C’est seulement quand se produit un changement dans l’enfance que les sociétés commencent à progresser dans des directions nouvelles imprévisibles et plus appropriées.

Lloyd de Mause, président de l'association internationale de Psychohistoire.

Les enfants gâtés, un sujet de plainte immémorial

Nous publions ci-dessous la traduction d’un article récent d’Alfie Kohn publié sur son site sous le titre Spoiled Rotten -- A Timeless Complaint, version longue d’un article paru le 18 juillet 2010 dans la rubrique “Outlook” du Washington Post. Cet article nous a semblé apporter un éclairage utile sur plusieurs points : la façon dont les enfants et les jeunes sont décriés à chaque génération comme si le problème avait pris des proportions jamais égalées ; le manque de données scientifiques à l’appui dans les livres sur l’éducation (la « preuve par l’anecdote ») ; l’amalgame conceptuel dans ces mêmes livres entre des catégories de problèmes différents, voire diamétralement opposés (permissivité et autoritarisme ou violence ; négligence ou abandon, et contrôle excessif), pour en tirer les mêmes conclusions vagues ; enfin, la tendance à conclure de tout cela pour donner aux parents des conseils qui poussent l’éducation dans une direction encore plus traditionnelle et plus « contrôlante » qu’elle ne l’est déjà.


Les enfants gâtés, un sujet de plainte immémorial

Par Alfie Kohn

Lorsqu’on parle des enfants et de la façon de les élever, il semblerait que notre culture n’ait qu’une seule chose à dire. Toute personne qui lit les journaux, les magazines, les blogs ou qui va dîner chez des amis sait cela par cœur : aujourd’hui, les parents ne savent plus fixer des limites à leurs enfants, ou bien ils ne veulent plus le faire. Au lieu de leur inculquer la discipline, ils les dorlotent, les idolâtrent, font des pieds et des mains pour leur éviter la frustration et préserver leur estime d’eux-mêmes. Avec pour résultat une génération d’enfants narcissiques et indisciplinés, qui s’attendent à ce que tout se passe comme ils le veulent et croient que tout leur est dû, et ce ne sera pas drôle – ni pour eux, ni pour notre société – le jour où ils seront confrontés à la dure réalité du monde. Lisez dix articles ou dix livres sur le sujet, et vous vous demanderez s’ils ont tous été écrits par la même personne, tant le discours est uniforme.

Le principe de base consiste à dire que les dimensions du problème sont sans précédent. Ce qui se passe aujourd’hui est sans commune mesure avec l’époque où les parents n’avaient pas peur de poser aux enfants des exigences élevées ni de leur laisser faire l’expérience de l’échec. Raison pour laquelle aucune génération d’adolescents et de jeunes adultes n’a jamais été aussi égocentrique que la génération actuelle.

Croyez-en le journaliste Peter Wyden, dont le livre sur ce sujet porte en couverture l’image d’un enfant étalé sur un divan et mangeant du raisin tandis que maman l’évente et que papa tient l’ombrelle pour le protéger du soleil. Il est devenu « de plus en plus difficile de dire “non” [aux enfants] et de s’y tenir », affirme-t-il.

Ou encore, écoutez les reproches de cette mère qui explique que c’est la faute des spécialistes progressistes du développement de l’enfant si ses gamins semblent maintenant croire qu’ils « ont priorité sur tout et tout le monde ».

Ou lisons cette critique bien sentie parue dans The Atlantic. Certes, concède l’auteur, les enfants ont toujours été en quête de plaisir, mais ceux qui enseignent de longue date nous disent que ce à quoi nous assistons aujourd’hui « est différent de tout ce que nous voyions autrefois chez les jeunes ». Les parents les éduquent « timidement », et les enfants d’aujourd’hui obtiennent tout si facilement qu’ils n’acquièrent plus aucune autodiscipline. Ne parlons même pas des valeurs traditionnelles : il n’y a plus que le « culte du moi1 ».

Tout cela est très convaincant. Sauf que j’ai oublié de vous dire que ces trois critiques n’offraient peut-être pas les meilleurs arguments contre les parents et les enfants d’aujourd’hui, parce qu’elles ont été publiées respectivement en 1962, 1944 et 1911.

