Vous dites : « C’est épuisant de s'occuper des enfants.» Vous avez raison. Vous ajoutez : « Parce que nous devons nous mettre à leur niveau. Nous baisser, nous pencher, nous courber, nous rapetisser. » Là, vous vous trompez. Ce n'est pas tant cela qui fatigue le plus, que le fait d'être obligé de nous élever jusqu'à la hauteur de leurs sentiments. De nous élever, nous étirer, nous mettre sur la pointe des pieds, nous tendre. Pour ne pas les blesser.

Janusz Korczak, Quand je redeviendrai petit (prologue), AFJK.

Réflexions sur la pertinence de la formule « violence éducative ordinaire »

Par Daliborka Milovanovic, membre et actuelle présidente de l'OVEO.
Texte publié sur le site enfantillage-larevue.fr

Régulièrement, la formule « violence éducative ordinaire » est remise en cause, aussi bien par les nostalgiques de la libre fessée et de la mise au coin que par des alliés authentiques des enfants. Pourtant, cette formule concise permet de résumer en trois mots la nature des rapports que les adultes entretiennent avec les enfants. Le sigle VEO fonctionne comme aide-mémoire pour retenir le syllogisme de l’oppression des jeunes : 

  • L’éducation est le cadre indépassable de toute interaction avec un enfant.
  • La violence est inhérente à tout geste éducatif.
  • Les jeunes, ordinairement éduqués, sont donc ordinairement violentés.

Récemment, quelques personnes critiquaient la formule « violence éducative ordinaire » (VEO) largement popularisée par Olivier Maurel et les fondateurices de l’Observatoire de la violence éducative ordinaire (OVEO), en arguant du fait qu’aucune violence n’était ou ne pouvait être éducative. On entend par là deux choses : d’une part, qu’éduquer, c’est transmettre efficacement, dans l’intérêt de l’éduqué, toutes sortes de savoirs, de valeurs et de comportements socialement désirables ; d’autre, part, que la violence est inefficace à cette transmission. Cette critique selon laquelle violence et éducation sont incompatibles voire contradictoires, présupposant que le projet éducatif est intrinsèquement bon, est en réalité ancienne et est née, me semble-t-il, d’une incompréhension ou d’une confusion, parfois volontaire... Le sens de la formule « violence éducative ordinaire » est cependant simple.

Le terme « violence » ne nécessite pas vraiment d’être précisé : toute tentative de dresser une liste de ses instanciations en affaiblirait même la portée. Le mot « violence » est aisément compris par toutes et tous, sans qu’il soit besoin de définition complexe, comme ce qui cause du mal à une personne du point de vue de cette personne (précision cruciale) et qu’elle subit sans son consentement. Le terme « éducation » est moins évident à définir, moins intuitivement et universellement compris. Du point de vue du dictionnaire, il s’agit de la mise en œuvre, par une communauté donnée, des moyens propres à assurer la formation et le développement physique, psychique, intellectuel et moral des jeunes. Les termes de la définition supra proposée par Le Robert sont tout à fait intéressants à analyser mais, pour les besoins de la considération actuelle, je retiens simplement que, par l’éducation, il s’agit d’assurer une chose qui ne le serait pas en l’absence de l’intervention d’éducateurs. L’éducation des jeunes relève alors du fait institutionnel ; c’est une structure fondamentale de l’organisation sociale relevant du droit public. Elle implique un projet, une finalité, et une méthode pour les réaliser, c’est-à-dire organisation, rationalisation, systématisation, industrialisation. 

À l’heure actuelle, les normes éducatives qui prévalent au sein des diverses institutions éducatrices (famille, école notamment) sont violentes : elles s’imposent aux jeunes sans leur consentement et leur causent effectivement de nombreux préjudices physiques, psychiques, intellectuels et moraux qu’il est assez aisé de documenter de manière quantitative. Cette violence, éducative donc puisqu’elle ressortit de l’éducation, compromet les objectifs mêmes que se fixe la société pour sa jeunesse. 

Toutefois, il serait utile de se poser la question de savoir si la violence n’est pas contenue dans le fait éducatif même et pas seulement dans tel ou tel projet éducatif. Quand j’évoque la violence éducative, je ne suggère à aucun moment que la violence pourrait éventuellement être éducative dans certains cas, pour certains jeunes, c’est-à-dire que le fait d’être violent envers un enfant pourrait favoriser son développement aux plans énumérés supra, ce que nous savons ne pas être le cas, et cela bien que d’aucuns soutiennent le contraire, à savoir que les limitations, les frustrations, les contraintes, arbitraires et organisées, sont pour le bien du jeune. J’affirme bien plutôt que le fait éducatif est intrinsèquement violence, et ainsi la formule « violence éducative » retenue par les fondateurices de l’Observatoire de la violence éducative ordinaire (OVEO) m’apparaît comme tout à fait heureuse, même si l’intention initiale de ces derniers en la forgeant n’était pas exactement de relever la nature violente du fait éducatif, mais plutôt de désigner (et de dénoncer) la violence en contexte éducatif, excluant ainsi d’autres formes de violence que les jeunes sont susceptibles de subir et sur l’inacceptabilité ou la criminalité desquelles la majorité s’entend déjà. 

