Pour une véritable culture du consentement
L’avènement d’une véritable culture du consentement ne peut faire l’économie d’une réelle éradication de la violence éducative ordinaire
Par Amandine C., membre de l'OVEO (mars 2023)
On ne peut que se réjouir de la libération de la parole des femmes qui, partout dans le monde, dénoncent en la révélant « l’épidémie mondiale » (Dr Denis Mukwege) de viols qu’elles ont subis et continuent à subir. Les législations, nationales et internationales, semblent sortir de la léthargie et de la cécité, bousculer le déni collectif. Les retours en arrière restent une menace omniprésente, mais en même temps, le flot enfin libéré des témoignages, le réveil, semblent ne pas pouvoir se tarir. Il en va de la responsabilité et de la crédibilité des autorités de ne plus faire la politique de l’autruche.
Il est à noter que la Suède, en 2018, avait été moquée pour sa nouvelle loi sur le viol exigeant un consentement mutuel explicite avant tout rapport sexuel et au cours de celui-ci : Yes means yes. Les railleries n’ont pas manqué pour tourner cela en dérision alors que le sens profond était oublié, ou en tout cas amputé de ses réelles implications. Est-ce un hasard si la Suède, premier pays à avoir aboli les châtiments corporels en 1979 et à mettre au cœur de ses politiques le respect du statut de personne de l’enfant, est aussi le premier à adopter une loi aussi pointilleuse ? Il reste intéressant que, dans ce pays où, depuis 1979, une génération entière a pu grandir dans une meilleur considération de la souveraineté du sujet, l’idée même de consentement apparaisse avec une évidence qui n’en est pas une pour la plupart des autres pays.
Dans son livre La Force des femmes1, le Dr Denis Mukwege évoque aussi les abus banalisés qui relèvent parfois d’un viol, lors des rapports sexuels au sein d’un couple a priori amoureux. Quand l’une se force pour ne pas décevoir celui qu’elle aime, que ce soit dès le début ou au cours de la relation sexuelle. Quand l’un considère que, puisque leur amour ou leur union ne fait aucun doute, il sait à chaque moment ce qui peut faire ou donner du plaisir à l’autre. Ce sont bien aussi ces situations limites que la Suède veut combattre par cette loi de 2018. Et ces situations plus ordinaires, moins explicites, sont, comme la violence éducative ordinaire, les premières et le reflet atténué de celles où une violence plus évidente et sans ambivalence est rendue possible par la banalisation des premières. Ainsi, la Suède ne devrait plus être raillé quand elle a mis en lumière qu’il n’existe pas de « petits abus ». Le corps de chacun n’appartient qu’à lui-même, et, à tout instant, chacun doit rester libre de dire « stop » ou « non », et surtout d’être entendu dans cette limite posée, sans craindre de représailles comme le rejet ou une violence accrue. On ne devrait ainsi en aucun cas renoncer à son ressenti et au respect de ses propres limites pour faire plaisir à quelqu’un, tel l’enfant qui se force à « finir son assiette » pour « faire plaisir à maman ». La comparaison peut choquer, et il ne s’agit pas ici de provoquer ni de minimiser la gravité des violences sexuelles, mais il me semble urgent de faire le rapprochement entre ce qui conditionne, « éduque » nos interactions affectives et plus largement sociales, et les violences2 qu’elles peuvent nous faire un jour endurer.
