Les enfants n'ont pas besoin d'être éduqués, mais d'être accompagnés avec empathie.

Jesper Juul.

Pourquoi l’autodiscipline est surévaluée

Après Quand "Je t'aime" signifie "Fais ce que je te dis"..., L'agressivité est-elle innée chez les humains ?, Les enfants gâtés, un sujet de plainte immémorial et Les consternants conseils de Supernanny, nous publions ci-dessous la traduction d'un nouvel article d'Alfie Kohn, auteur de Punished by Rewards et Unconditional Parenting (non encore traduits en français), et de bien d'autres livres et articles sur les effets dévastateurs de la compétition et des méthodes de contrôle (y compris récompenses et punitions), en particulier dans le système scolaire.

Dans cet article, Alfie Kohn montre que ce qu'on appelle "autodiscipline" recouvre en réalité plusieurs notions, et que, le plus souvent, il s'agit non d'une vraie discipline librement choisie et acceptée, mais d'un contrôle intériorisé, avec des effets tout aussi insidieux que les autres méthodes de contrôle "externe". De même que le système des notes à l'école, il importe donc de reconsidérer la notion d'autodiscipline comme élément supposé incontournable dans les relations entre adultes (parents, enseignants) et enfants.


Pourquoi l'autodiscipline est surévaluée - Questions posées par la théorie et la pratique du contrôle interne

Par Alfie Kohn
(Article paru dans la revue américaine Phi Delta Kappan en novembre 2008.)

S’il existe un trait de caractère dont les éducateurs, tant traditionnels que progressistes, sont certains qu’il est bénéfique, c’est bien l’autodiscipline. Tout le monde, ou presque, veut que les élèves dominent leurs impulsions peu constructives, résistent à la tentation et fassent ce qui doit être fait. Cette disposition d’esprit nous est certes particulièrement recommandée par la sorte de gens que la notion d’estime de soi fait ricaner et qui déplorent les normes actuelles, qu’ils considèrent comme laxistes. Mais même ceux qui ne se définissent pas eux-mêmes comme conservateurs approuvent l’idée selon laquelle il vaut beaucoup mieux amener les enfants à se discipliner eux-mêmes que de leur imposer une discipline (soit pour améliorer leur comportement, soit pour qu’ils soient plus assidus à l’étude). Les enseignants – et en fin de compte toute personne en position d’exercer un certain pouvoir – sont séduits par l’idée que ceux sur qui ils ont autorité puissent faire d’eux-mêmes ce qu’ils sont censés faire. La seule question étant le meilleur moyen de parvenir à ce résultat.

L’autodiscipline peut se définir comme le fait de mobiliser la volonté pour accomplir ce qui est généralement considéré comme souhaitable, et le contrôle de soi comme l’utilisation de cette même volonté, soit pour s’empêcher de faire ce qui est considéré comme indésirable, soit pour différer la satisfaction d’un désir. Etant donné que, dans la pratique, autodiscipline et contrôle de soi fonctionnent souvent comme deux aspects de la même machinerie d’autorégulation, j’utiliserai les deux termes de façon plus ou moins interchangeable. Si vous les recherchez dans des index de livres, dans des publications universitaires ou sur des sites Internet, vous vous apercevrez rapidement qu’il est très rare de trouver une opinion négative ou ne serait-ce qu’un questionnement approfondi sur leur valeur.

Je reconnais volontiers qu’il est bon d’être capable de persévérer dans une tâche qui en vaut la peine, et aussi que cette capacité semble faire défaut à certains élèves. Mais je voudrais aussi suggérer que ce concept pose problème de trois manières principales. Lorsqu’on se pose la question de savoir sur quoi repose la notion d’autodiscipline, on découvre des erreurs conceptuelles importantes sur ce que sont la motivation et la personnalité, des présupposés discutables sur la nature humaine et des implications troublantes pour l’organisation d’une salle de classe ou d’une société. Qualifions ces trois sortes de problèmes respectivement de psychologiques, philosophiques et politiques. Tous concernent l’autodiscipline en général, mais ils s’appliquent tout particulièrement à ce qui se passe dans le système scolaire.

I. Enjeux psychologiques : quelques distinctions critiques

Si notre principal objectif avec les élèves est d’obtenir d’eux qu’ils accomplissent toutes les tâches et obéissent à toutes les règles que nous leur donnons, l’autodiscipline est indéniablement une caractéristique précieuse. Mais si nous nous intéressons à l’enfant dans sa totalité – si, par exemple, nous apprécions que nos élèves soient psychologiquement en bonne santé –, il n’est plus du tout aussi clair que l’autodiscipline doive jouir d’un statut privilégié en comparaison d’autres critères. Dans certains contextes, elle peut même être tout à fait indésirable.

Il y a plusieurs décennies, un éminent chercheur en psychologie, Jack Block, a classé les individus en termes de niveau de « contrôle du moi » – autrement dit, la mesure dans laquelle ils expriment ou répriment leurs impulsions et leurs sentiments. Ceux qui ne se contrôlent pas assez sont impulsifs et facilement distraits ; ceux qui se contrôlent trop sont tristes et ont un comportement compulsif. Le fait que les éducateurs soient plus facilement agacés par les premiers, donc plus enclins à les définir comme problématiques, ne signifie pas que les seconds ne soient pas tout aussi dérangeants. Nous ne devrions pas, explique Block, favoriser « le remplacement d’une impulsivité débridée par un contrôle catégorique, omniprésent et rigide des impulsions ». Et ce n’est pas seulement parce que le contrôle de soi n’a pas toujours des effets positifs ; c’est aussi parce que l’absence de contrôle de soi ne produit pas toujours de mauvais effets, puisqu’elle est « à la base de la spontanéité, de la flexibilité, des manifestations d’affection entre personnes, de l’ouverture aux expériences nouvelles, et de découvertes créatives ». Que faut-il donc penser d’une société où « l’idée de contrôle de soi est partout valorisée » alors même qu’elle est parfois « source d’inadaptation et [qu’elle] gâche l’expérience et les plaisirs de la vie1 » ?

L’idée qu’aucun des deux extrêmes n’est souhaitable ne devrait pas prêter à controverse. Or, certains chercheurs qui se sont faits les champions de l’autodiscipline rejettent explicitement la possibilité qu’un « surcontrôle » puisse être malsain2. De plus, on constate dans presque toute la littérature publiée sur le sujet une grande réticence à intégrer cette précaution essentielle. On y trouve habituellement des affirmations sans réserve telles que : « Promouvoir l’autodiscipline est un objectif important pour l’école » ou : « Les enseignants doivent s’efforcer d’enseigner aux élèves l’autodiscipline3. »

Ces affirmations concordent mal avec les résultats de recherches qui montrent qu’« un comportement discipliné et orienté, avantageux dans certaines situations […], peut être préjudiciable » dans d’autres4. Il a été démontré que non seulement « les conséquences de l’impulsivité ne sont pas toujours négatives5 », mais qu’un haut degré de contrôle de soi tend à aller de pair avec une moindre spontanéité et une vie émotionnelle moins riche6 – et, dans certains cas, avec des problèmes psychologiques plus graves 7. « Les individus surcontrôlés ont tendance à s’abstenir de tout usage de drogue, mais aussi à s’adapter moins bien aux situations que ceux qui ont un plus faible contrôle de soi et ont éventuellement connu un bref épisode d’expérimentation des drogues, [tandis qu’à l’inverse] la tendance à trop se contrôler accroît chez les femmes jeunes (mais non les hommes) le risque de survenue d’une dépression8. » Le souci de se contrôler est aussi un facteur important dans l’anorexie9.

