Vous dites : « C’est épuisant de s'occuper des enfants.» Vous avez raison. Vous ajoutez : « Parce que nous devons nous mettre à leur niveau. Nous baisser, nous pencher, nous courber, nous rapetisser. » Là, vous vous trompez. Ce n'est pas tant cela qui fatigue le plus, que le fait d'être obligé de nous élever jusqu'à la hauteur de leurs sentiments. De nous élever, nous étirer, nous mettre sur la pointe des pieds, nous tendre. Pour ne pas les blesser.

Janusz Korczak, Quand je redeviendrai petit (prologue), AFJK.

Merci Alice Miller

Chère Alice Miller,

Vous n’êtes plus là et c’est bien à vous que je m’adresse, j’aurais tellement aimé vous dire l’immense contribution que vos livres ont apportée à ma vie. Vous m’avez donné le courage de regarder enfin la vérité en face. Ce fut une véritable révélation. Depuis plusieurs mois je m’imprègne de vos écrits. Grâce à vous, je découvre finalement la souffrance vécue pendant mon enfance, que je n’ai cessé d’ignorer toute ma vie et qui m’a toujours accompagné Grâce à vous, les mots reviennent, trouvent les émotions, ils me bousculent et me chassent du confort amnésique où je dépérissais et me mettent face à face avec le mensonge. Ils dérangent le silence.

J’ai toujours pensé avoir eu de bons parents ; des parents dont je pouvais être fier. À l’entrée dans la vie adulte pour être un être accompli je devais pardonner à mes parents la maltraitance dont ils étaient tous deux responsables et dont j’avais à peine conscience. Ce n’était après tout pas si grave, me disait-on, il est normal de frapper les enfants quand ils ne sont pas sages et vous êtes loin d’avoir été les plus malheureux, précisait-on. Pour devenir un homme et être l’égal de mes parents, je devais absolument leur pardonner, condition sine qua non pour entrer dans le monde adulte. Ce que l’on appelait un pardon était en fait une incitation à oublier. Être adulte voulait donc dire continuer de refouler les souffrances occasionnées par mes parents, maîtres, éducatrices, rassurer le monde sur l’efficacité de l’enfouissement et se conforter mutuellement entre gens matures et responsable dans le déni. J’ai mis ainsi une croix sur mon enfance, et du même coup non seulement la colère, la rage, la souffrance entraient dans la nuit des temps mais avec eux tous les souvenirs heureux et amis associés. J’ai payé très cher ce refoulement. J’ai perdu contact avec l’enfant libre que j’étais. J’ai erré dans la vie, en repli j’ai été l’ombre de moi-même. Une ombre ne peut pas faire de l’ombre à ses parents ! Ce soi-disant pardon a masqué la négation de la vérité, a influencé toute ma vie. J’ai 59 ans. Aujourd’hui, je découvre la vérité. Toute ma vie je suis resté dans une dépendance affective. J’ai recherché à plaire à mes parents et plus largement au monde, j’ai recherché à les satisfaire, à être aimé, à être gentil. Par moment je me refermais, m’éloignais d’eux, sentant bien que quelque chose n’allait pas. Très vite je souffrais et jugeait sévèrement mon attitude ingrate, la culpabilité prenait possession et minait ma vitalité. Quel être monstrueux étais-je pour ne plus aimer mes parents à qui je devais tout ? Je m’acharnais alors sur mes ongles pour les ronger plus durement et tenter de les (me) faire disparaître, je mettais mes doigts en sang. La naissance de moignons me rendait encore plus honteux, je tentais alors de nouvelles approches auprès de mes parents dans l’espoir de trouver l’apaisement. Me réconcilier avec eux c’était me réconcilier avec la vie.

Toute ma vie j’ai recherché l’amour de mon père, de ma mère et de toutes les personnes proches dont je me suis entouré et qui devaient remplacer mes parents. Comme l’illusion créée par ces amours de substitution ne pouvait durer, j’ai changé souvent d’amis pensant chaque fois trouver des héroïnes et des héros auxquels je pouvais me soumettre en toute confiance. Pour entrer en relation avec mon père je m’effaçais et me mettais à l’écoute de ses longs monologues imprégnés de sagesse orientale sur l’avenir du monde. J’avais l’illusion d’un échange qui me faisait exister.

Mais aujourd’hui, grâce à vous Alice, un grand bouleversement est arrivé dans ma vie, j’ai enfin retrouvé les blessures de l’enfant que je fus et que je suis encore, car il revient petit à petit au centre de mon être.

Mes parents sont tous les deux artistes. Toute ma famille est artiste, très appréciée et idéalisée par le public.

Les louanges ne correspondant pas avec mon expérience, j’en ai déduit que je devais avoir tort, que j’étais mauvais. J’ai renoncé à écouter mes sentiments pour rejoindre le chœur des thuriféraires. Mon père avait des comportements compréhensibles, nécessaires et pardonnables, je pensais en chœur, avec tout le monde.

