Lettre ouverte à Wolfgang Sofsky
Lettre ouverte à Wolfgang Sofsky, auteur d’un Traité de la violence
Monsieur,
J’ai lu votre Traité de la violence, dans sa traduction française, avec beaucoup d’intérêt. Vous exposez les divers aspects de la violence avec une précision et une volonté d’exhaustivité impressionnantes. Et l’idée de votre livre dont je me sois senti le plus proche est la dénonciation que vous faites de l’illusion selon laquelle la culture serait un rempart contre la violence.
Si je me permets de vous écrire, et surtout de vous écrire une si longue lettre, c’est qu’une forme de violence me semble avoir échappé à votre attention. Et une forme de violence qui, si vous en aviez tenu compte, aurait dû, à mon avis, modifier vos conclusions. D’autant plus qu’elle est massive et concerne la quasi-totalité de l’humanité depuis des millénaires.
Je veux parler de la violence faite aux enfants. Non pas la maltraitance reconnue comme telle aujourd’hui, et qui ne concerne qu’une minorité d’enfants, mais toutes les formes de violence qu’on a trouvé normal d’utiliser depuis les premières civilisations dotées d’une écriture pour éduquer les enfants. Il s’agissait et il s’agit encore souvent, dans la plupart des pays du monde, de bastonnades, de flagellations ou d’autres punitions traumatisantes qui ont toujours été considérées comme le seul moyen de bien élever les enfants. Un grand nombre de proverbes et de témoignages écrits ou iconographiques en témoignent. Dans les pays où ces punitions sont encore utilisées et où elles n’ont pas été remises en question, les enquêtes les plus sûres montrent qu’elles concernent 80 à 90 % des enfants (au Cameroun, par exemple, 90 % des enfants subissent la bastonnade à l’école et à la maison). De plus, elles sont infligées aux enfants de leur plus jeune âge à leur majorité et parfois au-delà, c’est-à-dire pendant toutes les années où leur cerveau se forme et où leurs neurones s’interconnectent. On sait aujourd’hui que ces connections ne se font pas de la même manière selon que les enfants sont soumis à la violence ou qu’ils sont élevés avec tendresse et respect. Il faut ajouter à cela, pour bien comprendre les effets ravageurs qu’elles peuvent avoir, que ces punitions sont infligées aux enfants par les personnes mêmes auxquelles ils sont le plus attachés, leurs parents et leurs maîtres, dont ils sont totalement dépendants et qui sont leurs modèles pendant de longues années.
Mais jamais dans votre livre vous n’évoquez cette forme de violence, malgré votre volonté d’être exhaustif. Et vous n’évoquez à aucun moment l’hypothèse qu’elle puisse être au moins une des causes des aspects les plus extrêmes de la violence humaine. Comment des enfants soumis dès le plus jeune âge, “pour leur bien”, par leurs principaux modèles, à de tels sévices qui se voulaient ou qui se veulent éducatifs, ne trouveraient-ils pas normal de les utiliser sur leurs ennemis, “pour le bien” de leur cause, lorsqu’ils se trouvent dans des situations de conflit ?
Tout au long de votre livre, vous raisonnez comme si les hommes naissaient adultes et comme si les conditions de leur éducation n’avaient pas d’influence sur eux. Or, une fois qu’on est informé de la réalité, de la quasi-universalité et des effets de la violence éducative, on ne peut plus raisonner sur la violence humaine en faisant abstraction de la violence ou de la menace de violence subie par la majorité des enfants à travers toute l’histoire de l’humanité.
Je me permets de vous donner ci-dessous un certain nombre d’exemples des modifications qu’on est obligé d’apporter à vos idées quand on a en tête la réalité de la violence éducative. Je note en gras, ci-dessous, vos affirmations suivies de mes réactions; Les numéros de pages sont ceux de l’édition Gallimard.
Bien cordialement,
Olivier Maurel, président de l’Observatoire de la violence éducative ordinaire.
- C’est l’expérience de la violence qui réunit les hommes (p. 12).