Prenons le cas d’un(e) élève qui fait toujours ses devoirs dès qu’on les lui donne. Ce qui peut apparaître comme une démonstration admirable d’autodiscipline lorsqu’on considère les innombrables choses qu’il ou elle pourrait avoir envie de faire à la place peut en réalité être dû à la difficulté de supporter qu’une tâche ne soit pas terminée. L’élève veut, ou plus exactement a besoin de se débarrasser de son devoir pour éliminer l’angoisse. (Le fait qu’il soit nécessaire pour accomplir une tâche de mettre en œuvre quelque chose qui ressemble à de l’autodiscipline est mauvais signe pour la probabilité d’en tirer un quelconque bénéfice intellectuel. Après tout, ce qu’un élève apprend dépend beaucoup moins de ce qu’il fait que de la façon dont il considère et interprète ce qu’il fait10. Toute autre supposition constitue un retour à un behaviorisme grossier que tous les spécialistes sérieux ont depuis longtemps réfuté.)

Plus généralement, l’autodiscipline est souvent moins un signe de santé que de vulnérabilité. Elle peut traduire la peur d’être submergé par des forces extérieures, ou par ses propres désirs qui doivent être réprimés par un effort continuel. Ces individus souffrent en fait d’une peur de perdre le contrôle. Dans son ouvrage classique Neurotic Styles, David Shapiro montre comment une personne peut fonctionner comme « son propre surveillant, s’adressant à elle-même des instructions, des directives, des rappels, des avertissements et des réprimandes, non seulement concernant ce qu’il faut faire ou ne pas faire, mais ce qu’il faut vouloir, sentir et même penser11 ». Les gens qui se sentent équilibrés et en sécurité peuvent se permettre de jouer, être flexibles, être prêts à faire de nouvelles expériences et à se découvrir eux-mêmes, éprouver de la satisfaction à faire les choses et pas seulement à obtenir un résultat. A l’inverse, un élève très autodiscipliné peut ne considérer l’étude ou la résolution de problèmes que comme le moyen d’obtenir de bonnes notes ou de bons résultats aux examens. Selon la formulation plus générale de Shapiro, ces individus « ne se sentent pas à l’aise avec des activités qui n’ont d’autre but ou de raison d’être que le plaisir qu’elles procurent, et ils ont souvent de la peine à admettre que l’on puisse être satisfait sans se fixer constamment des objectifs et vivre dans l’effort12 ».

Cette analyse entraîne quelques paradoxes intéressants. Tout d’abord, alors que l’autodiscipline suppose un exercice de la volonté, donc un choix libre, beaucoup de ces individus ne sont pas libres, d’un point de vue psychologique. Non pas tant parce qu’ils se sont imposé une trop grande discipline que parce qu’ils ne peuvent pas se permettre l’absence de discipline. De même lorsqu’il s’agit de différer une satisfaction : comme l’a observé un chercheur, ceux qui remettent la gratification à plus tard « ne sont pas simplement “meilleurs” en contrôle de soi ; c’est plutôt que, d’une certaine manière, ils semblent incapables de faire autrement13. »

Un autre paradoxe est qu’une autodiscipline impressionnante peut contenir en germe sa propre destruction : un échec explosif du contrôle, que les psychologues appellent « désinhibition ». D’un extrême malsain (même s’il n’est pas toujours reconnu comme tel), l’individu peut brusquement tomber dans l’autre : il se met subitement à agir d’une façon consternante. L’abstinent convaincu va se livrer à des excès d’alcool dangereux ou passer d’une chasteté totale à une pratique sexuelle effrénée et sans protection14. En outre, faire des efforts pour inhiber des comportements potentiellement indésirables peut avoir d’autres effets négatifs. Une revue détaillée des recherches concernant toutes les façons possibles de tenter de réprimer des sentiments ou des comportements conclut que l’on retrouve souvent dans les résultats « des affects négatifs (sentiments de mal-être ou de souffrance) [et] des disruptions cognitives (en particulier : incapacité à se concentrer, pensées intrusives et obsessionnelles sur le comportement proscrit)15 ».

En résumé, nous ne devrions pas toujours nous sentir rassurés quand on nous dit qu’un élève a une autodiscipline remarquable ou qu’il est capable de différer une satisfaction (puisque ceux qui diffèrent « ont tendance à se contrôler un peu trop et à être inutilement inhibés16 »), ou qu’il n’abandonne jamais une tâche même lorsqu’il ne réussit pas. Cette dernière tendance, souvent qualifiée de façon romantique de « ténacité » ou de « cran », peut en fait traduire un « refus de se désengager » dont l’origine est un besoin malsain et souvent contreproductif d’aller jusqu’au bout même lorsqu’il paraît évident que cela n’a pas de sens de persister17.

Bien sûr, il n’y a pas toujours lieu de s’inquiéter lorsqu’un enfant manifeste quelque chose qui ressemble à de l’autodiscipline. A quoi reconnaît-on la variante saine et adaptative ? A sa modération, peut-être, mais aussi à sa flexibilité, que Block appelle adaptively responsive variability (variabilité de la réponse adaptative)18. L’important est d’être capable de décider si et quand il faut persévérer, se contrôler, suivre les règles – au lieu d’avoir tendance à le faire dans toutes les situations. C’est ce que les enfants auraient intérêt à développer, plutôt que l’autodiscipline ou le contrôle de soi dans l’absolu. Ainsi formulé, cela n’a rien à voir avec la célébration inconditionnelle de l’autodiscipline que l’on rencontre dans la pédagogie et dans toute notre culture.

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On commence à comprendre que ce qui pose problème avec l’autodiscipline, ce n’est pas seulement de savoir jusqu’à quel point elle est utile, mais aussi de quel type d’autodiscipline il s’agit. L’une des approches les plus éclairantes sur sujet est celle des psychologues de la motivation Edward Deci et Richard Ryan. Tout d’abord, ils nous invitent à reconsidérer notre façon désinvolte de parler de « la motivation » comme s’il s’agissait d’une chose unique, que nous posséderions simplement en plus ou moins grande quantité : nous voulons que les élèves en aient davantage, donc nous essayons de les « motiver » – éventuellement par un usage stratégique des récompenses et des punitions.