La révélation que les gens disaient presque exactement la même chose il y a un siècle qu’aujourd’hui devrait nous inciter à plus de prudence. De fait, plus nous regardons de près les récriminations de la sagesse populaire à propos de l’éducation des enfants, moins nous les trouvons défendables.

Examinons en particulier les trois questions suivantes : Les parents sont-ils aujourd’hui trop complaisants (ou surprotecteurs) ? Les enfants d’aujourd’hui sont-ils plus narcissiques que ceux des générations passées ? Et la première proposition est-elle la cause de la seconde ?

Les parents sont-ils de mauvais parents ?

Tout le monde a une anecdote à raconter sur un parent qui protège trop son enfant ou qui lui laisse faire n’importe quoi. Mais ces anecdotes sont-elles représentatives des parents américains en général ? Existe-t-il une étude qui ait calculé, par exemple, combien de parents pouvaient être classés comme « permissifs » – à supposer que l’on puisse se mettre d’accord sur la définition de ce mot ?

Non. Malgré mes efforts pour éplucher les bases de données disponibles – tant universitaires que généralistes – et pour interroger les plus grands spécialistes dans ce domaine, je n’ai rien trouvé. Les experts n’ont aucune idée du nombre de parents qui, aujourd’hui, seraient soit permissifs, soit « punitifs », soit attentifs aux besoins de leurs enfants sans être ni permissifs, ni punitifs.

Il n’est donc pas étonnant que personne ne puisse dire si la parentalité a changé au cours des années – et si oui, dans quel sens. Les chercheurs ont montré que telle pratique a plus de probabilités de produire tel résultat, mais lorsqu’on leur demande de quantifier ces pratiques, ils haussent les épaules. Comme pour la permissivité, « on ne trouve à peu près aucune donnée scientifique sur l’interventionnisme parental », explique le psychologue Neil Montgomery, de l’université d’Etat Keene (qui utilise l’expression américaine familière helicopter parenting, désignant les parents « surprotecteurs » qui interviennent constamment dans la vie de leur enfant2). Les nombreux articles et livres publiés sur ce phénomène donnent l’impression d’une tendance, mais en réalité, ils reposent uniquement sur un certain nombre d’anecdotes soigneusement sélectionnées.

Ce que nous savons très bien en revanche concernant les pratiques d’éducation, c’est que le châtiment corporel demeure extrêmement populaire dans notre pays [les Etats-Unis]. Dans un sondage de 1995, 94 % des parents d’enfants d’âge préscolaires reconnaissaient avoir frappé leur enfant dans l’année écoulée, un fait difficilement conciliable avec l’idée que les parents seraient devenus plus doux ou plus humains. (Même si la fessée était devenue plus rare, cela ne prouverait bien sûr pas davantage que les parents seraient devenus plus permissifs, ni même qu’ils puniraient moins.)

Il est intéressant aussi de noter que la grande majorité des livres, séminaires et articles de presse sur le parentage sont aujourd’hui consacrés non à la réponse aux besoins des enfants, mais aux moyens d’obtenir d’eux qu’ils fassent ce que nous leur disons. Certaines des méthodes conseillées ont évolué au fil des années, mais le but est toujours l’obéissance.

L’un des moyens recommandés est de féliciter les enfants lorsque nous sommes contents d’eux ou impressionnés par leur performance. La formule typique employée dans ce but est : « Tu as fait du bon travail ! » C’est une récompense verbale – et l’image inversée de la punition. A la réflexion, on pourrait dire la même chose de beaucoup de parents qualifiés de « surprotecteurs » : il s’agit davantage d’exercer un contrôle que d’être indulgent. Pourtant, féliciter régulièrement l’enfant ou venir systématiquement à son secours est généralement interprété comme le signe qu’on encourage trop l’enfant.

Les critiques ont également tendance à amalgamer entre eux toutes sortes de problèmes supposés qui sont en réalité très différents les uns des autres : on dit que les enfants ont un emploi du temps trop chargé, qu’on les pousse trop à réussir, mais aussi qu’on leur donne des bonnes notes trop facilement, que les parents gèrent tous les détails pour eux, qu’on les protège de l’échec, qu’on ne leur impose pas une discipline suffisante, etc. Ce manque de rigueur conceptuelle permet aux auteurs de s’en sortir par des affirmations vagues et non démontrées. Le but étant généralement de pousser les pratiques parentales vers encore plus de traditionalisme et de contrôle.

