Vous dites : « C’est épuisant de s'occuper des enfants.» Vous avez raison. Vous ajoutez : « Parce que nous devons nous mettre à leur niveau. Nous baisser, nous pencher, nous courber, nous rapetisser. » Là, vous vous trompez. Ce n'est pas tant cela qui fatigue le plus, que le fait d'être obligé de nous élever jusqu'à la hauteur de leurs sentiments. De nous élever, nous étirer, nous mettre sur la pointe des pieds, nous tendre. Pour ne pas les blesser.

Janusz Korczak, Quand je redeviendrai petit (prologue), AFJK.

Quand « Je t’aime » signifie : « Fais ce que je te dis… »

Un remarquable article d’Alfie Kohn, auteur et conférencier américain, paru le 14 septembre 2009 dans le New York Times sur une forme de violence éducative très ordinaire : le système d’éducation basé sur la récompense et la punition, considéré par la plupart des spécialistes et des parents comme la seule alternative possible aux châtiments corporels. Nous publions ici la traduction de la version longue parue sur le site d'Alfie Kohn sous le titre Parental Love with Strings Attached

L'amour parental sous conditions

Par Alfie Kohn(1)

Il y a plus de 50 ans, le psychologue Carl Rogers suggérait que la réussite d’une psychothérapie reposait sur trois éléments clés. Le thérapeute devait être authentique et ne pas se cacher derrière le masque du professionnalisme. Il devait comprendre correctement ce que ressentait son client. Et il devait s’abstenir de tout jugement, afin d’avoir envers ceux qui recherchaient son aide une attitude « inconditionnellement positive ».

Ce dernier point n’est pas des moindres. Non seulement parce qu’il est difficile à mettre en pratique, mais parce que le fait qu’il soit nécessaire en dit long sur la façon dont nous avons été élevés. Rogers pensait que le thérapeute devait accepter son client sans conditions afin que celui-ci puisse commencer à s’accepter lui-même. Et si tant de gens désavouent ou répriment toute une partie de leur personnalité, c’est parce que leurs parents ont posé à leur affection des « conditions de mérite » : je t’aime, mais seulement quand tu te conduis bien (quand tu as de bonnes notes à l’école, quand tu impressionnes d’autres adultes, quand tu es sage, ou mince, ou poli, ou mignon…).

La conséquence de tout cela est qu’il ne suffit pas que nous aimions nos enfants. Nous devons les aimer sans conditions – pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’ils font.

En tant que père, je sais que c’est beaucoup demander. Mais cela devient d’autant plus difficile à une époque où la plupart des conseils qu’on nous donne signifient exactement l’inverse. En fait, on nous suggère des trucs pour être des parents conditionnels, avec simplement deux versions : montrer de l’affection quand les enfants sont « sages », leur retirer notre affection dans le cas contraire.

Ainsi, l’animateur de talk-show Phil McGraw nous explique, dans son livre Family First (« La famille d’abord », Free Press, 2004), que ce dont les enfants ont besoin ou envie doit leur être accordé ou refusé selon qu’ils se comportent ou non « comme nous le souhaitons », donc devenir une récompense. Et il ajoute que « ce qui a généralement le plus de valeur pour un enfant, c’est l’acceptation et l’approbation des parents ».

De même, dans son livre Supernanny (Hyperion, 2005), l’animatrice américaine de l’émission, Jo Frost(2), affirme que « les meilleures récompenses sont l’attention, l’appréciation et l’amour », et qu’on doit les retirer à l’enfant « lorsqu’il se conduit mal, jusqu’à ce qu’il exprime des regrets », auquel cas nous lui rendons notre amour.

La parentalité conditionnelle ne se limite pas à la vieille école autoritariste. Certains parents qui ne donneraient une fessée sous aucun prétexte choisissent de discipliner leurs jeunes enfants en les isolant de force, tactique que l’on préfère appeler « mise à l’écart temporaire » (time-out). A l’inverse, le « renforcement positif » apprend aux enfants qu’on les aime – et qu’ils sont aimables – seulement lorsqu’ils font ce que nous approuvons (« c’est bien »).

