Les enfants n'ont pas besoin d'être éduqués, mais d'être accompagnés avec empathie.

Jesper Juul.

Les Châtiments corporels de l’enfant, par Daniel Delanoë

Les Châtiments corporels de l’enfant - Une forme élémentaire de la violence, de Daniel Delanoë, un livre paru en octobre 2017 aux éditions Érès (lire le sommaire).


Les Châtiments corporels de l'enfantCompte-rendu de Jean-Pierre Thielland, membre de l’OVEO

Daniel Delanoë est psychiatre et chercheur associé à l’INSERM, il s’est récemment prononcé pour la promulgation d’une loi qui interdise les punitions corporelles 1.

Il vient d’écrire un livre qui établit un état des lieux des connaissances sur la nocivité de la violence éducative. Il aborde les aspects cliniques, mais aussi anthropologiques de cette question de la violence exercée sur les enfants pour les "éduquer". Il met en avant la dimension sociale de cette violence pour en comprendre l’origine et les fondements.

Une violence inutile et toxique

Dans sa préface, Marie-Rose Moro 2 dénonce cette violence éducative et se prononce pour une loi qui interdise cette "violence inutile et toxique". Afin d’aider les familles à se passer durablement de la violence éducative elle insiste sur la nécessité de permettre au groupe familial "d’élaborer de nouveaux sens" qui n’excluraient pas le membre le plus vulnérable du groupe : l’enfant.

Curieusement, elle écrit (p. 15), qu’"utiliser la violence face à un enfant, faible par définition, n’est jamais considéré comme une manière de se faire respecter mais comme un abus de pouvoir, ou un signe de faiblesse". Une analyse que ne semblent pas corroborer les enquêtes régulièrement conduites auprès des familles qui pratiquent la violence éducative ordinaire.

Un problème d’abord social

D. Delanoë pose d’abord une question clinique : comment concilier l’alliance thérapeutique avec les familles qui consultent pour leur enfant et la nécessité de protéger cet enfant en demandant aux parents de cesser de le battre ?

Son travail d’écriture s’appuie sur une recherche débutée en 2011 et basée sur une soixantaine d’entretiens portant sur "l’expérience et les représentations de personnes ayant subi et/ou pratiqué des châtiments corporels". Pour lui, le problème est d’abord un problème social : "Les châtiments corporels sont un élément d’une violence sociale plus large ils ont pour fonction d’imposer dans les corps le principe de la soumission à la hiérarchie et la reproduction des rapports de domination."

Justifications culturelles des châtiments et rôle de la psychanalyse

Cette seconde partie du livre confirme sans surprise la pratique sur tous les continents et dans toutes les religions de la violence éducative par des adultes qui ont eux-mêmes été frappés dans l’enfance. Daniel Delanoë cite notamment le témoignage de personnes originaires du Portugal où la violence des châtiments est particulièrement intense.

Dans ce chapitre, l’auteur remet en cause une pensée psychanalytique qui considère l’enfant comme responsable des coups qu’il reçoit et le présente comme recherchant la souffrance. A partir des travaux de Marie Balmary, est rappelé le revirement de Freud qui l’a conduit à renoncer à la théorie du traumatisme. Toute la dernière partie de ce second chapitre est consacré à la théorie psychanalytique et au refus de Freud de voir la réalité de la maltraitance subie dans leur enfance par ses patients.

Ferenczi est cité à travers son texte Confusion de langue entre l’adulte et l’enfant et sa prise de position en faveur de la théorie du traumatisme. Puis sont repris les travaux de J.-F. Masson à propos de la mise en évidence, vers 1860, des sévices subis par les enfants grâce aux rapports médico-légaux d’Ambroise Tardieu. D. Delanoë conclut ce chapitre en observant que les psychanalystes d’aujourd’hui se soucient peu de l’impact de la violence éducative ordinaire.

Les logiques de la violence
Hiérarchie sociale et violence éducative

Comme il l’écrit en introduction du livre, Daniel Delanoë insiste sur la responsabilité des rapports sociaux dans la production ou non de châtiments corporels à l’encontre des enfants. Selon lui, "la violence éducative est socialement construite". Il s’appuie sur les travaux de l’anthropologue Margaret Mead, qui a travaillé avec des tribus de Nouvelle-Guinée, pour attribuer à un système social très hiérarchisé l’origine des châtiments corporels. Il cite les travaux d’Ashley Montagu qui a recensé seize sociétés sans violence "ni entre adultes ni entre adultes et enfants" et qui remet en cause la théorie d’une violence innée. Ce chapitre est consacré aux peuples qui se sont appliqués à éviter toute violence physique à l’égard des enfants et ont développé des systèmes basés sur la coopération, où l’agression, la violence et la guerre sont dévalorisées.

Les sociétés de chasseurs-cueilleurs sont caractérisées comme moins violentes à l’égard des enfants, contrairement aux sociétés agraires ou industrielles. "Les chasseurs-cueilleurs ont besoin d’individus capables d’initiative, d’indépendance, de coopération avec les autres dans un rapport d’égal à égal…" A contrario, "les sociétés agraires et industrielles organisent la production dans des relations hiérarchiques et inégalitaires"…

La constante observée est que le caractère égalitaire des sociétés de chasseurs-cueilleurs serait un facteur protecteur et favoriserait l’absence de violences à l’encontre des enfants. Pour les sociétés hiérarchiques et industrielles, la conjonction de rapports sociaux discriminants et de la domination masculine augmente la fréquence de la violence éducative.