Les enfants sont-ils trop égocentriques ?

Quand la discussion en vient à qualifier les enfants eux-mêmes, on remarque la même confusion dans les griefs : les enfants sont grossiers, manquent de repères moraux, sont matérialistes, provocateurs, égocentriques, trop satisfaits d’eux-mêmes, etc. Là encore, il faudrait dire que ces caractéristiques diffèrent beaucoup d’un enfant à l’autre, et que leur présence aurait besoin d’être démontrée.

Ce qui est interchangeable, en revanche, aussi bien pour la forme que pour le contenu, ce sont les critiques elles-mêmes, à en juger par les titres des livres les plus récents3 et des innombrables articles qui paraissent dans la presse populaire. Croyez-m’en : si vous en avez lu un, vous les avez tous lus. Tout comme le leitmotiv des « parents permissifs », l’idée que les enfants sont imbus d’eux-mêmes et incontrôlables existe depuis des dizaines, voire des centaines d’années – en dépit des critiques qui affirment que c’est aujourd’hui pire que jamais. Jean Twenge, auteur de Generation Me et de The Narcissism Epidemic, montre ses lettres de créance conservatrices par des attaques en règle contre tout ce qui s’écarte d’une parentalité à l’ancienne et d’un retour aux bases de l’éducation. Mais, contrairement à la plupart de ses homologues, elle a recueilli quelques données factuelles – que les médias ont largement accueillies et commentées, le plus souvent sans la moindre critique.

Avec son collègue psychologue W. Keith Campbell, Twenge a analysé des enquêtes sur les jeunes menées depuis plusieurs décennies et en a conclu que, comparés aux groupes du début, les jeunes des groupes les plus récents déclaraient s’aimer un peu plus, avoir davantage confiance en eux, ou obtenaient davantage de points dans les questionnaires destinés à mesurer le narcissisme.

Cependant, d’autres chercheurs ont contesté ces découvertes et émis un certain nombre de réserves sur la méthode suivie par Twenge : cela a-t-il un sens de considérer comme une seule « génération », comme elle le fait à un moment donné, tout ce qui va de l’école élémentaire à des jeunes adultes de 30 ans et plus ? Les échantillons de jeunes sont-ils réellement comparables entre les anciennes et les nouvelles études ? Enfin, les questionnaires établis sont-ils valables ? Deux groupes de chercheurs ont conduit séparément leurs propres analyses – avec des données additionnelles pour l’un deux – et n’ont trouvé aucune différence significative entre les générations.

La question intéressante est donc de savoir pourquoi nous sommes si nombreux à avoir envie de croire que les enfants d’aujourd’hui ont trop confiance en eux ou sont trop égocentriques. Les spécialistes de la psychologie sociale ont montré que nous remarquons et nous souvenons sélectivement des cas qui confirment nos suppositions – raison pour laquelle la « preuve par l’anecdote » est si peu fiable : Regardez ce parent qui se laisse faire comme une mauviette ! Et ma cousine connaît un garçon de vingt ans qui refuse de travailler. Je savais que c’était comme ça !

Mais comment choisissons-nous ces croyances au départ ? Dans un article publié début 2010 dans la revue Perspectives on Psychological Science, Brent Roberts, Grant Edmonds et Emily Grijalva, chercheurs à l’université de l’Illinois, expliquent que l’expression « génération du Moi » – l’étiquette racoleuse et ironique choisie par Twenge – désigne en réalité un âge de la vie et non une époque particulière de l’Histoire : « Chaque génération de jeunes est fondamentalement plus narcissique que ses aînés, non à cause de changements dans la culture, mais à cause de tendances liées à l’âge dans le développement de chaque individu. »

En ce sens, poursuivent-ils, « lorsqu’on dit à des individus plus âgés que les jeunes deviennent de plus en plus narcissiques, ils peuvent avoir tendance à approuver parce qu’ils prennent pour un phénomène de génération le fait que les jeunes soient simplement plus narcissiques qu’eux-mêmes le sont à présent. Cette confusion augmente la probabilité que les individus plus âgés acceptent l’argument de la “génération du Moi” malgré son absence de preuves empiriques. »