Mais en réalité, il existe plusieurs formes de motivation, et le type de motivation importe davantage que sa quantité. La motivation intrinsèque consiste à vouloir faire une chose pour elle-même – par exemple, lire parce que c’est passionnant de s’immerger dans un récit. La motivation extrinsèque existe lorsque le vrai but n’est pas la tâche elle-même : on peut aussi lire pour obtenir une récompense ou pour gagner l’approbation de quelqu’un. Non seulement ces deux types de motivation sont différents, mais ils tendent à être corrélés en sens inverse. Des dizaines d’études ont montré que plus on récompense un individu pour accomplir une tâche, plus il a de chances de perdre de l’intérêt pour la tâche, quelle qu’elle soit, qui lui permet d’obtenir la récompense. Les nouvelles recherches prouvent de plus en plus que le « renforcement positif » offert aux enfants lorsqu’ils se montrent serviables ou généreux a pour résultat de dévaloriser ces mêmes qualités, et que le fait d’encourager les élèves à avoir de meilleures notes diminue leur intérêt pour ce qu’ils apprennent19.

Pourtant, même en l’absence d’incitations extérieures, les enfants sont capables de faire des choses qui ne sont pas attractives par elles-mêmes. On pourrait formuler cela en disant qu’ils ont intériorisé la nécessité de faire ces choses. C’est là qu’on en revient à la notion d’autodiscipline (en insistant sur le préfixe « auto »). Et c’est bien là-dessus que parient beaucoup d’éducateurs : nous voulons que les enfants s’activent sans qu’il soit nécessaire qu’un adulte les surveille, prêt à recourir à la carotte ou au bâton ; nous voulons qu’ils agissent de façon responsable même lorsque personne ne les regarde.

Mais Deci et Ryan n’ont pas fini de nous compliquer l’existence. Après avoir montré qu’il existe plusieurs sortes de motivation (pas toutes également souhaitables), ils suggèrent qu’il existe aussi différentes formes d’intériorisation (idem). C’est une éventualité que très peu d’entre nous ont envisagée, et même l’éducateur qui fait la distinction entre intrinsèque et extrinsèque sera convaincu qu’il faut aider les enfants à intérioriser les valeurs et les comportements positifs, point final. Mais de quelle nature exactement est cette intériorisation ? D’un côté, une règle ou une norme peuvent être avalées en bloc, « introjectées » de façon à contrôler l’enfant de l’intérieur. D’un autre côté, l’intériorisation peut avoir lieu d’une manière plus authentique, de telle sorte que le comportement sera vécu comme « volitif ou autodéterminé ». Il a été pleinement intégré à notre système de valeurs et il est vécu comme un choix.

Ainsi, un élève peut étudier soit parce qu’il sait qu’il est censé le faire (et qu’il se sentira mal s’il ne le fait pas), soit parce qu’il comprend le bénéfice qu’il en retirera et qu’il veut continuer, même si ce n’est pas toujours agréable20. Les recherches ont montré que cette distinction fondamentale était significative dans les domaines de l’éducation scolaire, du sport, de l’amour romantique, de la générosité, de l’engagement et de la religion – dans chaque cas, on a constaté que la seconde forme d’intériorisation donnait de meilleurs résultats que la première21. Dans le domaine de l’éducation, en particulier, il est possible pour les enseignants de promouvoir la version positive, à la fois en minimisant « les évaluations, objectifs, récompenses et pressions imposés de l’extérieur » et en soutenant de façon proactive le sens de l’autonomie des élèves22.

La morale de cette histoire est qu’il ne suffit pas que la motivation soit interne pour qu’elle soit idéale. Si les enfants se sentent contrôlés, même de l’intérieur, ils ont des chances de se sentir en conflit avec eux-mêmes et malheureux, et peut-être moins de chances (du moins selon des critères significatifs) de réussir dans ce qu’ils font, quoi que ce soit. Les élèves consciencieux peuvent souffrir de ce que la psychanalyste Karen Horney a appelé, selon une expression célèbre, la « tyrannie du “il faut” » – au point de ne plus savoir ce qu’ils veulent vraiment ni qui ils sont réellement. Il en est ainsi des adolescents qui sacrifient leur vie présente à leur avenir : travaillant sans relâche, persévérants à l’excès, avec un haut degré de stress. Le lycée n’est que ce qui prépare à l’université, l’université sert à accumuler les titres en vue de ce qu’on espère pour la suite. Rien n’a de valeur ni ne procure de plaisir en soi. Ces étudiants sont sans doute très bons pour réussir des contrôles, obtenir des diplômes et différer la gratification, mais ils nous rappellent à quel point les bienfaits de l’autodiscipline sont ambivalents.

II. Enjeux philosophiques : les croyances sous-jacentes

Avec toutes ces raisons d’être prudents, pourquoi sommes-nous tellement attachés à l’autodiscipline et au contrôle de soi ? Les valeurs fondamentales omniprésentes dans notre culture sont peut-être une partie de la réponse. Posons la question différemment : si l’autodiscipline est nécessaire pour que les actions d’un individu aient une valeur, que faut-il en conclure sur la nature des enfants – ou des êtres humains en général ?

Considérons ces réflexions récentes de David Brooks, éditorialiste d’un journal conservateur : "Au temps de Lincoln, accéder à la maturité, c’était réussir à dominer le moi. Les êtres humains étaient nés pécheurs, emplis de noires passions et de tentations sataniques. Entrer dans l’âge adulte consistait à maîtriser tout cela. Dans les discours de rentrée universitaire, les orateurs parlaient de la bête en nous et de la nécessité d’un caractère d’acier pour la vaincre. Les directeurs d’école mettaient l’accent sur l’autodiscipline. Le modèle d’édification du caractère était entièrement centré sur la notion de péché23."

Brooks dit vrai, à un important détail près : l’accent mis sur l’autodiscipline n’est pas une relique du passé. Si on nous épargne aujourd’hui la rhétorique fleurie et les exhortations, il suffit de passer quelques minutes sur Internet pour s’apercevoir que le concept lui-même se porte très bien dans l’Amérique actuelle – avec trois millions de réponses sur Google. (C’est aussi un élément clé dans le mouvement pour l’éducation du caractère24.) Même si cela doit nous déconcerter, Brooks nous rappelle utilement que l’évangile de l’autodiscipline repose (aujourd’hui encore) sur la notion de péché. C’est parce que nos préférences propres sont considérées comme indignes et nos désirs comme honteux que nous devons les surmonter. Si on pousse ce raisonnement jusqu’à sa conclusion logique, la vie humaine n’est qu’une lutte incessante pour nous réprimer et nous transcender nous-mêmes. La morale consiste dans le triomphe de l’esprit sur le corps, de la raison sur le désir, de la volonté sur la nécessité25.

L’intéressant dans tout cela est qu’un grand nombre d’institutions laïques et d’individus aux idées avancées, qui s’indigneraient si on leur affirmait que les enfants sont de petits animaux égoïstes qu’il importe de domestiquer, n’en adoptent pas moins une conception dérivée précisément de ce présupposé. Certains ont même à cœur de rejeter la coercition et les punitions à l’ancienne mode au profit de méthodes plus douces26. Mais si leur action revient à faire en sorte que les enfants intériorisent nos valeurs – en installant de fait un policier à l’intérieur de chaque enfant –, alors, ils doivent reconnaître que c’est autre chose que d’aider les enfants à développer leurs propres valeurs, et diamétralement opposé à l’objectif de les aider à devenir des individus qui pensent par eux-mêmes. Le contrôle de l’intérieur n’est en soi pas plus humain que le contrôle de l’extérieur, surtout lorsque les conséquences psychologiques ne sont pas si différentes – et c’est manifestement le cas.