En fait, ce qui réunit aux autres hommes l’enfant qui vient au monde, c’est l’instinct d’animal social qui le porte vers sa mère dont il est entièrement dépendant, puis vers ses pairs dans l’expérience des jeux. Si l’enfant est bien accueilli et accompagné, il élargira ses relations et éprouvera du plaisir à entrer en société avec les autres. Il n’aura pas besoin pour cela de l’expérience de la violence. Et l’expérience de la violence, à partir du moment où les hommes se sont mis à pratiquer la violence éducative, se fait dès la petite enfance. Mais il ne s’agit pas, sauf cas de guerre, d’une violence infligée par des individus extérieurs à la société où vit l’enfant. Ce sont ses propres parents qui la lui infligent.
- Pour survivre, ils obéissent aux commandements et ils transfigurent la puissance du pouvoir en autorité (p. 16).
L’habitude d’obéir et de transfigurer “la puissance du pouvoir en autorité” est acquise dès la petite enfance sous les coups des parents. Si la volonté de survivre est alors bien présente chez l’enfant, il ne s’agit pas de la survie face à un danger extérieur à la société, mais face au pouvoir effrayant que représentent les parents. L’enfant se soumet pour ne pas être battu voire tué par eux (dans beaucoup de sociétés, les parents avaient droit de vie et de mort sur leurs enfants), et il conserve l’attitude de la soumission face à toutes les autorités violentes qui font écho à la violence de ses parents. Ou, par imitation, il cherche à imposer la même soumission à d’autres que lui.
- La protection face au voisin s’achète au prix de la servitude volontaire, de l’impuissance et de l’assujettissement (p. 16).
Cela me paraît en partie vrai. Mais la servitude volontaire, l’impuissance et l’assujettissement sont déjà expérimentés par chaque enfant, de longue date, sous l’autorité des parents.
- Si l’on n’y est pas nerveusement prédisposé, il faut une volonté absolue pour foncer effectivement sur l’autre et le frapper (p. 31).
L’habitude prise de la violence dans l’éducation qu’on a subie peut faire qu’on soit “nerveusement prédisposé” à “foncer sur l’autre et le frapper”. On n’est pas le même si on a été habitué à ce que tous les conflits avec les parents soient résolus par la violence ou si on a toujours été traité avec douceur et si les conflits ont été résolus par des mots plutôt que par des maux.
- Les mobiles de Gilles de Rais sont quasi impossibles à saisir. Ses états psychiques ne sont pas accessibles par quelque introspection ultérieure (p. 44).
- Ce qui rend si monstrueuses les boucheries de Gilles de Rais, c’est la combinaison de l’intelligence, de la passion et du rituel. Le froid calcul est intimement lié à l’ivresse sanguinaire, et l’ennui à l’inventivité propre à la bestialité humaine (p. 46).
- Il est passablement indifférent de savoir si Rais fut un sadique par disposition interne, un monstre à figure humaine ou un débile puéril. Il n’est pas davantage éclairant de jeter un regard de côté sur les conditions historiques. [...] La violence ne se réfère pas aux critères de telle ou telle civilisation. Elle entend toujours les outrepasser (p. 57).
Quand on sait que Gilles de Rais a été élevé par un grand-père lui-même débauché et criminel pour qui il avait gardé, au moment de son procès, une haine inextinguible, on s’étonne moins de voir le comportement de serial killer qu’il a eu, on s’étonne moins de ses rituels qu’on retrouve chez beaucoup de criminels et qui font écho souvent à ce qu’ils ont subi enfants. Ce que l’on voit à l’œuvre dans les abominations commises par Gilles de Rais, ce n’est pas la “violence humaine” abstraite, c’est la répétition de ce qu’il a sans doute subi enfant.
D’autre part, l’expression “bestialité humaine” (qu’on retrouve aussi page 162) n’est-elle pas en contradiction avec l’objet de votre livre, qui est de montrer que la violence a pour origine la culture ?
- La violence s’exalte indéfiniment. Une fois déchaînée, elle obéit au mouvement infini de l’excès : sa courbe ne connaît ni sommet ni terme. La tendance à l’absolu lui est immanente (p. 57).
Si la violence humaine tend à l’absolu, ce peut être pour la raison très simple que la violence éducative a pour effet de rompre dans le psychisme de ceux qui la subissent tous les barrages naturels à la violence, tous les processus naturels d’inhibition qu’on voit fonctionner chez les animaux réputés les plus cruels, notamment la capacité d’empathie. Quand cette capacité a été détruite et qu’on ne ressent plus la souffrance de l’autre, la capacité de violence devient effectivement sans limite.