Autrement dit, « chaque génération est une génération du Moi. Du moins, jusqu’à ce qu’elle grandisse. »

Une question de relations de cause à effet

Il n’existe donc aucune preuve que les parents actuels soient trop permissifs, ou qu’ils soient plus permissifs qu’autrefois. Et, les affirmations de Twenge n’ayant pas été corroborées, il n’est pas prouvé non plus que les jeunes d’aujourd’hui soient plus narcissiques. Mais, même si les deux affirmations étaient vraies, les critiques devraient encore prouver que le second phénomène dérive du premier. Ce qui est très loin d’avoir été démontré jusqu’à présent.

De fait, trois études différentes, et sans relation entre elles, jettent un doute sérieux sur cette proposition. La première, publiée en mai [2010] dans Pediatrics, a montré qu’il existe effectivement une pratique parentale corrélée au fait que les enfants deviennent plus difficiles et se sentent facilement frustrés. Et ce n’est pas la fameuse « permissivité », mais… la fessée.

La deuxième étude, menée par deux sociologues, a étudié l’affirmation selon laquelle des élèves ayant des attentes irréalistes – dans ce cas, concernant leur entrée à l’université – risquent d’« imploser » lorsqu’ils devront affronter la dure réalité. Après avoir analysé des données concernant des milliers de jeunes, ils n’ont trouvé « pratiquement aucun dommage émotionnel à long terme » chez ceux dont les attentes ne se réalisaient pas.

Enfin, dans une petite étude non publiée sur les effets du « parentage interventionniste » sur les étudiants d’université, le psychologue Neil Montgomery (déjà cité) n’a trouvé chez les étudiants qu’il a suivis de près aucun sentiment que « tout leur est dû » ni aucune tendance à exploiter les autres ; au contraire, s’il y avait un effet, c’était plutôt une certaine anxiété – et en même temps, ces étudiants montraient des qualités positives telles que « la capacité à aimer, le sentiment d’être soutenus, la capacité d’établir des liens sociaux ».

Même si un chercheur nous montrait que les jeunes d’aujourd’hui sont effectivement d’un égocentrisme inhabituel, nous pourrions très bien attribuer cela au fait que, dans l’Amérique actuelle, on valorise d’une façon extraordinaire la performance et la compétition, et que l’enseignement scolaire se concentre sur des compétentes strictement délimitées, sur un contrôle beaucoup trop standardisé, sur des montagnes de devoirs à la maison, et sur la course aux récompenses, aux distinctions et à l’entrée dans les meilleures universités. Or, des recherches antérieures ont montré que les individus qui ont l’esprit de compétition – ou à qui on demande d’être compétitifs – tendent à être moins empathiques et moins généreux.

Quoi qu’il en soit, ni la logique, ni les données disponibles ne semblent conforter l’accusation largement acceptée selon laquelle nous serions trop faibles avec nos enfants. Mais cette supposition continue à être accueillie favorablement par la plus grande partie de l’opinion, toutes tendances politiques confondues. Il semblerait donc que nous ayons enfin trouvé là quelque chose pour rassembler la droite et la gauche : une critique infondée des parents, une vision peu flatteuse des enfants, et des certitudes douteuses sur le lien de cause à effet entre les deux.

© 2010 by Alfie Kohn www.alfiekohn.org
Traduction et notes : Catherine Barret.


1. En français dans le texte.
2. En français, on pourrait peut-être parler, pour rendre l’idée de « voler au secours de l’enfant », de « parentalité (ou parentage) secouriste ».
3. Overindulged Children, Spoiling Childhood, The Myth of Self-Esteem, The Epidemic, Pampered Child Syndrome, The Omnipotent Child, Generation Me, The Narcissism Epidemic : tous ces titres sur l’enfant gâté, le mythe de l’estime de soi, l’enfant omnipotent et l’épidémie du narcissisme pourraient se comparer aux nombreux livres parus en France sur les enfants rois ou enfants tyrans et sur les parents sacrifiés. Quelques exemples : De l'enfant-roi à l'enfant-tyran (Didier Pleux), Enfants-rois, plus jamais ça ! (Christiane Olivier), Parents, osez vous faire obéir ! (Stéphane Clerget), etc.


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