Les violeurs ne sont pas nécessairement des psychopathes au départ, avant de passer à l’acte – le plus souvent, ce sont des gens « comme tout le monde »... –, mais ils sont toujours les anciennes victimes de profondes violences et négligences. Certains violent pour faire délibérément souffrir. D’autres le font sans penser aux conséquences pour leur victime, qu’ils ne prennent même pas en considération, celle-ci n’étant qu’un moyen, un objet pour assouvir leurs envies. D’autres enfin pensent sincèrement mieux savoir que la victime ce qu’elle désire ou apprécie, et là non plus ne comprennent pas sa réaction, ce qui peut décupler leur violence. Dans tous les cas, la victime est réduite, pulvérisée à l’état d’objet à la merci du vouloir de son agresseur. Celui-ci use aussi bien du chantage ou de la manipulation que de la force. Le rapport de forces est d’ailleurs inégal, autant du point de vue physique que psychologique. La résistance peut se payer d’une violence accrue, et cela, la victime l’a souvent déjà expérimenté à divers degrés. La vulnérabilité se renforce dès le plus jeune âge si aucun « témoin secourable » (Alice Miller) ne nous apprend que personne, jamais, n’a le droit d’user de sa force, de son pouvoir sur nous – qu’il vienne de la masse musculaire, de la taille, de la position sociale ou hiérarchique ou autre – pour nous soumettre et nous faire du mal, même lorsqu’il est prétendu « pour notre bien ». Aucune soumission n’est jamais justifiée, si ce n’est par un réflexe de survie. La mémoire traumatique de violences, plus ou moins ordinaire, que nous avons subies ou dont nous avons été témoins, vient encore compliquer tant le discernement de l’agresseur que la prise de conscience par la victime de ce qui la menace ou de ce dont elle doit être reconnue victime.
Le Dr Mukwege n’a aucun doute sur le rôle prédéterminant des violences éducatives subies (châtiments corporels, exposition à des scènes ou images violentes – y compris pornographiques –, violences psychologiques...) dans les passages à l’acte des violeurs. C’est bien leur capacité d’appréhender autrui comme un sujet, et plus largement leur empathie, qui ont été atrophiées et par moments anesthésiées, ou carrément brisées. La responsabilité individuelle des violeurs, comme de tout criminel, interpelle bien, autant en amont qu’en aval de leurs crimes, la responsabilité de la société dans son ensemble, et les cas de violence extrême sont autant révélateurs que favorisés par les cas plus tristement ordinaires que la société laisse perpétrer et perdurer.
La violence éducative ordinaire, intentionnellement ou pas, réduit l’enfant à l’état d’objet : objet de soins, objet d’attention ou d’inquiétudes... Elle dépossède l’enfant de son propre corps. Je ne sais plus qui parlait de « viol des orifices » qui débute à la naissance : malgré les recommandations de l’OMS répétées depuis près de vingt ans3, nombre de nouveau-nés se voient en effet encore infliger des gestes routiniers invasifs au nom d’une prophylaxie pourtant désuète et même reconnue iatrogène – collyre dans les yeux, vérification (via introductions dans nez, bouche et rectum) de la perméabilité des choanes, de l’œsophage et de l’anus... À peine sorti du ventre de sa mère, le petit humain subit encore bien trop souvent ces gestes intrusifs qui sont, de fait, les premières expériences sensorielles de sa vie aérienne. D’entrée, le monde extérieur lui signale que ce genre d’agressions, encore largement systématisées sans gestes d’appel, sont normales et même réalisées « pour son bien ».
Il s’agit certes de protocoles médicaux, mais ils représentent autant des séquelles que des prémices aux violences commises au nom de l’éducation, du bien de l’enfant4. Comme elles, ils sont non seulement ordinaires et encore trop peu remis en cause, mais aussi révélateurs d’une culture malade de ses refoulement et de sa cécité, qui freine fortement les avancées en termes de bientraitance mettant plus rapidement les protocoles en phase avec les recommandations actualisées5.
Notons aussi que peu de nouveau-nés, au XXIe siècle, peuvent encore rester les initiateurs et les chefs d’orchestre qui décident de leur naissance et de la cadence de celle-ci. Cela ne fait que s’accélérer depuis la fin du XXe siècle : nombre de naissances sont désormais déclenchées, au motif de mieux les accompagner, au point que des sages-femmes de certaines maternités américaines6 (et peut-être, aujourd’hui, de certaines cliniques françaises ?) n’ont jamais vu de naissance spontanée. La quasi-totalité des naissances sont accélérées : on perce la poche des eaux, on manipule le fœtus, on injecte de l’ocytocine de synthèse. À ce propos, le Dr Michel Odent s’inquiète de ce que cette dernière court-circuite et annihile l’ocytocine naturelle sans en remplacer la fonction affective : elle n’en reproduit que l’effet mécanique sur l’utérus, sans permettre au fœtus de s’imprégner de ce « shoot » premier et primordial de l’hormone du bien-être et de l’amour. Pour ce spécialiste renommé de la naissance, cela ne peut pas être sans incidence sur l’individu comme sur le tissu social. Il fait l’hypothèse que cela peut être une cause, au moins facilitante, de l’affaiblissement du lien, de l’empathie, et de l’augmentation des chiffres évoquant une augmentation significative des diagnostics de troubles autistiques... Ce qui est déjà certain, c’est que l’ocytocine est indispensable et ne peut plus jouer pleinement son rôle. A contrario, l’ocytocine de synthèse, utilisée elle aussi de manière systématique sans signes d’appel, peut avoir des effets iatrogènes dont la femme comme le nouveau-né sont les premières victimes potentielles.