- La violence libère le bourreau et met en pièces la victime. L’épanouissement du premier anéantit l’autre. Même s’il doit survivre, l’être humain ne sera jamais plus celui qu’il était. La violence agit avant même la première blessure. Une menace aiguë, énorme, brise les schémas de la conscience spatio-temporelle (p. 64).
- “Celui qui a été soumis à la torture est désormais incapable de se sentir chez soi dans le monde. L’outrage de l’anéantissement est indélébile. La confiance dans le monde qu’ébranle déjà le premier coup reçu et que la torture finit d’éteindre complètement est irrécupérable. Avoir vu son prochain se retourner contre soi engendre un sentiment d’horreur à tout jamais incrusté dans l’homme torturé : personne ne sort de ce sentiment pour découvrir l’horizon d’un monde où règne le principe d’espérance. Celui qui a été martyrisé est livré sans défense à l’angoisse. C’est elle qui dorénavant le mènera à la baguette de son sceptre.” Jean Améry [Par-delà le crime et le châtiment, Arles, 1995, p. 79] (p. 71).
- La violence faite à l’être humain perdure au-delà de l’instant où il a été blessé. Elle jette une ombre pesante sur les années qui restent à vivre à sa victime. Cette invalidité corporelle et mentale n’est pas une maladie, c’est une dévastation de la condition humaine (p. 73).
Il faut appliquer tout ce que vous écrivez sur les effets de la violence sur la victime à l’enfant qui subit, parfois quotidiennement et tout au long de son enfance, les coups de bâton de ses parents ou simplement la menace de ces coups. L’enfant qui a subi cela a été, comme vous le dites de la victime adulte de la violence, “mis en pièces”, “anéanti”, il “ne sera jamais plus celui qu’il était”, “les schémas de sa conscience spatio-temporelle” ont été “brisés”, il est devenu “incapable de se sentir chez soi dans le monde”, le premier coup reçu a “ébranlé sa confiance dans le monde” et c’est “indélébile”. “Avoir vu son prochain – à plus forte raison son père ou sa mère, c’est-à-dire ses bases de sécurité – se retourner contre soi engendre un sentiment d’horreur à tout jamais incrusté dans l’homme – ou dans l’enfant – torturé ou victime de bastonnade. Il est désormais mené “à la baguette du sceptre de l’angoisse”. “La violence faite à l’enfant perdure au-delà de l’instant où il a été blessé. Elle jette une ombre pesante sur les années qui restent à vivre à sa victime. Cette invalidité corporelle et mentale n’est pas une maladie, c’est une dévastation de la condition humaine.”
Comment peut-on parler de la violence humaine en général et de façon abstraite, comme si elle se trouvait de naissance dans l’enfant, ou comme si elle découlait uniquement de l’ordre et de la culture, alors que la majorité des hommes dont vous parlez ont subi cette violence dans leur âge le plus tendre, bien avant de l’infliger à d’autres ?
- [Le spectateur de la violence] prend un certain nombre de dispositions. Cette distance intérieure, cette indifférence morale sont loin d’aller de soi. Elles exigent des mesures pour se protéger des stimuli et bloquer la perception. Il fait quelque chose pour que la violence ne le concerne pas. Il se cuirasse, se met sur la défensive, tient à distance la vue qui s’offre à lui, combat l’impulsion involontaire qui lui ferait regarder ce qu’on ne peut pas ne pas voir (p. 94).
Il faut aussi appliquer ce que vous écrivez des spectateurs de la violence et des mesures qu’ils prennent pour se cuirasser à la majorité des enfants qui, depuis leur plus jeune âge ont vu leurs frères et sœurs, leurs copains, subir des punitions brutales de la part de parents qu’ils n’avaient pas le droit, ni, dans la plupart des cas, l’envie de critiquer, parce qu’ils en étaient totalement dépendants et avaient été dressés à les considérer comme des autorités incontestables. Quand on parle de la violence, peut-on négliger les effets d’un tel cuirassage, d’un tel blindage auquel ont été soumis la majorité des enfants ?
- L’homme dans la foule. Il se défait du poids de la solitude ; il n’est plus lui-même, il s’est oublié. Il est trop heureux de se laisser incorporer par la foule, afin de n’être plus contraint d’être celui qu’il est. La foule libère l’individu de lui-même (p. 103).