En réalité, toutes les violences envers les jeunes personnes, en contexte éducatif ou ailleurs, sont étroitement liées, toutes nourries et mues par la négation de leur sensibilité et de leur valeur en soi et pour soi. Or, le mot « éducation » est si positivement connoté qu’on peine à percevoir la posture éducative comme foncièrement violente et génératrice d’actes violents 1. Or c'est bien parce que la jeune personne est (dé)considérée, (dé)valorisée comme un « éducable » qu'on se permet de la violenter, dans un modèle culturel où les fins justifient des moyens dont la violence sera minimisée, voire niée, du fait de la supériorité de la cause éducative. En fait, sous couvert d'éducation, on se permet presque n'importe quoi avec les jeunes personnes, y compris des violences hors contexte explicitement éducatif, que d’aucuns qualifient de violences « opportunistes » (profiter d’une position de force 2). Le fait éducatif, l’éducationnisme et la violence qu’ils engendrent sont des émanations de l’idéologie adultiste, système de valeurs dans lequel les enfants occupent une place inférieure à celle des adultes dans la hiérarchie ontologique et juridique qui structure la société.

À la lumière des plus récentes réflexions des membres de l’OVEO sur la domination adulte et sur la violence inhérente au fait éducatif, on ne peut que reconnaître la justesse, la pertinence et la vaste portée de cette formule. Et même si la nature oppressive du fait éducatif n’a pas toujours été comprise, la formule « violence éducative ordinaire » (VEO) n’a jamais suggéré que la violence puisse être à l’avantage d’un jeune, qu’elle puisse « l’éduquer » (au sens généralement admis par la doxa de « transmettre toutes les compétences et connaissances nécessaires à l’insertion dans la société »). 

Examinons maintenant le qualificatif « ordinaire ». « Ordinaire » s’oppose ici à « exceptionnel » et signifie « courant », « banal », « quotidien ». « Ordinaire » s’oppose aussi à ce que je nomme volontiers « spectaculaire », à savoir « qui attire l’attention » par son caractère extrême, inhabituel, incongru, singulier, interdit. En ce sens, une fessée ou une mise au coin relèverait de la violence ordinaire. Un viol ou des coups résultant en des fractures voire le décès relèverait d’une violence extraordinaire. Mais en m’intéressant à la violence éducative ordinaire, il s’agit pour moi de mettre en relief ce qui est moins évident à percevoir, à identifier, à nommer comme violence, tous ces gestes quotidiens, automatisés, inconscients, invisibles car totalement intégrés, incorporés, cette « banalité du mal », cette indifférence, cette insensibilité qui fondent les institutions éducatrices : la violence éducative ordinaire. 

Dans cette perspective, les violences qui relèvent du registre de l’ordinaire, du banal, de la répétition, de l’automatisme sont la partie immergée de l’iceberg de la violence éducative « tout court », de la domination adulte, de l’idéologie patriarcale, de la chosification et la déshumanisation des jeunes, de la misopédie de notre société. En réalité, il n’y a pas de rupture entre violence ordinaire et violence extraordinaire, contrairement à ce que la formule « VEO » pourrait laisser penser, mais au contraire un continuum cohérent, l’ordinaire étant ce qui nourrit l’extraordinaire, étant sa condition de possibilité même. C’est ordinairement que les jeunes sont dévalorisés, amoindris, opprimés. 

Prenant le contre-pied de la définition du Robert, l’éducation apparaît comme la mise en œuvre de cette dévalorisation, de cet amoindrissement, de cette oppression ; elle en est l’actualisation. Et puisque, d’une part, l’éducation est une structure oppressive élémentaire de nos sociétés, et que, d’autre part, la relation éducative épuise quasiment toute relation qu’un adulte peut avoir avec un jeune, « violence éducative » suffit parfaitement à désigner toute forme de violence que les adultes s’autorisent à infliger aux plus jeunes. 


  1. Sur la violence propre au fait éducatif, je vous renvoie à l’article de la revue Enfantillage, « Il faut éduquer les enfants ».[]
  2. Une position de force n’implique pas ipso facto d’en user contre un individu ou un groupe d’individus plus faible. C’est plutôt le manque de considération pour ces derniers qui autorise l’exercice de la position de force.[]

, , ,