Peut-on mettre des « limites » sans punir (ni frapper) ?
Autrement dit : Peut-on socialiser sans utiliser la violence morale (ou physique) ?
Il y a quelques jours, nous avons été interpellés par l’intervention d’un pédopsychiatre, Michel Botbol, invité dans l’émission « Les Maternelles » sur France 5 le 22 avril 2014. Comme beaucoup d’autres professionnels, mais aussi de parents, il oppose le fait de ne pas punir à celui de ne pas mettre de limites et ajoute : « Il y a une espèce de culpabilité rampante à punir, contrebalancée par une autre culpabilité qui est de ne pas mettre de limites. » Le parent qui ne donne pas de punitions est-il donc forcément un parent laxiste ?
Qu’apprennent les punitions aux enfants ?
En punissant, nous apprenons aux enfants que faire souffrir est une attitude normale pour se faire respecter. Alfie Kohn cite à ce sujet la sociologue Joan Mc Cord : « Si les parents et les enseignants arrivaient à remplacer la punition physique par la punition non physique, ils pourraient ainsi ne pas enseigner aux enfants à frapper ; mais il perpétueraient quand même l’idée que donner de la souffrance est un moyen légitime d’exercer le pouvoir… Les conséquences pourraient ne pas être moins dommageables pour la compassion et les intérêts sociaux1. »
« Oui, mais quand je punis mon fils, il ne recommence pas. » En est-on sûr ? Ne lui apprend-on pas plutôt à effectuer une « analyse coût-bénéfice, c’est à dire à peser les risques d’être attrapé et puni contre les plaisirs2 », à dissimuler ou encore à perfectionner ses mensonges ?
Mettre au coin, priver l’enfant de certains plaisirs a aussi un impact sur la relation parent/enfant. Punir pour que l’enfant ne recommence pas lui apprend à se méfier de son parent. Un père me disait qu’il punissait ses fils parce que l’« enfant, en constatant que le feu brûle, apprend qu’il ne faut pas s’en approcher, donc, pour que mes enfants m’obéissent, je leur fais peur ». Craindre le feu n’a pas d’impact sur la relation parent/enfant, mais inspirer de la crainte à son enfant, c’est mettre une barrière entre lui et soi, l’isoler affectivement, ne pas être un adulte capable d’éduquer (« accompagner vers », étymologiquement) et de se faire respecter sans abuser de son pouvoir, mais dresser, tout comme on crée des réflexes chez les animaux pour qu’ils nous obéissent.
La punition, quelle qu’elle soit, fait souffrir l’enfant, ou le met en colère, lui apporte l’envie de se venger, elle ne le calme pas (ou seulement dans l’immédiat), elle ne va pas le rendre plus sociable et aimable (ou alors seulement en surface). Dans le livre J’ai tout essayé d’Isabelle Filliozat, un dessin d’Anouk Dubois illustre parfaitement à quel point la punition est une aberration : on voit une femme à côté d’une plante verte défraîchie dire à cette plante : « Après tout ce que j’ai fait pour toi, voilà comment tu me remercies ! Tu perds tes feuilles, tu pousses de travers ! Tu vas voir, je vais te priver d’engrais et de soleil. Tu vas réfléchir sous l’escalier. On va voir qui commande ici !! » L’auteure écrit à la suite de ce dessin : « Un enfant c’est (nettement) plus complexe qu’une plante verte, mais pas plus compliqué. Ses apparents caprices manifestent des besoins. Carences ou excès. »
Comment, alors, accompagner l’enfant vers un comportement respectueux ?
Il me semble primordial de commencer par réfléchir sur les fameuses limites à donner, dont on parle tant. Comment les définir ? Jesper Juul propose une approche originale et simple : « Nous devons apprendre à considérer autrement les limites que comme des règles de conduite familières. Précédemment, nous avons pour ainsi dire posé des limites pour encercler les enfants. Au lieu de cela, les adultes doivent commencer à poser des limites pour eux-mêmes […]. Au lieu du pouvoir autoritaire, il est besoin d’une autorité personnelle3. » Au lieu de fixer des règles générales à nos enfants, nous pouvons réfléchir à ce qui est supportable pour nous personnellement, ou pour les autres personnellement. Ainsi, si chez nous il n’est pas possible de manger des biscuits sur le canapé, chez la voisine cela peut l’être parce qu’elle n’a pas les mêmes exigences de propreté, ni l’une ni l’autre de ces deux situations ne sont critiquables, il s’agit juste de deux manières de vivre différentes.
La seconde chose est de s’informer sur les capacités de l’enfant, qui ne sont pas les mêmes selon son âge, son niveau de développement et son histoire personnelle, et ainsi d’ajuster nos attentes à ses réelles possibilités. Ce n’est pas la même chose de demander à votre enfant de deux ans de ne pas ouvrir le tiroir de votre bureau que de le demander à votre enfant de 7 ans ; nombreux sont pourtant les jeunes enfants qui sont mis au coin pour ce genre de raison, par ignorance de l’immaturité du cerveau qui contrôle les impulsions. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer qu’on ne voit que le moment où l’enfant ouvre le tiroir, et non toutes les heures qu’il passe devant le tiroir sans l’ouvrir. Quand un parent est informé qu’un enfant si jeune n’a pas la capacité neurologique de se retenir, ni de comprendre que la consigne « laisser le tiroir fermé » est valable à l’instant même, demain, après-demain et tous les autres jours, alors ce parent organise l’espace de sorte que l’enfant n’ait pas accès à ce qui est interdit et/ou lui en laisse l’accès quand il est suffisamment disponible pour l’accompagner dans ses découvertes et le guider avec patience et respect.