Votre raisonnement me semble une fois de plus extrêmement abstrait. Ce que vous écrivez s’applique essentiellement aux individus qui, détruits par une enfance où ils ont été violentés et humiliés, en sont arrivés à se mépriser et supportent donc mal de n’être pas distraits d’eux-mêmes. La solitude leur est effectivement un poids. Mais un enfant qui a été entouré d’affection a suffisamment d’estime de lui-même pour constituer à lui seul une bonne compagnie. La foule n’est en rien pour lui un besoin, encore moins une libération. Il risque donc beaucoup moins de se laisser emporter par une foule en humeur de persécution.
- L’interdit, la morale et la culture proviennent de l’expérience du meurtre en commun. Ce n’est pas la réflexion qui incite les hommes à devenir pacifiques, c’est la conscience d’une faute indélébile. (En note, allusion à la fois à Freud – meurtre du père – et à Hobbes) (p. 188).
Vous vous référez à Freud et à sa fable du meurtre du père de la horde. Je doute que ce soit une bonne référence. Freud n’a eu de cesse de faire retomber la culpabilité réelle des pères sur la culpabilité mythique des enfants. Voir la façon dont il a retourné le mythe d’Œdipe de manière que le vrai coupable, Laïos, y apparaisse comme une victime, et la vraie victime, Œdipe, comme responsable des pires crimes, ceux dont on a toujours accusé les boucs émissaires de toutes les civilisations : parricide, inceste et criminalité innée.
- “La nostalgie de la barbarie est le dernier mot d’une civilisation.” Cioran (p. 190).
Je doute fort que la nostalgie de la barbarie, au sens de cruauté, fasse partie des nostalgies d’un homme qui a été élevé sans violence, aimé et respecté (ce qui ne semble pas être le cas de Cioran).
- La violence n’est que la conséquence d’une culture orientée vers la transcendance de l’être. Ce rêve monstrueux de dominer la mort – c’est lui qui n’engendre que des monstres (p. 194).
- Les idées grandioses coûtent des sacrifices innombrables. Elles justifient la violence et la souhaitent. “Comme les vampires, les valeurs ont besoin de sang pour revigorer leurs énergies vitales (p. 318).
Je suis d’accord avec vous sur le danger des idées grandioses et des valeurs. Mais là aussi, l’importance qu’on leur accorde dépend en grande partie des conditions de l’éducation qu’on a reçue. Un enfant élevé dans l’affection et sans violence développe ses capacités d’empathie et la primauté de l’empathie renvoie les valeurs au second plan. Un individu qui a conservé ses capacités d’empathie ne sera guère porté à faire passer des idées, des valeurs avant le bien-être des autres. Le souci des autres sera toujours un frein intérieur à la sacralisation des idées. Il sera capable de prendre des risques pour les autres, mais sera peu porté à vivre, mourir et, à plus forte raison tuer pour des idées.
- La violence est le destin de l’espèce (p. 200).
Le conflit est le destin de l’espèce (humaine) comme de toutes les espèces. Mais la violence n’est pas notre destin, ou du moins, elle peut être sensiblement atténuée si les enfants ne sont plus soumis à la violence dès leur plus jeune âge.
- C’est parce qu’il n’est pas mené par ses instincts, mais qu’il est un être spirituel, qu’il peut se comporter de façon pire que la pire des bêtes (p. 200).
Oui et non. Effectivement, la violence éducative prive les enfants du plus fort des instincts sociaux : l’empathie, et elle pervertit les deux principaux autres instincts sociaux : l’attachement (en mettant les enfants qui ont subi la violence sous la dépendance des individus les plus violents) et l’imitation (en l’appliquant à la violence qui devient le comportement préférentiel).
- Les strates les plus primitives de l’âme sont ce qu’il y a de véritablement immortel (p. 201).
Les strates primitives de l’âme (et du corps !) qui sont la volonté de vivre, l’attachement et l’empathie ne font pas de nous des êtres violents par nature. C’est la violence éducative qui, en détruisant en nous les processus naturels d’inhibition de la violence et d’empathie présents chez nos cousins les grands singes, et en fournissant aux enfants des modèles de violence, valide et perpétue l’agressivité enfantine qui, normalement, s’atténue et tend à disparaître à partir du moment où l’enfant peut s’exprimer par le langage.
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