Au-delà même d’une conception de la nature humaine, défendre l’autodiscipline traduit peut-être une allégeance tacite à un certain conservatisme philosophique qui déplore que notre société – ou sa jeunesse – ait oublié la valeur du travail, le sens du devoir, l’obligation d’assumer ses responsabilités, etc. (Et tant pis si cela fait des siècles que les vieux se plaignent de « l’époque moderne » et de la paresse des jeunes27.) Cette condamnation s’accompagne généralement d’une vision prescriptive qui préconise l’oubli de soi et raille ceux qui parlent de connaissance de soi ou d’estime de soi.

Dans son passionnant ouvrage Moral Politics, le linguiste et sociologue critique George Lakoff a défendu l’idée que l’autodiscipline joue un rôle essentiel dans la vision conservatrice du monde28. C’est l’obéissance à l’autorité qui produit l’autodiscipline29, celle-ci étant elle-même nécessaire à la réussite. Son absence est considérée comme un signe de laisser-aller et donc de faiblesse morale. Ainsi, chaque fois qu’un enfant reçoit quelque chose de désirable – y compris notre approbation – sans l’avoir mérité , chaque fois qu’on supprime la compétition (ce qui rend possible de réussir sans avoir à battre les autres), chaque fois que l’enfant reçoit trop d’aide ou trop d’attention affectueuse, l’adulte est qualifié de « permissif », de « trop indulgent », et on lui dit qu’il ne prépare pas l’enfant à vivre dans le « monde réel ». Il est intéressant de remarquer que ce discours conservateur n’est pas réservé aux émissions de radio ni aux conventions républicaines : il est le fil conducteur des travaux de spécialistes reconnus, qui non seulement étudient l’autodiscipline, mais insistent sur son importance capitale30.

Il est bien sûr impossible de résoudre en un seul article des questions fondamentales concernant la morale et la nature humaine, et il est clair que nous n’avons pas tous les mêmes présupposés de base. Mais, étant donné que ceux qui ont en charge l’éducation des enfants invoquent sans précaution la nécessité de leur enseigner l’autodiscipline, il peut être utile de se poser des questions sur les fondements philosophiques de ce principe, et de le reconsidérer si jamais cela nous donne à réfléchir.

III. Enjeux politiques : les implications pratiques

Quand nous cherchons à comprendre ce qui se passe dans un environnement donné – par exemple dans une salle de classe –, il paraît logique de prendre en considération ses règles, ses normes et autres caractéristiques structurelles. Malheureusement, nous avons souvent tendance à ignorer la façon dont le système fonctionne, et à attribuer trop d’importance à la personnalité des individus impliqués – un phénomène que la psychologie sociale désigne par l’expression « erreur fondamentale d’attribution31 ». Ainsi, nous supposons que le contrôle de soi n’est qu’une caractéristique qu’un individu peut posséder ou non, alors qu’il serait probablement plus correct de le penser comme « un concept situationnel et non un trait individuel », étant donné qu’« un individu présentera des degrés de contrôle de soi différents selon les situations ». On peut dire exactement la même chose de la gratification différée32.

La question n’est pas seulement que s’intéresser aux individus plutôt qu’à leur environnement gêne notre compréhension. Cela a aussi des implications pratiques. En l’occurrence, plus nous incriminons les individus pour leur manque d’autodiscipline et plus nous consacrons d’efforts à les aider à développer leur capacité à contrôler leurs impulsions, moins nous sommes susceptibles de mettre en question les structures (politiques, économiques ou éducatives) qui influencent leurs actions. Il n’y a aucune raison de travailler au changement social si l’on considère que les individus n’ont qu’à faire un effort pour se mettre au boulot. Ainsi, l’attention portée à l’autodiscipline n’est pas seulement philosophiquement conservatrice dans ses présupposés, elle est aussi politiquement conservatrice dans ses conséquences.

Notre société regorge d’exemples. Quand les consommateurs sont endettés jusqu’au cou, définir le problème comme un manque de contrôle de soi a pour effet de détourner l’attention des efforts concertés de l’industrie du crédit pour nous rendre dès l’enfance accros à l’emprunt33. De la même façon, les campagnes qui nous mettaient en demeure de ne plus jeter nos détritus par terre ont fait porter la responsabilité aux individus au lieu de les pousser à se demander qui profitait de la production de marchandises jetables et d’emballages, comme ce fut le cas aux Etats-Unis avec la campagne Keep America Beautiful dans les années 195034.

Mais revenons aux élèves assis dans nos salles de classe. Si la question est : « Comment les amener à lever la main et à attendre qu’on leur donne la parole au lieu de répondre impulsivement ? », alors la question n’est pas : « Pourquoi est-ce l’enseignant qui pose la plupart des questions ici – et qui décide unilatéralement de qui va parler et quand ? » Si la question est : « Quelle est la meilleure façon d’enseigner l’autodiscipline aux enfants afin qu’ils fassent leur travail ? », alors la question n’est pas : « Ces devoirs, qui sont ressentis comme du “travail”35, valent-ils vraiment la peine d’être faits ? Incitent-ils les élèves à réfléchir en profondeur, à s’enthousiasmer pour ce qu’ils apprennent, ou s’agit-il seulement de mémoriser des faits et de s’entraîner à répéter par cœur ? » En d’autres termes : désigner le manque d’autodiscipline comme le problème, c’est concentrer nos efforts sur le fait de rendre les enfants conformes à un état de choses qui ne sera pas remis en question et ne risque pas de changer. De plus, chaque enfant se retrouve équipé d’un « superviseur interne », ce qui n’est pas forcément dans son intérêt, mais extrêmement commode pour créer « un corps de citoyens et une force de travail non pas seulement contrôlés, mais autocontrôlés36 ».

Toutes les objections et les exemples recensés ici ne s’appliqueront pas nécessairement dans tous les cas d’autodiscipline. Mais il ne nous paraît pas inutile d’étudier de plus près ce concept et les conditions dans lesquelles il est mis en œuvre dans le système scolaire. Mis à part les fondements philosophiques et les conséquences politiques, il y a des raisons d’être sceptique envers tout ce qui peut entraîner un contrôle excessif. Certains enfants qui, aux yeux d’un adulte, sont l’image rêvée de l’élève appliqué, peuvent en réalité être anxieux, motivés davantage par le besoin constant d’avoir une meilleure opinion d’eux-mêmes que par quoi que ce soit qui ressemble à de la curiosité. En un mot, ce sont des travailleurs compulsifs en formation.