Je me souviens, à partir de l’âge de 5 ans mon père ne s’est plus intéressé à ses enfants. Il n’a plus été un père. Il ne manifestait aucune tendresse. Ne nous a jamais parlé de son pays natal et de sa famille qu’il avait quittés à l’âge de 20 ans. Nous n’avons rien su de nos grands-parents et les seuls souvenirs qu’il a daigné partager étaient quelques anecdotes.

À partir de l’âge de 6 ans, il a commencé à nous fouetter, mes deux frères et moi. Il enlevait notre pantalon et notre slip et couchés sur le ventre, sur ses jambes, il nous fouettait avec sa ceinture sur nos fesses nues. Ma mère pleurait, mais ne s’y est jamais opposée. Elle le regrette maintenant. Elle a d’ailleurs oublié quand cela a commencé. Les parents savent eux aussi très bien oublier ce qui les dérange…

Notre père ne nous a jamais donné une place dans le monde. Nous l’avons profondément perturbé. Il a nié notre existence. Quand nos cris d’enfants lui devenaient insupportables, nous avions droit aux coups de ceinture. Un jour il nous a tapés avec la boucle et nous a fait saigner. La punition corporelle n’était pas permanente, mais la menace de la punition, elle, l’était.

Je me souviens, j’avais 9 ans, chaque midi pendant toute l’année, nous déjeunions seuls avec notre père, il ne disait pas un mot. C’était le silence total. Nous posions quelques questions et comme elles restaient sans réponse nous nous résignions à son mutisme. Mon père alternait des périodes de réclusion en lui-même avec des périodes d’intense excitation où il était toujours isolé et nous, spectateurs de ses spirales jubilatoires qui emportaient son être vers des sommets et le délire. Il partait alors en hôpital psychiatrique pour subir des électrochocs et une cure de sommeil. Je me rappelle ma tristesse quand mon père partait pour l’hôpital, je perdais mon père qui lui perdait la raison. Il revenait plusieurs semaines plus tard en légume, complètement amnésique. Je me souviens de ce village avec ses ruelles, ses passages, ses coins secrets, traversés par une rivière d’eau vive qui divisait en deux notre immense terrain de jeux. Je me souviens de ces trois filles de mon âge qui étaient venues à ma rencontre pour me demander de les embrasser dans le noir ; pas comme ça,embrasse plus longtemps, disaient-elles. J’étais encore très ignorant, elles m’ont vite fait comprendre, je découvrais les joies et les affres de l’amour. Mes copines s’amusaient de mon innocence. Un jour elles m’avaient raconté avoir vu mon père embrasser une fille, une de ses élèves, il était alors professeur. J’en avais parlé à ma mère qui m’avait répondu que mes copines inventaient des histoires et que cela était très mal. Ma mère connaissait cette liaison et en souffrait, je l’ai su bien plus tard. Mon père n’avait pas pris la précaution de cacher aux yeux d’autrui sa relation avec une mineure. Ma mère accusait mes copines de mensonge. C’est ainsi que les parents se protègent et pensent protéger leurs enfants, mais en fait abandonnent leurs enfants à l’errance dans un monde devenu incompréhensible, car démuni de sens.
À cet âge je suis entré dans une grande solitude.

Les souvenirs reviennent. J’ai dans mon bureau en face de moi la photo de la classe de CM2 avec le maître qui battait les élèves avec des coups de pieds et des claques. Il jetait son canif à quelques centimètres des élèves, leur tirait et décollait parfois leurs oreilles. Il humiliait les élèves qui n’avaient pas été à la hauteur de ses exigences en froissant leur cahier de composition et en le leur faisant porter pendant plusieurs jours dans le dos pendant la récréation. Quand je suis revenu dans ce village, de grandes souffrances ont refait surface et j’ai eu la nausée. J’ai eu envie de vomir la violence de mon père entrée dans ma chair, la violence à l’école, le mensonge des adultes.

Quand j’avais 14 ans et mes frères 12 et 9 ans, il a quitté la maison pour partir en voyage. Il m’a expliqué que maintenant nous étions grands et que nous n’avions plus besoin de lui. Je l’ai cru. Peu de temps auparavant j’avais fumé du haschich avec lui pour la première fois. « Maintenant tu es grand et tu dois entrer dans le monde de la spiritualité », m’avait-il dit et cette entrée dans la fumée de la spiritualité m’a donné mal au cœur, je me suis retiré dans ma chambre qui était le salon, et j’ai vomi par la fenêtre. J’ai toute ma vie recherché mon père absent, toute ma vie j’ai recherché son amour et j’ai vomi mon véritable moi. Je l’ai défendu face à la critique virulente de mes frères. Plus tard, après de longues périodes d’absence, il passait vivre un peu avec nous. Il nous alertait en nous expliquant que la famille était un enfermement. La famille où il n’a jamais été un père et qu’il avait fuie. Je rencontre souvent des personnes qui me disent la chance que j’ai eue d’avoir un père si merveilleux. Je me suis souvent jugé immature et coupable de ne pas partager ce point de vue. Pendant longtemps j’ai pensé que j’étais faible et incapable d’aimer.