Les évolutions législatives dans l’histoire

Daniel Delanoë retrace ensuite l’évolution dans l’histoire de l’usage des châtiments corporels socialement admis, notamment pour punir les délits, en lien avec l’évolution des pratiques punitives dans la famille jusqu’à la récente loi de 2016 sur la protection de l’enfance. Il en conclut que les processus de démocratisation des sociétés ont accéléré l’atténuation de la violence pratiquée sur les enfants. Sont précisées les évolutions pénales et l’ambiguïté persistante due à l’existence du fameux "droit de correction" à l’intérieur de la sphère familiale.

Toute une partie est ensuite consacrée aux récentes tentatives pour interdire légalement la violence éducative en France. Cette analyse est très détaillée et montre bien les atermoiements du gouvernement de l’époque, l’ambiguïté de l’amendement finalement rejeté et l’absence de réelle volonté politique sur le sujet. Une phrase de Laurence Rossignol montre bien que la protection des enfants ne pèse pas lourd face aux enjeux politiciens de l’époque : "On est dans un pays qui connaît des tensions complexes, avec des camps qui sont prêts à s’affronter pour un bout de foulard ou une fessée. Il faut apaiser, surtout dans un contexte qui concerne la paix et l’absence de violence dans la famille."

Daniel Delanoë considère que l’influence encore importante de l’Église catholique en France serait en grande partie à l’origine de ce refus de légiférer contre la violence éducative ordinaire. Il cite Christine Delphy, une féministe qui a pris parti pour les droits de l’enfant dans la sphère privée de la famille : "Comment justifier sur le fond que les sociétés qui ont aboli l’esclavage […] traitent des êtres humains […] comme des propriétés d’autres êtres humains ?"

Enfin, à partir des travaux de Joan Durrant, D. Delanoë retrace l’historique de la loi suédoise de 1979 qui a aboli la violence éducative en Suède et les effets engendrés sur la société suédoise, caractérisée comme "pionnière dans l’égalité des sexes et le droit de la famille". Il évoque enfin le débat introduit par le psychiatre suédois David Eberhard, qui considère que "les enfants ont pris le pouvoir en Suède".

La consultation clinique

Dans cette partie, assez courte, Daniel Delanoë revient sur la question de la clinique, il insiste sur la place importante qu’il accorde aux entretiens avec les familles et sur ce qu’il nomme "une relation thérapeutique démocratique de partage des connaissances".

L’entretien avec les parents est orienté autour de la relation éducative en famille et des éventuelles punitions corporelles. Daniel Delanoë y apporte une information, "un partage de connaissances" sur les effets négatifs de la violence éducative. Ces échanges sont souvent bien accueillis par les familles et permettent de mettre en place cette alliance thérapeutique nécessaire à la réussite des soins. Ces entretiens permettent parfois de revenir sur l’enfance des parents et de pouvoir démarrer "un processus d’élaboration de l’histoire familiale", indispensable levier d’un éventuel changement de pratique.

Daniel Delanoë précise que l’arrêt des punitions corporelles demeure une condition essentielle à la réussite de la thérapie et il observe que cela est rarement demandé, du fait "de l’ignorance des effets des châtiments corporels" par la plupart des thérapeutes. C’est l’une des raisons qui lui font souligner l’importance d’une loi au civil qui interdise les châtiments corporels, comme en Suède.

S’appuyer uniquement sur la compassion des parents pour faire cesser la violence éducative est bien souvent insuffisant, selon lui, les parents changent leur comportement éducatif parce qu’ils sont sensibles à la "légitimité médicale". Mais il ajoute cependant que si la "violence éducative perd de sa pertinence", elle reste légale. Et pour que les droits de l’enfant soient entiers, il est indispensable de passer par une loi.

Il constate aussi que le fait d’accorder une attention particulière aux châtiments corporels permet bien souvent d’en faire émerger l’effet traumatique dans le cadre de psychothérapies d’adultes.

La violence éducative : une forme de l’oppression sociale

Dans sa conclusion, D. Delanoë revient sur son postulat de départ qui attribue la nature des rapports de parenté à des causes sociales et non psychologiques. Il y a, selon lui, un processus où du social devient du parental, il s’appuie en cela sur les travaux de Maurice Godelier : "Partout et toujours des rapports sociaux qui n’ont rien à voir avec la parenté pénètrent dans les rapports de parenté et les subordonnent à leur reproduction. Du social devient du parental." Son analyse le conduit à considérer que les enfants, à l’intérieur de la sphère familiale, sont une catégorie d’humains dominés par un système social autoritaire, fortement hiérarchisé.

Il écrit à propos de la pratique de la violence éducative : "On reconnaît ici la marque des discours de domination, qui justifient la condition inférieure et la violence aux dominés en construisant une représentation de ceux-ci comme étant moins humains, inférieurs et mauvais par nature, que l’on retrouve dans les dominations de sexe, de classe et de caste dans l’esclavage, le colonialisme, le racisme, le nationalisme…"

Du fait de la dépendance objective des enfants à l’égard de leurs parents, cette domination parentale serait masquée par les relations affectives et par ce lien de dépendance mais resterait un rapport social de domination entre parent et enfant. La violence éducative est donc considérée comme une forme de l’oppression sociale et également un élément de reproduction de cette oppression dans la mesure où elle engendre des rapports sociaux violents et autoritaires.



  1. “La France fait un pas pour bannir les punitions corporelles contre les enfants”, AFP 2 juillet 2016 et Le Monde 2 avril 2017, voir notre revue de presse. Daniel Delanoë est également membre de l'OVEO et de l'association StopViolence.[]
  2. Psychiatre, professeur des universités, directrice de la Maison des adolescents (Maison de Solenn), hôpital Cochin.[]

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