Annexe

Expérience des marshmallows, différences entre les sexes :
pour une relecture des recherches sur l’autodiscipline

Il y a quarante ans, au laboratoire de Walter Mischel à l’université de Stanford, on a laissé des enfants d’âge préscolaire seuls dans une pièce après leur avoir dit qu’ils auraient droit à une petite friandise (disons, un marshmallow) s’ils appelaient l’expérimentateur à n’importe quel moment en faisant sonner une clochette – mais que la récompense serait plus grosse (deux marshmallows) s’ils patientaient jusqu’à ce que l’expérimentateur revienne de lui-même. Telles que les conclusions de cette expérience sont habituellement résumées, les enfants qui se sont montrés capables d’attendre avaient de meilleurs résultats une dizaine d’années plus tard aux évaluations de compétences cognitives et sociales ainsi qu’aux tests d’admission à l’université [SAT scores]. Selon cette version des faits, la leçon est simple pour les commentateurs conservateurs : pour améliorer le niveau d’éducation comme pour lutter contre la pauvreté, il faudrait moins chercher à faire des « réformes structurelles » et se concentrer davantage sur les qualités des individus – en l’occurrence, leur capacité à pratiquer ce bon vieux contrôle de soi37.

Or, ce que nous apprennent ces études est en réalité bien plus complexe. Pour commencer, la relation de cause à effet n’est pas aussi évidente, comme Mischel lui-même l’avait noté. Il est possible que la capacité à retarder la gratification ne soit pas la cause des qualités impressionnantes trouvées chez les mêmes individus dix ans plus tard, mais que ces deux caractéristiques résultent d’un même type d’environnement familial38.

Ensuite, Mischel ne cherchait pas tant à savoir si les enfants étaient capables d’attendre pour obtenir une plus grosse récompense – à noter que la plupart des enfants en étaient capables39 –, ni si ceux qui avaient attendu réussissaient mieux dans la vie que les autres, mais plutôt à savoir comment les enfants s’y prenaient pour essayer de patienter, et quelles stratégies les y aidaient. Ainsi, il s’est aperçu que les enfants patientaient plus longtemps lorsqu’ils pouvaient se distraire avec un jouet. Le plus efficace n’était donc pas « l’abnégation et une détermination farouche », mais bien d’attendre en faisant quelque chose d’agréable qui ne nécessite absolument aucun contrôle de soi40 !

Troisièmement, le résultat prévisible dépendait davantage des caractéristiques de la situation – c’est-à-dire des conditions du déroulement de chaque expérience – que de la personnalité de tel ou tel enfant41. Ce qui est à l’opposé exact des conclusions habituellement tirées de ces études, à savoir que le contrôle de soi est une question de personnalité individuelle, et qu’il faut donc former le caractère des enfants.

Quatrièmement, même dans la mesure où Mischel a pris en considération des caractéristiques individuelles stables, sa préoccupation principale était les « compétences cognitives » – les stratégies pour penser (ou cesser de penser) au cadeau annoncé – et la façon dont elles se reliaient aux autres compétences mesurées au cours de l’expérience. De fait, ces autres résultats n’étaient pas associés à la capacité à différer la gratification, mais uniquement à la capacité à se distraire lorsque les distractions n’étaient pas procurées par les expérimentateurs42. Or, le seul facteur avec lequel cette dernière capacité était corrélée de façon significative était tout simplement… l’intelligence43.

Enfin, la plupart de ceux qui citent ces expériences partent du principe qu’il vaut mieux attendre pour avoir mieux plus tard plutôt que d’avoir moins tout de suite. Mais est-ce toujours vrai ? Mischel lui-même ne le pensait pas, ainsi qu’il l’écrit avec ses coauteurs : « La décision de différer ou non dépend en partie des valeurs de l’individu et de ce à quoi il s’attend selon les circonstances particulières du moment. Ainsi, retarder la gratification peut être un choix sage ou adaptatif dans une situation donnée et pas dans une autre44. »

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Si l’enthousiasme des conservateurs à propos des travaux de Mischel est dû avant tout aux (mauvaises) interprétations faites par d’autres que lui, on ne peut pas en dire autant d’une étude plus récente, où les chercheurs eux-mêmes ont particulièrement tenu à expliquer les faibles performances par l’« incapacité à exercer l’autodiscipline ». L’expérience menée par Angela Duckworth et Martin Seligman, publiée en 2005 et 2006, a fait sensation dans la presse (cf. les articles parus dans Education Week, le New York Times et d’autres) avec ses conclusions selon lesquelles l’autodiscipline était un prédicteur important de la réussite scolaire, ce qui expliquait pourquoi, dans l’échantillon étudié, les filles réussissaient mieux que les garçons45.

Là encore, si on y regarde de plus près, ces conclusions sont plus que douteuses. D’une part, tous les enfants de l’échantillon étudié étaient des élèves de 4ème d’un lycée particulièrement élitiste, avec sélection à l’entrée. Il est donc loin d’être certain que les résultats puissent être généralisés à d’autres populations ou à d’autres âges. D’autre part, le degré d’autodiscipline était évalué principalement selon les déclarations des élèves eux-mêmes ou celles de leurs enseignants et de leurs parents, et non selon des mesures de résultats objectifs. La seule mesure de comportement – choisir entre recevoir un dollar aujourd’hui ou deux dollars dans une semaine – n’était que faiblement corrélée avec les autres mesures, et c’était celle où les deux sexes se différenciaient le moins.

Mais une autre conclusion était particulièrement révélatrice, à savoir que le seul effet positif de l’autodiscipline était l’obtention de meilleures notes. Les élèves qui recevaient le plus souvent la note maximale étaient ceux qui, par exemple, déclaraient qu’ils terminaient toujours leurs devoirs avant de faire les choses qui leur plaisaient. Pourtant, imaginons que l’étude ait montré que les élèves qui recevaient les meilleures notes étaient ceux qui hochaient la tête et souriaient à tout ce que disait leur professeur : cela aurait-il été un argument en faveur de l’idée qu’il faudrait apprendre aux élèves à hocher la tête et à sourire davantage, ou bien pour mettre en question les notes en tant que variable significative ? Ou encore, imaginons qu’on ait découvert que l’autodiscipline chez les adultes était associée à des évaluations plus positives de la part des supérieurs hiérarchiques dans l’entreprise. On serait obligé d’en conclure que les employés qui font ce que demande leur patron, qu’ils trouvent ou non cela satisfaisant ou raisonnable, sont jugés plus favorablement par le patron en question. Mais qu’est-ce que cela prouverait ?