Curieusement, cela laisse à penser que le problème avec la récompense n’est peut-être pas qu’on l’utilise mal – ou qu’on l’accorde trop facilement, comme le prétendent les plus conservateurs –, mais plutôt que c’est encore un moyen de contrôle, et à ce titre comparable à la punition. Le message essentiel de tous les types de parentalité conditionnelle est que l’enfant doit mériter l’amour du parent. Un enfant qui vit constamment sous ce régime, disait Rogers, finira peut-être par avoir besoin d’un thérapeute pour trouver l’acceptation inconditionnelle qu’il n’a pas reçue lorsque c’était important pour lui.

Mais, avant de rejeter les pratiques éducatives en vigueur, il serait bon de savoir si nous avons des preuves de ce qu’avançait Rogers. Or, c’est le cas aujourd’hui.

En 2004, deux chercheurs israéliens, Avi Assor et Guy Roth, ont mené une enquête en collaboration avec Edward L. Deci, grand spécialiste américain de la psychologie de la motivation. Ils ont demandé à 100 étudiants si l’amour qu’ils avaient reçu de leurs parents dépendait apparemment de facteurs comme le fait qu’ils réussissent à l’école, qu’ils fassent beaucoup de sport, qu’ils soient respectueux des autres ou qu’ils répriment des émotions telles que la colère ou la peur.

D’après cette enquête, les enfants qui avaient reçu une approbation conditionnelle avaient certes un peu plus de chances de se conduire comme le parent le souhaitait, mais ce résultat était obtenu à un prix élevé. D’abord, ces enfants avaient tendance à éprouver du ressentiment envers leurs parents et à moins les aimer. Ensuite, ils déclaraient souvent que leurs actes étaient davantage dictés par « une forte pression intérieure » que par « un vrai sentiment de choisir ». Enfin, leur joie d’avoir réussi quelque chose durait rarement longtemps, et ils éprouvaient souvent de la culpabilité ou de la honte.

Dans une étude parallèle, le Dr Assor et ses collègues ont interrogé des mères d’enfants déjà adultes. Sur cette génération aussi, la parentalité conditionnelle avait causé des dégâts. Les mères qui, enfants, ne s’étaient senties aimées que lorsqu’elles répondaient aux attentes de leurs parents avaient un plus faible sentiment de leur valeur en tant qu’adultes. Pourtant, malgré ces effets négatifs, elles avaient davantage tendance à recourir à l’affection conditionnelle avec leurs propres enfants.

En juillet de cette année [2009], les mêmes chercheurs plus deux collègues du Dr Deci à l’université de Rochester ont publié deux études reproduisant et complétant l’enquête de 2004. Les sujets étudiés étaient cette fois des élèves de seconde, et, dans leurs questions, les chercheurs ont soigneusement distingué le supplément d’approbation accordé lorsque l’enfant faisait ce que les parents voulaient du retrait d’approbation dans le cas contraire.

Ces études ont montré des effets dommageables de la parentalité conditionnelle tant « positive » que « négative », mais avec des résultats légèrement différents. Le conditionnement positif réussissait parfois à faire travailler davantage les enfants dans le domaine scolaire, mais au prix de sentiments malsains de « compulsion interne ». Le conditionnement négatif ne marchait même pas à court terme et ne faisait qu’accroître les sentiments négatifs des adolescents envers leurs parents.

Ce que ces études et quelques autres nous disent, si nous voulons bien l’entendre, c’est que féliciter les enfants lorsqu’ils font quelque chose de bien n’est pas une alternative satisfaisante au rejet ou à la punition lorsqu’ils font quelque chose de mal. Les deux sont de la parentalité conditionnelle, les deux sont contreproductifs.

