Vos enfants ne sont pas vos enfants, ils sont les fils et les filles de l'appel de la Vie à elle-même. Ils viennent à travers vous et non pas de vous. Et bien qu'ils soient avec vous, ils ne vous appartiennent pas.

Khalil Gibran, extrait du recueil Le Prophète.

Pourquoi l’idée même d’éducation est toxique

En octobre 2024, Le Nouvel Obs publie son numéro “Profs toxiques : enquête sur un tabou de l’Education nationale”. Nous saluons toute dénonciation des violences et violations de la dignité et des droits des jeunes personnes. Et, de notre point de vue, la critique du “tabou des profs toxiques” reste superficielle et aveugle à la dimension systémique de la violence scolaire et de la domination adulte.

1. Les violences éducatives à l’école ne sont pas le fait que d’une minorité d’adultes

Ce numéro se veut rassurant : « Les violences éducatives ordinaires sont le fait d’une petite minorité d’agents – entre 1 % et 5 % des profs selon les estimations. »

Les illustrations données par la suite sont : une professeure des écoles battant une jeune personne de trois ans, le harcèlement d’une collégienne jusqu’au suicide, des diffusions d’images pédopornographiques. Ces exemples relèvent tous de maltraitances avérées qui interpellent immédiatement l’opinion publique par leur caractère sensationnel et spectaculaire.

A l’OVEO, nous estimons que la violence éducative ordinaire est un continuum qui va bien au-delà de ces exemples extrêmes. Pousser, crier, punir, forcer à manger, juger, hiérarchiser, récompenser, imposer la position assise (etc.) sont autant de micro-agressions vécues au quotidien par les élèves qui relèvent déjà de la violence.

Non, les violences éducatives ordinaires à l’école ne sont pas le fait d’une infime minorité d’adultes. Elles font historiquement partie d’un héritage, celui d’une domination systémique des adultes à l’encontre des jeunes personnes qui représente le fonctionnement “normal” de cette institution. Nous considérons que 100 % des jeunes personnes scolarisées sont soumises à un système qui les violente de multiples manières, physiquement, psychologiquement mais aussi ontologiquement.

2. Les violences scolaires ne sont pas commises par des individus toxiques… c’est l’institution qui est toxique

Considérer la violence de l’institution scolaire au seul prisme de conduites individuelles toxiques, d’individus détenteurs de pouvoir (hommes, patrons, profs, etc.) est une façon de psychologiser et de pathologiser les débordements des auteur•ices de violence sans interroger la logique systémique qui permet, favorise ou précipite ces rapports de pouvoir et de domination (adultiste, masculine, classiste, etc.).

Le 3 septembre 2024, à Paris, une maîtresse enferme une petite fille de trois ans en classe, la frappe au niveau du dos et lui jette un liquide au visage. Le 22 juin 2022, à Lyon, un enfant est tué dans une crèche du groupe People&Baby par une employée qui lui fait avaler de la soude caustique. Ce ne sont que deux exemples extrêmes parmi d’autres trop “banals” pour intéresser les médias, mais ils sont révélateurs du fonctionnement “ordinaire” de ces institutions.

Dans le premier cas : la fillette pleure parce qu’elle est séparée de sa mère et l’enseignante doit “gérer” toute une classe de très jeunes enfants dans la même situation de séparation extrêmement précoce d’avec leurs figures d’attachement.

Dans le second cas, l’employée est débutante et elle doit gérer le ménage en même temps qu’un groupe de très jeunes enfants, elles•eux aussi séparés des personnes qui les ont soignées et accompagnées.

Nous ne cherchons aucunement à excuser des violences inacceptables ou à nier qu’il existe des adultes pour qui “maltraiter” ou “corriger” est synonyme d'“éduquer”. Plutôt que de nous émouvoir de la monstruosité “d’individus”, nous préférons essayer de comprendre les logiques institutionnelles qui participent à faire que certaines personnes vont passer à l’acte.

Les logiques économiques néolibérales et capitalistes qui favorisent “l’optimisation” des taux d’encadrement, les recrutements de professionnel•les sans qualification ou formation adéquate, la séparation précoce des jeunes personnes de leurs figures d’attachement et la subordination des jeux et du temps de l’enfant à des injonctions scolaires et productivistes sont incompatibles avec le respect des jeunes personnes.

Ce ne sont pas seulement les profs ou les adultes qui travaillent dans ces milieux qui sont toxiques, c’est le fonctionnement même de ces institutions qui est toxique pour les professionnel.les (et les jeunes scolarisés), qui amène certaines personnes à des violences et précipite ces “accidents”.

3. Contre la domination adulte et contre l’éducation

Tous ces faits isolés, ces mauvais traitements infligés aux jeunes personnes suscitent ponctuellement des émotions vives avant de tomber dans l’oubli faute de prendre la mesure de la domination adulte. 

Politiser l’enfance comme construction sociale est essentiel pour comprendre la façon dont des millions de jeunes personnes sont aujourd’hui catégorisées, privées de leurs droits, normalisées, disciplinées, policées, éduquées.

Eduquer… L’idéologie du bien-fondé de l’éducation a encore de beaux jours devant elle et ce mot continue aujourd’hui d’être utilisé comme une vertu, une qualité, un caractère positif (on est “bien éduqué•e”, on veut “donner une bonne éducation”). Il existe un ministère de l’Éducation nationale, des sciences de l’éducation, des expert.es et des coachs en éducation.

Dans son texte “Éduquer est ignoble”, Krätzä, un groupe militant allemand composé de personnes “mineures”, donne de l’éducation la définition suivante : « Dans l’éducation on trouve toujours un sujet d’éducation et un objet d’éducation, un tirant et un tiré, l’éducatrice et l’élève, un haut et un bas. L’éducation signifie que des adultes réalisent leur vision de comment doit être un enfant – si nécessaire contre la volonté de l’enfant. L’éducateur essaie de faire en sorte que l’enfant atteigne, en un temps fixé par lui, les buts fixés par lui. » À l’OVEO, nous pensons comme Alice Miller que tous les conseils pour l’éducation des enfants trahissent plus ou moins nettement des besoins des adultes, dont la satisfaction n’est pas nécessaire au développement de l’enfant et de ce qu’il y a de vivant en lui : « L’enfant a besoin, pour son développement, de respect de la part de sa personne de référence, de tolérance pour ses sentiments, de sensibilité à ses besoins et à ses susceptibilités, du caractère authentique de la personnalité de ses parents, dont c’est la propre liberté – et non des considérations éducatives – qui impose des limites naturelles à l’enfant. » (C’est pour ton bien, p. 119.) 

Le refus radical de la domination adulte est indissociable du refus de l’éducation comme système insidieux permettant d’imposer sa volonté à l’autre en le réduisant à un statut desubalterne-éducable

L’éducation est toxique : elle appauvrit les relations entre personnes infantilisées et personnes adultisées. Le refus d’éduquer invite à explorer d’autres relations entre jeunes personnes et personnes adultes fondées sur l’écoute, l’accompagnement, le prendre soin, le respect mutuel, l’enthousiasme et la reconnaissance de leur humanité réciproque.

Prendre toute notre place dans la lutte enfantiste exige de "détoxifier" nos rapports avec les jeunes personnes. Il s'agit entre autres de débarrasser toutes nos institutions de l'adultisme, et de siècles d'idéologie éducationniste qui enferment les enfants dans un statut d'êtres vulnérables et inférieurs "pour leur bien".


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