Nous savons déjà, non seulement que les notes sont peu fiables et n’ont pas une grande valeur pour évaluer le niveau d’un élève, mais aussi que les élèves amenés à se concentrer surtout sur leurs notes ont tendance à être moins intéressés par ce qu’ils apprennent, risquent davantage de penser d’une manière superficielle (et de retenir l’information pour une durée plus courte), et ont plus de chances de choisir les tâches les plus faciles46. De plus, certaines recherches montrent que les élèves qui ont des notes élevées sont en moyenne plus conformistes et pas spécialement créatifs47. Par conséquent, le fait que les élèves qui manifestent davantage d’autodiscipline obtiennent de meilleures notes n’est un argument en faveur de l’autodiscipline que pour ceux qui ne comprennent pas que les notes sont un marqueur qui souligne de façon dramatique à quelles qualités nous attachons de l’importance dans l’éducation. Et si, dans notre culture, les filles sont socialisées de façon à contrôler leurs impulsions et à faire ce qu’on leur dit, est-ce vraiment une bonne nouvelle de savoir qu’elles ont suffisamment assimilé cette leçon pour en être récompensées par des notes élevées ?


1. Jack Block, Personality as an Affect-Processing System: Toward an Integrative Theory (Mahway, NJ: Erlbaum, 2002), pp. 195, 198-199. Ou, selon la formule d’un autre psychologue, « ce qui est manque de contrôle de soi chez l’un est chez l’autre impulsion vers un changement positif de sa vie » (Laura A. King, “Who Is Regulating What and Why?”, Psychological Inquiry, vol. 7, 1996, p. 58).
2. « Nous pensons qu’il n’y a aucun inconvénient réel à avoir un trop grand contrôle de soi », écrivent Christopher Peterson et Martin Seligman dans leur livre Character Strengths and Virtues (Oxford University Press, 2004), p. 515. De même, June Tangney, Roy Baumeister et Angie Luzio Boone déclarent que « le contrôle de soi est bénéfique et adaptatif de manière linéaire. Nous n’avons pas trouvé de résultats montrant des problèmes psychologiques liés à un haut degré de contrôle de soi » (“High Self-Control Predicts Good Adjustment, Less Pathology, Better Grades, and Interpersonal Success”, Journal of Personality, vol. 72, 2004, p. 296). Cette conclusion – basée sur les réponses à un questionnaire d’un groupe d’étudiants de premier cycle universitaire – apparaît en réalité sujette à caution, sinon tout à fait malhonnête. Tout d’abord, elle repose sur le fait que Tangney et ses collègues ont trouvé une corrélation inverse entre contrôle de soi et émotions négatives. Mais d’autres recherches ont montré qu’il y a également une corrélation inverse entre contrôle de soi et émotions positives. (Voir par exemple : Darya L. Zabelina et al., “The Psychological Tradeoffs of Self-Control”, Personality and Individual Differences, vol. 43, 2007, pp. 463-473.) Même si les individus ayant un haut degré de contrôle de soi ne sont pas toujours malheureux, ils ne sont pas non plus particulièrement heureux. Leur vie émotionnelle a généralement tendance à être assez pauvre. Ensuite, les rubriques du questionnaire sur le contrôle de soi dont Tangney et ses collègues se sont servis « expriment un niveau de contrôle approprié ou faible, mais non un niveau excessif. Il n’est donc pas surprenant que les corrélations ne fassent apparaître aucune conséquence d’inadaptation liée à de très hauts niveaux de contrôle » (Tera D. Letzring et al., “Ego-control and Ego-resiliency”, Journal of Research in Personality, vol. 39, 2005, p. 3). En d’autres termes, le satisfecit sanitaire accordé au contrôle de soi était pour ainsi dire préétabli dans la conception de l’étude. Tout à la fin de l’article, Tangney et al. concèdent que certaines personnes peuvent présenter un excès de contrôle rigide, mais c’est pour tenter aussitôt d’évacuer le problème par une autre définition : « Ces individus surcontrôlés peuvent être caractérisés par une incapacité à contrôler leur contrôle de soi » (p. 314).
3. La première phrase est de Joseph F. Rogus, “Promoting Self-Discipline: A Comprehensive Approach”, Theory Into Practice, vol. 24, 1985, p. 271. La seconde est tirée de http://illinois.edu/, page du programme “Curriculum, Technology, and Education Reform” sur le site de l’université d’Illinois à Urbana-Champaign. L’article de Rogus est paru dans un numéro spécial de la revue Theory Into Practice entièrement consacré à la question de l’autodiscipline. Parmi le grand nombre de contributions de théoriciens de l’éducation, dont certains ayant une orientation nettement humaniste, aucune ne mettait en question l’importance de l’autodiscipline.
4. Letzring et al., p. 3.
5. Scott J. Dickman, “Functional and Dysfunctional Impulsivity”, Journal of Personality and Social Psychology, vol. 58, 1990, p. 95.
6. Zabelina et al.
7. Daniel A. Weinberger and Gary E. Schwartz, “Distress and Restraint as Superordinate Dimensions of Self-Reported Adjustment”, Journal of Personality, vol. 58, 1990, pp. 381-417.
8. David C. Funder, “On the Pros and Cons of Delay of Gratification” (« Sur les pour et les contre de la gratification différée »), Psychological Inquiry, vol. 9, 1998, p. 211. Les études auxquelles il fait allusion sont respectivement : Jonathan Shedler et Jack Block, “Adolescent Drug Use and Psychological Health”, American Psychologist, vol. 45, 1990, pp. 612-630 ; et Jack H. Block, Per E. Gjerde et Jeanne H. Block, “Personality Antecedents of Depressive Tendencies in 18-year-olds”, Journal of Personality and Social Psychology, vol. 60, 1991, pp. 726-738.
9. Voir par exemple : Christine Halse, Anne Honey et Desiree Boughtwood, “The Paradox of Virtue: (Re)thinking Deviance, Anorexia, and Schooling”, Gender and Education, vol. 19, 2007, pp. 219–235.
10. Cela peut expliquer pourquoi les enquêtes ne parviennent généralement pas à montrer qu’il y un avantage scolaire à donner des devoirs à la maison – que la plupart des élèves détestent –, en particulier à l’école primaire et au collège. (Voir Alfie Kohn, The Homework Myth [« Le mythe des devoirs à la maison », Cambridge, MA: Da Capo Press, 2006] et l’article basé sur ce livre dans le numéro de septembre 2006 de Kappan.) A noter qu’on suppose la plupart du temps que les élèves tireront nécessairement un avantage du fait de s’acquitter de tâches dont ils ont hâte de se débarrasser, comme si leur attitude et leur objectif en accomplissant cette tâche n’avaient aucune incidence sur le résultat.
11. David Shapiro, Neurotic Styles (New York: Basic, 1965), p. 34.
12. Ibid. , p. 44.
13. Funder, p. 211.
14. Concernant la façon dont « la désinhibition se manifeste occasionnellement chez certaines personnalités surcontrôlées », voir Block, p. 187.