Le psychologue d’enfants Bruno Bettelheim, bien qu’il reconnût volontiers que la version négative de la parentalité conditionnelle connue sous le nom de « mise à l’écart temporaire » pouvait causer de « profonds sentiments d’angoisse », la cautionnait pour cette raison même : « Quand nos mots ne suffisent pas, déclarait-il, la menace de lui retirer notre amour et notre affection est le seul moyen raisonnable de lui faire comprendre qu’il a intérêt à se conformer à notre demande. »

Or, les faits suggèrent que le retrait d’amour n’est pas particulièrement efficace pour obtenir ce qu’on veut, encore moins pour favoriser le développement moral. D’ailleurs, même si nous réussissions – par exemple par le renforcement positif – à rendre nos enfants obéissants, l’obéissance vaut-elle que l’on prenne le risque de dommages psychologiques à long terme ? Et l’amour parental doit-il vraiment servir de moyen de contrôle des enfants ?

D’autres types de critiques cachent des questions plus profondes. Albert Bandura, père de la branche de la psychologie connue sous le nom de « théorie de l’apprentissage social » (social learning theory), déclare qu’un amour inconditionnel « désorienterait les enfants et les rendrait difficiles à aimer » – une affirmation totalement démentie par les études empiriques. L’idée selon laquelle des enfants qu’on accepterait pour ce qu’ils sont feraient n’importe quoi et n’auraient plus aucun charme nous en apprend surtout beaucoup sur la vision pessimiste de la nature humaine qu’entretiennent ceux qui nous mettent ainsi en garde.

Dans la pratique, la masse impressionnante d’informations collectée par Deci et ses collègues montre que l’acceptation inconditionnelle, par les parents comme par les enseignants, doit s’accompagner d’un « soutien à l’autonomie » : expliquer les raisons de nos demandes, donner le plus possible d’occasions à l’enfant de participer à la prise de décisions, se montrer encourageant sans manipuler, se demander sérieusement comment l’enfant voit les choses de son point de vue.
Ce dernier point est important dans la définition même de la parentalité inconditionnelle. Pour la plupart, nous sommes prêts à affirmer que nous aimons évidemment nos enfants sans aucune restriction. Mais ce qui compte, c’est ce que l’enfant ressent de son point de vue – s’il se sent tout aussi aimé lorsqu’il fait une bêtise ou ne répond pas à notre attente.
Rogers ne l’a pas dit, mais je suis certain qu’il aurait été heureux de voir décroître la demande de thérapeutes qualifiés, si cela avait pu signifier que davantage de gens entraient dans l’âge adulte en ayant déjà connu le sentiment d’être acceptés sans conditions.


(1) : Alfie Kohn est l’auteur de 14 livres sur le comportement humain et l’éducation, dont Unconditional Parenting (« Le parentage inconditionnel », paru en 2015 aux éditions L'Instant Présent sous le titre Aimer son enfant inconditionnellement, extraits de l'introduction), et Punished by Rewards (« Puni par les récompenses »), malheureusement pas encore traduit en français.
(2) : On peut voir ses « conseils aux parents » sur le site de l’émission. Le titre complet du livre est : Supernanny: How to Get the Best from Your Children – titre qu’on pourrait traduire un peu librement par : « Comment tirer le meilleur parti de vos enfants »... (Note de l’OVEO.)
Article paru dans The New York Times (à voir pour le dessin qui illustre l'article : allusion à l'expression with strings attached : "avec conditions").
Copyright 2009 by Alfie Kohn. Reproduit avec l'autorisation de l'auteur.
Traduction : Catherine Barret.
Merci à Guillaume d’avoir signalé cet article sur la liste de discussion Parents conscients !

Du même auteur, sur notre site : L'agressivité est-elle innée chez les humains ? ; Les consternants conseils de "Supernanny" ; Pourquoi l'autodiscipline est surévaluée ; Les enfants gâtés, un sujet de plainte immémorial.
Sur le site "Pour l'abolition de la note scolaire" :
Du constat des effets dévastateurs de la notation à sa suppression.

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