On pourra se référer à l’ouvrage de Catherine Gueguen4 ou à ceux d’Isabelle Filliozat, qui apportent des éléments de réponse scientifique sur le fonctionnement du cerveau de l’enfant et évoquent de nombreuses recherches.
Comment aider l’enfant à intégrer les règles ?
Il est tout d’abord très important de ne pas être pressé, de ne pas attendre une compréhension immédiate et parfaite de votre demande. Répéter avec beaucoup d’empathie et une formulation adéquate des dizaines de fois ne sera pas suffisant. Un certain développement cognitif est nécessaire, la répétition n’y peut rien. Mais elle n’est pas non plus inutile, bien au contraire ; l’enfant se servira de vos paroles quand il sera en mesure de les comprendre ou de les respecter.
La manière de formuler est très importante aussi. Les formulations négatives ne sont pas les bienvenues. A ce sujet, Isabelle Filliozat utilise régulièrement dans ses livres et dans ses conférences un exemple concret où la formulation force ses lecteurs ou son public à désobéir : « Ne pensez pas à une girafe qui mange des feuilles dans un arbre » – et, bien entendu, tout le monde y pense ! Pourquoi cela ? Parce que le cerveau analyse les phrases en regardant d’abord les mots les plus importants – « girafe, feuilles, penser ». Aussi, proposons plutôt au jeune enfant de « laisser le tiroir fermé » plutôt que de « ne pas l’ouvrir », et à l’enfant plus grand de « penser à regarder l’heure pour rentrer avant le repas à la maison » plutôt que de lui demander de « ne pas rentrer en retard une fois de plus ».
Jesper Juul propose de parler de manière personnelle, d’utiliser le « je » plutôt que le « on » ou le « tu ». « L’avantage de se situer personnellement derrière les limites générales est que c’est plus facile et de loin plus gratifiant pour les enfants de respecter la personne de leurs parents […] plutôt que de respecter des “vérités” générales et des règles . » Le langage personnel « peut exprimer nos sentiments, réactions et besoins et situer nos limites. Le langage personnel est le premier langage que les enfants commencent à parler. » Ainsi, au lieu d’une règle générale telle que : « On n’abîme pas les fleurs ! Arrête tout de suite de jouer au ballon à côté des jardinières ! », entraînons-nous à commencer nos phrases par « je » : « J’ai peur que les fleurs que j’ai plantées avec soin ne reçoivent un coup, j’en serais triste ; je te propose de jouer plus loin. » Cette manière de s’exprimer stimule les capacités d’empathie, permet à l’enfant de pouvoir s’imaginer à notre place, de comprendre ce que nous ressentons et de le comparer à ce qu’il ressent dans d’autres situations.
Beaucoup de règles et de comportements s’assimilent par imitation de l’adulte grâce à ce qu’on appelle les neurones miroirs. L’enfant en possède beaucoup plus que l’adulte. C’est grâce à ces neurones que l’enfant, en vous voyant ranger le lait chaque matin, prendra tout naturellement l’habitude de le faire, sauf si nous l’en empêchons quand il est tout petit sous prétexte qu’il est maladroit, qu’il fait tout de travers, etc., bref, que nous voulons remettre ses initiatives à plus tard, à un âge où l’apprentissage par l’imitation est moins importante. A contrario, l’enfant qui voit régulièrement un parent crier contre l’autre parent risque d’adopter un comportement similaire. Les comportements d’imitation peuvent aussi donner lieu à des malentendus dont il faut tenir compte : il y a quelques mois, je filmais distraitement deux enfants de deux ans jouant à un jeu de construction, j’observe au bout de quelques minutes que Louis détruit systématiquement les constructions réalisées par Timeo en disant : « Cassé ? Cassé ! » Le soir, je regarde attentivement la vidéo et je m’aperçois qu’au début de leur jeu, Timeo a demandé à Louis de défaire sa construction. Louis a alors dû penser qu’il s’agissait là d’une règle générale (toute construction doit être détruite), en disant : « Cassé ? » il s’interrogeait : « Ça aussi je dois le casser ? » Que se serait-il passé si j’avais crié, puis puni Louis en le privant du jeu, lui qui pensait avoir suivi une règle instituée par son camarade ?
Faire le choix des punitions durant toute l’éducation d’un enfant, c’est choisir de lui faire développer ses capacités de mentir avec habileté, de dissimuler, d’accumuler colère et envie de vengeance, d’exercer son pouvoir sur les autres en inspirant la peur ou encore de se résigner pour éviter tout stress, d’accepter toute règle non parce qu’elle est juste, mais parce qu’on ne veut pas souffrir.
Faire le choix de ne pas punir ou de cesser de punir, réfléchir aux réelles compétences de son enfant, lui offrir le temps de grandir, dialoguer encore et encore sans mépris ni colère, mettre en avant les émotions ressenties par les personnes gênées par le comportement de l’enfant, c’est permettre à son enfant de développer son empathie et de comprendre ses responsabilités.
1. Alfie Kohn, Unconditional Parenting : moving from rewards and punishments to love and reason. A paraître en français en septembre 2014 sous le titre : Aimer nos enfants inconditionnellement aux éditions L’Instant Présent. On trouve ce passage en anglais ici, p. 64, et traduit en français ici.
2. Idem.
3. Jesper Juul, Regarde… ton enfant est compétent, éditions Chronique sociale, 2012 p. 148-149.
4. Catherine Gueguen, Pour une enfance heureuse, Robert Laffont, 2014.
5. Jesper Juul, Regarde… ton enfant est compétent, op. cit., p. 109.
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