15. Janet Polivy, “The Effects of Behavioral Inhibition”, Psychological Inquiry, vol. 9, 1998, p. 183. Elle ajoute : « Cela ne signifie pas que l’on ne doive jamais inhiber une réaction naturelle, par exemple lorsqu’on veut faire mal à quelqu’un parce qu’on est en colère, ou lorsque l’addiction pousse à avoir envie d’une cigarette » (ibid. ). L’idée est plutôt que, dans chaque circonstance, il faut peser le pour et le contre de l’inhibition – position modérée qui contraste fortement avec la tendance de notre société à prôner l’autodiscipline tous azimuts.
16. Funder, p. 211. Ce que Walter Mischel, qui a mené les expériences dites « du marshmallow » (voir annexe), formule ainsi : L’incapacité à retarder la gratification peut être un problème, mais « l’autre extrême – le retard excessif de la gratification – a aussi un coût pour l’individu et peut être désavantageux. […] Savoir s’il est nécessaire ou non de retarder la gratification ou d’“exercer la volonté” lors d’un choix particulier est souvent tout sauf évident » (“From Good Intentions to Willpower”, in The Psychology of Action: Linking Cognition and Motivation to Behavior, sous la dir. de Peter M. Gollwitzer et John A. Bargh [New York: Guilford, 1996], p. 198).
17. Voir par exemple King, op. cit. ; et Alina Tugend, “Winners Never Quit? Well, Yes, They Do”, New York Times, 16 août 2008, p. B5, pour des données qui mettent en question une adhésion inconditionnelle à la notion de persévérance telle qu’on la trouve chez la psychologue Angela Duckworth et ses collègues : « En tant qu’éducateurs et parents, nous devons encourager les enfants à travailler non seulement avec concentration mais aussi avec endurance. » Ce conseil vient en conclusion de leur étude montrant que la persévérance contribue à l’obtention de meilleures notes et à une meilleure performance aux tests orthographiques (Angela L. Duckworth et al., “Grit: Perseverance and Passion for Long-Term Goals”, Journal of Personality and Social Psychology, vol. 92, 2007 ; citation p. 1100). Mais ces concordances statistiques montrent surtout les limites de ces mesures de résultats, ainsi que les limites du concept même de persévérance, qui ignore les facteurs de motivation (c’est-à-dire les raisons pour lesquelles on persévère), ce qui conduit à amalgamer dans la même mesure d’un côté la passion authentique pour une tâche, de l’autre le besoin désespéré de prouver ses compétences, l’incapacité à changer de direction lorsque c’est nécessaire, etc.
18. Block, p. 130.
19. Voir mon livre Punished by Rewards, éd. révisée (Boston: Houghton Mifflin, 1999) ; et Edward L. Deci et al., “A Meta-Analytic Review of Experiments Examining the Effects of Extrinsic Rewards on Intrinsic Motivation”, Psychological Bulletin, vol. 125, 1999, pp. 627-668.
20. Richard M. Ryan, Scott Rigby, et Kristi King, “Two Types of Religious Internalization and Their Relations to Religious Orientations and Mental Health”, Journal of Personality and Social Psychology, vol. 65, 1993, p. 587. Cette distinction élémentaire a été explicitée et affinée dans bien d’autres écrits par Ryan, Deci, Robert J. Vallerand, James P. Connell, Richard Koestner, Luc Pelletier et d’autres. Plus récemment, elle a été invoquée en réponse à l’affirmation de Roy Baumeister selon laquelle la capacité de contrôle de soi est « semblable à un muscle », qui nécessite de l’énergie et est sujet à la déperdition – par exemple, si on résiste à telle tentation, on sera au moins temporairement moins capable résister à telle autre. Le problème avec cette théorie, c’est qu’elle ne fait aucune distinction « entre l’autorégulation (c’est-à-dire le contrôle autonome) et le contrôle de soi (c’est-à-dire le contrôle de la régulation) ». La déperdition du moi peut effectivement se produire dans le deuxième cas, alors qu’à l’inverse le premier mécanisme « préserve ou accroît l’énergie ou la vitalité » (Richard M. Ryan et Edward L. Deci, “From Ego Depletion to Vitality”, Social and Personality Psychology Compass, vol. 2, 2008, pp. 709, 711).
21. Références disponibles sur demande.
22. Voir par exemple : Richard M. Ryan, James P. Connell et Edward L. Deci, “A Motivational Analysis of Self-determination and Self-regulation in Education”, in Research on Motivation in Education, vol. 2, dir. Carole Ames et Russell Ames (Orlando, FL: Academic Press, 1985) ; et Richard M. Ryan et Jerome Stiller, “The Social Contexts of Internalization: Parent and Teacher Influences on Autonomy, Motivation, and Learning”, Advances in Motivation and Achievement, vol. 7, 1991, pp. 115-149. La citation provient de ce dernier article, p. 143.
23. David Brooks, “The Art of Growing Up” New York Times, 6 juin 2008, p. A23.
24. Voir Alfie Kohn, “How Not to Teach Values: A Critical Look at Character Education” (« Comment ne pas enseigner des valeurs : un regard critique sur l’éducation du caractère »), Phi Delta Kappan, février 1997, pp. 429-439.
25. Un spécialiste de l’éducation base sa défense de la nécessité de l’autodiscipline sur « notre égoïsme naturel [qui menace de] nous conduire à “un état de guerre de tous contre tous” » – comme si la vision déprimante de Thomas Hobbes sur notre espèce était universellement acceptée. Cette déclaration est suivie de l’affirmation étonnante selon laquelle « il apparaît que les différences de classe sociale sont largement fonction de la capacité à différer la gratification », et de la recommandation de « rapprocher les classes sociales inférieures des classes moyennes, qui pourraient leur fournir des modèles d’autodiscipline » (Louis Goldman, “Mind, Character, and the Deferral of Gratification,” Educational Forum, vol. 60, 1996, pp. 136, 137, 139). Notons que cet article a été publié en 1996, pas en 1896 !
26. Dans la mesure où cette intériorisation ou cette autodiscipline sont effectivement désirables, les études montrent invariablement que cette approche plus douce – en particulier lorsqu’elle vise à aider l’enfant à être autonome et à minimiser le contrôle par les adultes – est la plus efficace. (J’ai recensé certaines données dans Unconditional Parenting [New York: Atria, 2005], en particulier au chap. 3.) Paradoxalement, beaucoup des traditionalistes qui défendent la valeur du contrôle de soi prônent aussi une approche plus autoritaire de la parentalité ou de l’enseignement. Quoi qu’il en soit, l’important ici est de dire qu’il faut reconsidérer non seulement la méthode, mais le but.
27. « Cela fait des décennies, voire des siècles, que la génération des anciens se plaint que la jeune génération ne se contrôle pas assez. Les vieux Vikings se plaignaient certainement que la jeune génération soit amollie et ne mette pas autant d’énergie à violer et à piller que par le passé. » (C. Peter Herman, “Thoughts of a Veteran of Self-Regulation Failure”, Psychological Inquiry, vol. 7, 1996, p. 46). Par exemple, on attribue la tirade suivante au poète grec Hésiode, qui vécut il y a environ 2 700 ans : « Quand j’étais jeune, on nous enseignait le respect des anciens, mais la jeunesse d’à présent est extrêmement [irrespectueuse] et supporte mal la contrainte. » De même, en 1898, à l’université de Harvard, on dénonçait le gonflement des notes, autre manifestation d’un supposé laxisme des normes, peu de temps après l’introduction de la notation par lettres (de A à E).