J’ai découvert récemment que toute ma vie durant j’ai eu peur de mon père et je n’en ai jamais eu conscience. Je n’avais pas confiance en moi. Exister c’était avoir le courage de m’affirmer devant un père qui n’a jamais supporté d’avoir des enfants, car il mettait en danger son équilibre narcissique. Il ne nous a jamais fait de place, ne nous a jamais protégés, n’a jamais été un père.

Ma mère était belle, aimante elle avait à mes yeux toutes les qualités. Jusqu'à très récemment, elle était la mère idéale. À l’adolescence, quand mon père revenu de voyage m’attirait dans sa folie, faisant monter en moi les premières bouffées de délire, ma mère représentait la terre ferme, la réalité, je m’accrochais désespérément à elle dans l’espoir de ne pas sombrer. À cette époque j’imaginais que si elle venait à mourir, je disparaîtrais aussi en poussière instantanément. Cette protection avait une contrepartie. Pour ne pas être abandonné, j’avais oublié depuis bien longtemps toutes les maltraitances qu’elle m’avait fait subir.

Quand j’étais bébé, ma mère pour suivre les conseils de sa mère me laissait crier, car il ne fallait surtout ne pas se laisser faire par un bébé, c’est comme cela que l’on fabriquait des enfants gâtés, disait-on. J’ai des traces vagues de souvenir de ces moments de solitude ou j’appelais désespérément ma mère, seul dans une chambre de l’immense maison où elle me laissait. Ma mère m’a raconté elle-même ses méthodes éducatives, en précisant qu’elle se souvient bien qu’une fois elle n’avait pas écouté les recommandations de sa mère et était venue me chercher dans mon berceau pour me prendre dans ses bras. Elle avait eu cette fois-là le courage de refuser de ne pas honorer sa mère en se pliant à ses méthodes tirées de la pédagogie noire.

À partir de l’âge de deux ans, ma mère, pour stopper mes colères, me mettait sous une douche ou dans un bain froid. Je me rappelle très bien la sensation d’étouffement, au contact de l’eau froide. Le procédé était très efficace. La suffocation stoppait net les cris. J’ai toujours lorsque je suis en colère la respiration qui devient courte et la sensation d’étouffer. Je n’arrive plus à trouver mes mots. La méthode était très efficace pour réduire au silence un enfant. Un matin, j’étais dans ma troisième année, elle a disparu sans rien me dire. En me réveillant, j’ai dit à ma grand-mère : « On m’a abandonné. » Une semaine plus tard, quand elle est revenue, je suis tombé malade. Je fais encore très souvent des rêves d’abandon. Je vis dans la peur d’être abandonné par ceux que j’aime.
Ma mère était belle, fille unique, elle était habituée pendant son enfance à être au centre de l’attention. Ses parents étaient admiratifs de leur petite merveille et louaient ses qualités, du moins quand ils la voyaient, car ils étaient tous les deux très pris dans leur vie professionnelle. Sa mère l’avait confiée a une cousine pendant de longues années afin de se consacrer à sa vie professionnelle et son patron qui n’était autre que son père.

Ma mère aimait être admirée par ses garçons. Elle exigeait de nous toujours la vérité. Son amour était conditionné au renoncement à notre intimité. Une relation que les psychiatres appellent un Œdipe affectif. Je me souviens, nous habitions près de Paris, j’avais 16 ans, elle a découvert un paquet de cigarettes dans ma poche. (Mon père, parti voyager dans le monde, car nous n’avions soi-disant plus besoin de lui, fumait). J’ai nié que je fumais. Ce fut une véritable catastrophe, j’avais trahi sa confiance, elle m’a bien fait comprendre que c’était terrible de mentir et m’a reproché vivement de l’avoir trahie. À cet âge, je dormais dans le salon. Pour aller dans les toilettes, je devais passer dans l’entrée où ma mère dormait. Un soir je l’ai surprise avec son amant caché sous les couvertures. Il était de cinq ans mon ainé. J’ai refoulé sur-le-champ et j’ai dit : tiens il y a le chat. Ma mère m’a raconté cette l’histoire, j’avais tout oublié. Depuis cette époque je n’ai plus aimé les chats, j’avais même parfois des réactions très violentes envers eux. Très récemment j’ai compris, je peux maintenant caresser à nouveau les chats, cependant, je reste un peu sur mes gardes.

La souffrance de l’enfant dont l’intégrité fut cruellement blessée est vivante, elle s’allège toujours plus et au cœur de cette souffrance je me retrouve seul et souvent heureux. J’ai maintenant de l’empathie pour la souffrance d’autrui. Quand la colère monte je l’accueille, la laisse exister et ne la décharge plus sur les autres. J’assiste aux manifestions de l’enfant qui tente encore parfois de s’effacer pour protéger ses parents en tentant de se dévaloriser, de se renier. Il ne tente plus de prendre possession de moi, il peut s’exprimer, dire sa colère. Je retrouve l’enfant libre que j’ai toujours été et qui n’a jamais encore vécu au grand jour. Il est encore temps. Avec lui je marche pour mettre à mal le mensonge, le déni qui cimente la cohésion sociale. Ce combat pour révéler la vérité cachée me demande de montrer mon vrai visage. J’espère ainsi découvrir le vôtre.

Jean


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