Notons au passage qu’il est rare (ou carrément inédit) qu’une équipe médicale respecte scrupuleusement les lois Kouchner et s’enquière du consentement – qui, de plus, doit être éclairé et non obtenu sous les menaces brandies – de la mère qui subit ces interventions le plus souvent inutiles et délétères. Plus largement, il est notable que les lois Kouchner restent peu appliquées, pour diverses raisons, tant structurelles que de fond, puisque la posture du « sachant » / « soignant » s’inscrit dans la lignée de celle de l’éducateur et sur une culture intériorisée de soumission, favorisée et majorée par un contexte médical où l’on est, de fait, vulnérabilisé par un état physique ou une situation déstabilisants.
La naissance est une empreinte, on le sait depuis bien longtemps maintenant. Son respect est bien un enjeu éducatif majeur du corps social et médical dans son ensemble, et il imprègne les premiers liens entre le petit humain et ses parents. Je ne m’étends pas plus ici sur ce passage initiatique, lui ayant déjà consacré un article à part entière, mais il est important pour notre propos actuel de le rappeler.
Comme le souligne encore le Dr Odent, la naissance a ainsi de tout temps été perturbée, ritualisée par des cultures qui ont toujours interféré dans un processus fondamentalement involontaire, et a priori physiologique dans sa grande majorité. Mais, d’une part, nous avons désormais assez de moyens et de connaissances scientifiques valides pour remettre cela en cause, d’autre part, c’est un phénomène récent dans l’Histoire que l’on interfère à ce point, jusque sur les subtiles interactions hormonales qu’on a voulu « scientifier » et synthétiser7.
Ces premières expériences et empreintes quelque peu bousculantes sont ensuite, le plus souvent, renforcées par des habitudes encore tenaces. Si le nouveau-né est désormais reconnu comme une personne à part entière à qui l’on parle, qui bénéficie d’anesthésies en cas d’opération, que l’on accueille presque toujours avec tendresse et attention, son traitement reste encore trop souvent conditionné par l’image de « tube digestif » qui lui colle à la peau. La confiance en sa sensibilité, ses capacités inouïes de discernement et de communication, fait encore défaut. Au point que parfois, la seule raison qui détourne une jeune mère de l’allaitement au sein est le fait de ne pas pouvoir contrôler la quantité de lait que son petit ingère. Ainsi, c’est l’adulte qui fixe le moment et la quantité du nourrissage du petit d’homme, y compris dans l’allaitement au sein qui reste souvent soumis à des normes de fréquence et de durée standardisées. J’ai vu des bébés gavés, littéralement, par des parents inquiets qu’il puisse manquer. La diversification alimentaire, décidée et orchestrée par l’adulte selon les normes pédiatriques standards, peut encore aggraver ces ingérences, cela avec les meilleures intentions et le souci de bien faire. Malgré les études scientifiquement validées qui nous y invitent fortement, l’observation du petit d’homme, la confiance en ses aptitudes ne sont pas encore entrées dans les mœurs.
Il en va de même pour le sommeil : c’est l’adulte qui saurait quand et combien de temps le petit doit dormir, et cela souvent sans grande flexibilité selon les contextes variés qui rythment le quotidien.