28. George Lakoff, Moral Politics: How Liberals and Conservatives Think, Chicago, University of Chicago Press, 2ème édition 2002.
29. Sur la relation entre obéissance et contrôle de soi, voir Block, en particulier. pp. 195-196.
30. Je pense en particulier à Roy Baumeister et à sa collaboratrice June Tangney, ainsi qu’à Martin Seligman et Angela Duckworth, et, dans un autre domaine d’étude, aux criminologues Michael R. Gottfredson et Travis Hirschi, pour qui la criminalité est simplement due à un manque de contrôle de soi de la part des criminels. (Pour une critique de cette théorie, voir l’essai de Gilbert Geis et d’autres chapitres de l’ouvrage collectif Out of Control: Assessing the General Theory of Crime, dir. Erich Goode [Stanford, CA: Stanford University Press, 2008].)
31. J’ai traité de la question de l’erreur fondamentale d’attribution dans un article sur la fraude à l’université, généralement présentée comme le signe d’un échec moral (souvent attribué au manque de contrôle de soi), bien que des chercheurs aient montré que c’était une réaction prévisible à certains types d’environnement éducatif. Voir “Who’s Cheating Whom?” (« Qui triche contre qui ? »), Phi Delta Kappan, octobre 2007, pp. 89-97.
32. Per-Olof H. Wikström et Kyle Treiber, “The Role of Self-Control in Crime Causation”, European Journal of Criminology, vol. 4, 2007, pp. 243, 251. Sur la gratification différée, voir Walter Mischel et al., “Cognitive and Attentional Mechanisms in Delay of Gratification,” Journal of Personality and Social Psychology, vol. 21, 1972, pp. 204-218.
33. Voir par exemple CBS News, “Meet ‘Generation Plastic’”, 17 mai 2007, disponible sur www.cbsnews.com/stories/2007/05/17/eveningnews/main2821916.shtml.
34. Voir Heather Rogers, Gone Tomorrow: The Hidden Life of Garbage (New York: New Press, 2005).
35. Voir Alfie Kohn, “Students Don’t ‘Work,’ They Learn: Our Use of Workplace Metaphors May Compromise the Essence of Schooling” (« Les élèves ne “travaillent” pas, ils apprennent – Le recours aux métaphores du monde du travail compromet l’essence de l’enseignement »), Education Week, 3 septembre 1997, pp. 60, 43.
36. Samuel Bowles et Herbert Gintis, Schooling in Capitalist America (New York: Basic, 1976), p. 39. On ne sera peut-être pas surpris que la revue conservatrice National Review ait publié un essai très favorable aux devoirs à la maison, qui enseignent « la responsabilité personnelle et l’autodiscipline. Les devoirs à la maison sont une école de la vie. » (John D. Gartner, “Training for Life,” 22 janvier 2001). Mais de quel aspect de la vie parle-t-on ? Il ne s’agit évidemment pas ici d’apprendre aux enfants à prendre des décisions importantes, à devenir des membres d’une société démocratique ou à avoir une pensée critique. Ce qui est prescrit ici, ce sont plutôt des leçons pour apprendre à faire ce qu’on nous dit.
37. Voir par exemple David Brooks, “Marshmallows and Public Policy”, New York Times, 7 mai 2006, p. A13.
38. Mischel, p. 212.
39. Un “résultat remarquablement constant” des études sur la gratification différée, du moins celles conçues de telle sorte qu’attendre permet d’obtenir une récompense plus grande, est que “la plupart des enfants et des adolescents sont effectivement capable de différer”. Dans l’une de ces expériences, “83 sujets sur les 104 ont différé un nombre maximum de fois” (David C. Funder et Jack Block, “The Role of Ego-Control, Ego-Resiliency, and IQ in Delay of Gratification in Adolescence”, Journal of Personality and Social Psychology, vol. 57, 1989, p. 1048). Cela suggère soit qu’on exagère lorsqu’on se plaint de l’hédonisme et du manque de rigueur des jeunes, soit que ces études sur le contrôle de soi sont tellement tordues qu’il est permis de douter que leurs résultats aient quoi que ce soit à voir avec le monde réel.
40. Mischel, p. 209.
41. Ibid., p. 212. Voir aussi Walter Mischel, Yuichi Shoda et Philip K. Peake, “The Nature of Adolescent Competencies Predicted by Preschool Delay of Gratification”, Journal of Personality and Social Psychology, vol. 54, 1988, p. 694.
42. Mischel, p. 211.
43. Ibid., p. 214. Cette découverte est d’autant plus intéressante que d’autres auteurs ont également traité autodiscipline et intelligence comme des caractéristiques différentes. (Voir par exemple le titre du premier article cité dans la note 45 ci-dessous.)
44. Yuichi Shoda, Walter Mischel et Philip K. Peake, “Predicting Adolescent Cognitive and Self-Regulatory Competencies from Preschool Delay of Gratification”, Developmental Psychology, vol. 26, 1990, p. 985. Les auteurs ajoutent qu’être capable de supporter d’attendre pour pouvoir faire un choix est appréciable, mais c’est tout autre chose que de dire qu’ est bénéfique en soi de se contrôler.
45. Angela L. Duckworth et Martin E. P. Seligman, “Self-Discipline Outdoes IQ in Predicting Academic Performance of Adolescents” (L’autodiscipline est un meilleur prédicteur de la réussite scolaire que le QI chez les adolescents”), Psychological Science, vol. 16, 2005, p. 939-944 ; et Angela Lee Duckworth, Martin E. P. Seligman, “Self-Discipline Gives Girls the Edge” (L’autodiscipline donne l’avantage aux filles), Journal of Educational Psychology, vol. 98, 2006, p. 198-208.
46. La question des notes est analysée en détail dans mes livres Punished by Rewards (“Quand les récompenses punissent”) (Boston: Houghton Mifflin, 1993) et The Schools Our Children Deserve (“L’école que nos enfants méritent”) (Boston: Houghton Mifflin, 1999).
47. Considérons l’une des études que Duckworth et Seligman citent pour prouver que l’autodiscipline est un prédicteur de bons résultats scolaires (c’est-à-dire de notes élevées). Cette étude montre que ce résultat « semblait être fonction autant de l’attention aux détails et aux règles du jeu scolaire que des capacités intellectuelles ». Les élèves très performants « n’avaient pas spécialement d’intérêt pour les idées ni pour des objectifs culturels ou esthétiques. De plus, ils n’étaient pas particulièrement tolérants ni empathiques ; en revanche, ils paraissaient être stables, pragmatiques, avoir le sens du devoir et vivre en harmonie avec les règles et les conventions sociales. Au total, comparés à l’ensemble de leurs camarades, ces élèves hautement performants apparaissaient comme plutôt ennuyeux et peu originaux. » (Robert Hogan et Daniel S. Weiss, “Personality Correlates of Superior Academic Achievement”, Journal of Counseling Psychology, vol. 21, 1974, p. 148).


© 2008 by Alfie Kohn www.alfiekohn.org
Traduction : Catherine Barret, © OVEO 2011.


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