent cette dernière. Pour comprendre pleinement les formes de violence éducative pratiquées au sein des communautés des Antilles-Guyane, il est fondamental de tenir compte du fait que celles-ci ont été, pendant plus de cinq siècles, victimes de génocide, de déportation et de traite des Africain·es, d’esclavage, d’évangélisation, de bagne, de colonialisme et de colonialité, résultant dans la destruction des sociétés traditionnelles et l’instauration violente de sociétés nouvelles bâties sur le socle de l’oppression.

Pour aller plus loin, on peut lire dans le n° 22 (printemps 2024), intégralement consacré à l'adultisme, de la revue Taboo un article (en anglais) de Xamuel Banales intitulé “La décolonisation, un cadre pour comprendre l’adultisme et y remédier”.

Traduction du résumé de cet article :

De plus en plus d’études examinent l’adultisme à l’aide de diverses méthodologies et dans des contextes variés, notamment dans les domaines du travail, de l’éducation et de la société. En outre, les études sur l’adultisme reconnaissent de plus en plus la manière dont cette forme de pouvoir recoupe ou est parallèle à d’autres formes d’oppression. Ces recherches permettent d’éclairer les différentes manières dont l’adultisme et d’autres formes de pouvoir opèrent ou contribuent aux pratiques d’entrave ou d’exclusion auxquelles les jeunes sont confrontés. Cependant, comment s’éloigner des discours d’inclusion libérale pour s’orienter vers une transformation sociale ? Pourquoi les points de vue critiques sur les causes, les effets ou les conséquences de l’adultisme ont-ils souvent une portée insuffisante ? Que peut apporter la pensée décoloniale à la compréhension de l’adultisme ? Cet essai propose un cadre de décolonisation pour faire progresser la compréhension de l’adultisme et de placer la libération au centre. Je soutiens que l’adultisme et la colonisation ne sont pas distincts, mais qu’ils sont nés en relation l’un avec l’autre. En outre, les discours sur l’adultisme qui ne s’engagent pas sérieusement dans la décolonisation risquent de perpétuer l’oppression qu’ils tentent de questionner, de bousculer ou de dénoncer.

  1. L’association a changé de nom en novembre ; elle se nomme désormais “Handala, une autre relation avec les jeunes personnes”. ↩︎
  2. Stéphanie Mulot utilise la formule “violence dans l’éducation” plutôt que “violence éducative”, cette dernière étant pour elle un oxymore, la violence ne pouvant être éducative. ↩︎
  3. Concept qui émerge surtout à partir des études décoloniales, en Amérique du Sud, on peut le définir par l’ensemble des attitudes, des valeurs, des modes de connaissance et des structures de pouvoir maintenus comme normatifs par les sociétés colonisatrices occidentales, et servant à rationaliser et à perpétuer la domination de l'ex-colonisateur. La colonialité visibilise la colonisation de l’esprit du/de la colonisé.e comme, dans un autre domaine, l’adultéité visibilise la colonisation de l’esprit des jeunes personnes. ↩︎
  4. Voir notamment Lissell Quiroz, “Enfance, éducation et colonialité” dans Émanciper l’enfance - Comprendre la domination adulte pour en finir avec la violence éducative ordinaire et Frantz Fanon, Les Damnés de la terre et Peau noire, masques blancs. ↩︎
  5. Sur la pertinence de la formule “violence éducative ordinaire” qui est ici remise en cause par la chercheuse, lire l’article Réflexions sur la pertinence de la formule « violence éducative ordinaire ». ↩︎

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