On évoque par ailleurs régulièrement, lorsqu’on dénonce l’adultisme et l’autoritarisme – qui lui laissent peu de place pour se déployer pleinement, librement et sans peur de sanctions ou d’abandon – la souveraineté de sujet de l’enfant8. De fait, dans nos interactions avec les adultes, sauf pour de rares et chanceuses exceptions, nous apprenons, à divers degrés et que ce soit dans nos foyers ou à l’école, à nous conformer. Nos adaptations sont souvent aussi des amputations. Nous apprenons la dépendance, l’impuissance, la peur de l’abandon, la soumission... Autant de poisons qui rongent l’estime de soi, la confiance et tous nos élans d’enfants. La créativité s’entache de la peur de se tromper, d’être jugé ou rejeté. L’empathie peut même s’anesthésier pour arriver à survivre à trop d’émotions douloureuses.
Les adultes qui nous ont accompagnés, eux-mêmes prisonniers de leurs propres conditionnements incorporés et pour la plupart refoulés, n’ont pas voulu cela, mais leur propre déni les empêche même de prendre conscience de ces conséquences délétères de la « bonne éducation » qu’ils nous inculquent.
Ainsi la violence éducative ordinaire devient-elle le terreau de toutes les violences plus ou moins ordinaires. Bien sûr, on peut toujours revisiter et soigner son histoire pour s’en libérer et se retrouver. Mais cela reste coûteux et incertain, tant la violence éducative est pernicieuse, car souvent invisible et incorporée, donc non conscientisée. On trouve souvent d’autres raisons à notre mal-être ou à la somatisation, et la cécité générale des thérapeutes comme de l’ensemble du corps médical n’aide pas à nous détromper de ces fausses explications. On passe ainsi parfois une vie entière à souffrir et à se soigner en restant à côté de la vraie source de nos maux. Se préserver de toute forme de violence vaut toujours mieux que d’y survivre et de se réparer. Car les rechutes, même avec un travail thérapeutique, restent possibles lorsque nous nous retrouvons dans un état de vulnérabilité. Guérir de son enfance peut prendre beaucoup de temps, et pour certains, les cicatrices resteront autant de fissures propices à de nouvelles violences (voir les travaux du Dr Muriel Salmona sur la mémoire traumatique).
Éradiquer la violence éducative ordinaire, c’est donc transformer la culture de l’impuissance en culture de la responsabilité, la culture de l’obéissance et de la soumission en celle de la bien-traitance, la culture du viol en celle du respect et du consentement. Éradiquer la violence éducative ordinaire, c’est renouer avec notre humanité originelle, notre empathie fondamentale qui empêche de commettre et d’avoir à subir tout abus et toute violence.
- Voir notre compte-rendu sur le site de l’OVEO.[↩]
- Quel que soit leur degré : sans nier l’horreur, il n’existe pas de « petite » violence qui serait acceptable.[↩]
- Recommandations de l’OMS en 2018, mises à jour en 2022.[↩]
- Voir l’article La violence obstétricale ordinaire, séquelles et prémisses de la violence éducative ordinaire.[↩]
- La naissance, la périnatalité représentent un moment fondateur, mais aussi révélateur, comme un zoom de la culture où elles se situent. L’historien Jacques Gélis estimait ainsi que la violence d’une société se mesure à la manière dont elle accueille ses nouveaux membres.[↩]
- On peut entendre leurs témoignages dans le documentaire de 2008 The Business of Being Born.[↩]
- Dr Michel Odent, L’Amour scientifié, 2001, rééd. Le Hêtre-Myriadis, 2014, 2017 ; Le Fermier et l’accoucheur, 2004, rééd. 2017.[↩]
- L’OVEO a ainsi proposé de nombreux textes sur différents paramètres du quotidien des enfants et des jeunes qui illustrent à quel point la volonté des adultes écrase le « sujet » enfant, la plupart du temps par souci de bien faire, mais dans l’inconscience d’une part de ce que leur propre vécu a incorporé, d’autre part des besoins profonds et des aptitudes des enfants.[↩]
‹ Enquête de l’OVEO : 5 ans après le vote de la loi “relative à l’interdiction des violences éducatives ordinaires”, où en est-on ? De l’origine radicale du mal : la preuve par Gaza ? ›