Pourquoi appelle-t-on cruauté le fait de frapper un animal, agression le fait de frapper un adulte et éducation le fait de frapper un enfant ?

Robert Muchembled : comment la violence éducative est méconnue par les chercheurs sur la violence

Par Olivier Maurel

Un nouveau gros pavé de près de 500 pages a paru cette année sur la violence. Il s'agit du livre : Une Histoire de la violence, de la fin du Moyen Âge à nos jours (Seuil). L'auteur, Robert Muchembled est professeur à l'université de Paris-Nord, Visiting Professor à l'université du Michigan, ancien membre de l'Institute for Advanced Study de Princeton. Il a écrit plus de vingt ouvrages traduits en une vingtaine de langues, dont Une histoire du diable (2000) et L'Orgasme et l'Occident (2005).

Or, une fois encore, dans ce livre dont le thème principal, annoncé dès sa première ligne, est « la violence physique et la brutalité des rapports humains », la violence sur les enfants n'est abordée, et de façon accidentelle, qu'en quelques lignes. Ce qui est stupéfiant si l'on songe que la violence sur les enfants est non seulement une forme de violence parmi les autres, et quantitativement sans doute la plus importante, mais aussi, probablement (et si on ne le pense pas, on peut au moins se poser la question), « la mère de toutes les violences », puisqu'elle concerne 80 à 90 % des êtres humains à l'âge où ils sont le plus malléables et le plus sensibles à l'influence de leurs modèles : leurs parents et leurs enseignants. On voit ainsi, une fois encore, que la violence éducative ordinaire est un trou noir dans nos connaissances et dans notre culture. La quasi-totalité des universitaires qui étudient la violence n'en tiennent aucun compte. Elle se situe dans un angle mort de leur vision.

Et la raison de cette « cécité émotionnelle », selon la formule d'Alice Miller, est assez simple à repérer une fois qu'on a compris les effets de la violence éducative. C'est la violence éducative elle-même qui, subie à un âge où les enfants ne peuvent la remettre en question, présentée par les parents et les enseignants comme un « bien » (« je te frappe pour ton bien »), associée à une humiliation vers laquelle, devenu adulte, on n'a aucune envie de se retourner sinon pour la tourner en dérision, c'est la violence éducative donc qui s'installe elle-même hors de notre champ de vision. Et cela à un tel point que même les spécialistes de la violence qui passent des années à travailler sur leur sujet, ne la voient littéralement pas.

Cette cécité, une fois qu'on l'a perçue, est sans doute l'une des plus formidables preuves des effets destructeurs de la violence éducative, puisqu'elle vient atteindre, sans qu'ils s'en rendent compte, le centre même des connaissances de nos plus grands intellectuels et philosophes. Et elle mutile ainsi gravement la connaissance que nous avons de nous-mêmes, puisqu'elle nous pousse à croire que la violence vient du fond de nous-mêmes, alors qu'une fois prise en compte la réalité massive de la violence éducative, on ne peut plus ne pas en tenir compte dans notre conception de la nature humaine.

C'est pourquoi, après la lecture des livres portant sur la violence, je ne manque jamais d'écrire à leurs auteurs pour leur signaler la lacune qui me semble affaiblir quelque peu leur argumentation. Certains me répondent et me disent qu'ils en parleront dans la prochaine édition de leur livre, d'autres continuent à nier l'importance du phénomène, d'autres enfin ne répondent pas. C'est le cas pour le moment de Robert Muchembled, mais son éditeur ne lui a peut-être pas transmis ma lettre immédiatement.


Lettre ouverte à Robert Muchembled

Le Pradet, le 29 octobre 2008

Monsieur,

Je viens de terminer la lecture de votre livre : Une Histoire de la violence, dans lequel j'ai appris beaucoup de choses.

Mais j'ai aussi été extrêmement surpris de ne rien voir dans votre livre concernant un sujet sur lequel je travaille. Vous n'y mentionnez pratiquement jamais, sauf dans quelques phrases, la violence éducative contre les enfants. On sait pourtant bien aujourd'hui que cette violence, aussi bien dans les familles que dans les écoles, consistait et consiste encore aujourd'hui, dans beaucoup de pays, en de véritables sévices. Je m'attendais à ce qu'un livre intitulé comme le vôtre consacre au moins un chapitre à cette forme de violence qui concernait et concerne encore, à des degrés d'intensité variés, 80 à 90 % des êtres humains dans leur plus jeune âge, celui où elle peut le plus profondément les marquer. Or, les seuls exemples que vous donnez sont ceux, assez exotiques, tirés d'une étude sur la Grèce, exemples qui sont simplement présentés comme des preuves que les mères n'ont pas « toujours conçu leur rôle comme celui d'une douce et obéissante brebis ». C'est peu pour un phénomène aussi important et massif, et qui est loin de ne concerner que les mères.

Même si l'on tient compte du fait que votre livre est plutôt une histoire de l'homicide qu'une « histoire de la violence », la violence sur les enfants devrait y occuper une bonne place. Car il est évident qu'elle a été tout au long de l'histoire, et qu'elle est encore dans beaucoup de pays - où la bastonnade est aussi bien tolérée que le sont chez nous, aux XXe et XXIe siècles, les fessées et les gifles -, la cause directe ou indirecte de beaucoup de décès d'enfants. On considère encore aujourd'hui qu'elle est, en France, la deuxième cause de mortalité infantile, passé la première semaine de vie. Et l'OMS affirme que les châtiments corporels tuent des milliers d'enfants par an. Sans doute n'entrent-ils dans aucune statistique. Mais ils auraient mérité au moins d'être mentionnés.

Mais j'ai été également surpris par le fait que, dans tout votre livre, vous ne vous demandez à aucun moment si la violence infligée aux enfants par leurs modèles adultes les plus proches (parents et enseignants) ne pourrait pas être une des causes de la violence des jeunes adultes. Compte tenu du fait que les enfants sont des imitateurs-nés, il me semble que cette hypothèse méritait d'être examinée. L'influence de la réduction d'intensité de la violence éducative ne pourrait-elle pas expliquer, au moins partiellement, la réduction à l'état de résidu du taux d'homicides dans les pays européens, où, si l'on frappe encore les enfants, la tolérance ne va pas au-delà de la gifle ou de la fessée ? Emmanuel Todd avait déjà donné une explication de ce genre à la réduction des violences sociales et politiques dans la deuxième partie du XXe siècle, dans son livre Le Fou et le Prolétaire (Laffont).

Je trouve d'autant plus étonnant le fait que vous ayez laissé de côté cette hypothèse que vous y faites vous-même très brièvement allusion en une phrase : « Habitués aux sévices ou à leur spectacle dès l'enfance dans leur famille, ces rejetons des classes laborieuses apprennent à se défendre pour survivre et pour exhiber leur honneur viril, valeur essentielle dans la culture ouvrière du temps. » (P. 441.)

Si l'habitude des sévices familiaux peut apprendre aux enfants à se défendre, n'est-il pas évident que le phénomène massif de la violence éducative a pu jouer un rôle important dans la violence des adolescents et des jeunes adultes ? Pourquoi alors ne pas avoir approfondi cette question ?

Pourquoi, surtout, ne pas avoir mentionné, pour expliquer la réduction à l'état de résidu, en Europe occidentale, de « l'insondable énigme du meurtre », le fait que cette réduction pourrait tenir à l'adoucissement des méthodes d'éducation dans cette région du monde ?

Je serais très intéressé de connaître votre réponse à ces questions.

Bien cordialement,

Olivier Maurel.

, , , , ,