L’enfant-roi, les limites, l’autorité et la discipline
Par Cris, membre de l’OVEO
Quand on parle d’« enfant roi »1, et qui plus est d’enfant tyran, on veut dire que l’enfant en question fait ce qui lui plaît sans aucune contrainte. Et par là, qu’il suit son seul intérêt, sans se préoccuper de celui des autres. Il deviendrait égoïste, amoral, éventuellement déplaisant, voire agressif. L’enfant roi est donc défini par le fait qu’on ne lui pose aucune limite. C’est ce manque de limite qui en ferait un asocial potentiellement délinquant.
Limites
Tout d’abord, il faut distinguer les limites indispensables des autres. Sont nécessaires, celles qui empêchent de causer un tort certain, à soi ou à autrui. Les autres limites sont autoritaires ou égoïstes.
En effet, l’intérêt du parent ou autre adulte est souvent privilégié par rapport à celui de l’enfant. L’enfant doit habituellement faire ce que le parent veut. La volonté des enfants est communément considérée comme un caprice. Or, c’est bien dans cette inégalité, dans ce manque de considération de la volonté de l’enfant, que réside l’égoïsme. L’enfant, d’autant plus qu’il est jeune, se développe surtout par imitation2. L’égoïsme parental de la mésestime de la volonté de l’enfant lui apprend donc à être lui-même égoïste.
Quant aux limites autoritaires, voire autoritaristes, c’est encore, pour une part, de l’égoïsme parental. Le parent privilégie sa propre volonté d’autorité (d’être obéi, de diriger, de superviser la vie de l’enfant...).
Les limites autoritaires ont aussi pour fonction d’inculquer « LA Loi ». Ces règles sociales intériorisées sont notamment censées « apprendre » à se préoccuper aussi des autres. Mais cela ne peut pas fonctionner. Poser des limites alors qu’il n’y a pas méfait envers autrui (ce qui serait une limite nécessaire) apprend aux enfants à se soumettre à l’autorité et aux ordres, les frustre et peut les conduire à la rébellion pour elle-même. Cela n’apprend donc pas à se préoccuper d’autrui. L’obéissance aux règles n’est pas par considération des autres, mais par soumission, docilité, parfois peur et en fait par intérêt personnel : à être bien vu, considéré par ses parents, par peur inconsciente ou de la punition. À l’opposé, si seules les limites indispensables sont suivies3, sans menace ni autre violence, l’enfant est respecté, et ni privé de liberté, ni frustré, quand cela peut être évité. Dans ces conditions, il développe le respect et la liberté, en étant lui-même considéré, et non « cadré » (au sens de restreint par de nombreuses limites). Il est alors disposé à comprendre que les autres aussi ont des intérêts qui doivent être considérés, comme le sont les siens. Évidemment, ceci peut uniquement fonctionner si ses propres intérêts sont suffisamment considérés. S’installe, dans ce cas, une bonne base, que les limites non indispensables n’ont pas viciée. Il faut encore y ajouter l'explication des raisons des limites restantes. Celles qui sont pour éviter de se faire mal doivent lui apprendre à discerner le danger. Cela ne concerne pas directement la considération pour autrui, le sens moral. Mais cela lui fait identifier des maux qui ne seraient pas plus plaisants pour d’autres que pour lui. Les limites pour ne pas nuire à autrui sont des occasions de lui faire comprendre que ne compte pas seulement son intérêt. Chacun doit aussi tenir compte d’autrui. Pour cela, il faut que les limites soient toujours indispensables. Quand quelque chose ne cause pas de tort sérieux à autrui ou à lui-même, comment lui expliquer qu’il ne doit pas le faire ? Non, il faut toujours justifier une limite à sa liberté par un intérêt supérieur inconciliable.
Les humains sont des êtres sociaux, qui sont, dès la naissance, dépendants et poussés vers les autres. Le développement de l’empathie est spontané, et conduit logiquement au sens moral. Seulement, au lieu de la favoriser, une éducation autoritaire l’entrave, en voulant imposer une morale par des motivateurs extrinsèques (punitions et récompenses). Ainsi, l’accent est mis sur les conséquences pour la personne sanctionnée, et non pour les autres. De plus, l’expression des émotions est réprimée, quand ce ne sont pas directement les émotions mêmes. Les adultes interdisent les pleurs, la colère, la tristesse aux enfants, qui perdent encore plus leur sensibilité et leur empathie. Leurs intérêts ne sont pas pris en compte à leur juste valeur. Ce manque de considération envers eux détruit en même temps celle qu’ils pourraient avoir envers les autres. Ils ne s’intéressent donc plus au sort des autres, parce que le développement de leur propre empathie a été étouffé par le manque de considération à leur égard.
Les limites nécessaires ne légitiment pas de ne pas chercher d’alternative pour ne pas brimer inutilement l’enfant. On peut souvent proposer autre chose, d’aussi attrayant ou presque, mais qui évite tout préjudice. C’est encore une occasion de faire comprendre en quoi l’alternative est meilleure, puisque ne causant aucun mal à personne : « Tu ne peux pas faire ça, parce que... mais tu peux faire ça. » Par exemple, on peut donner du papier, éventuellement un panneau ou un coin de mur, pour que l’enfant puisse dessiner dessus, plutôt que sur les murs où on ne veut pas qu’il dessine. On peut mettre hors de sa portée des objets fragiles ou dangereux. On peut encore rester avec lui, pour éviter l’accident, en lui montrant le risque, mais sans entraver sa liberté d’explorer son environnement. Si une activité peut être dangereuse, ou si le parent a trop peur pour son enfant, il peut lui proposer de la faire en étant tenu, ou autrement mis en sécurité4.
Les limites indispensables doivent être justifiées, et non imposées avec violence. Il ne faut pas gronder un enfant, ni le frustrer volontairement. Il ne peut pas faire, ou il doit faire certaines choses. C’est déjà assez frustrant comme cela. Il faut plutôt l’aider à s’en accommoder, et ne pas le peiner davantage. Lui imposer une souffrance ne fait pas mieux passer l’interdit ou l’obligation. Bien au contraire, puisque la conséquence envisagée alors par l’enfant n’est pas celle qui devrait guider ses choix futurs. La punition, ou autre brimade, met uniquement en avant cette conséquence sur lui-même de son acte. De plus, un jeune enfant peut ne pas faire le lien, et subir une réprimande sans même savoir pourquoi. Dans tous les cas, cela l’éloigne de la prise en compte du mal, pour lui-même ou autrui, qu’il faut éviter. Cela ne développe ni son sens moral, ni celui du danger. Cela entrave même ce développement, au lieu de le favoriser.
Le « besoin de limites » est une idée presque consensuelle. Pourtant, il faut définir ces limites. Sinon, un sens du mot peut être instrumentalisé pour user de limites dans un sens différent. Un exemple d’une limite indispensable peut être brandi pour justifier toutes les limites imposées à un enfant. Et c’est ce qui se passe généralement.
Il en va de même pour l’autorité.
Autorité
Un sens du mot peut servir de masque à une pratique bien plus large. Il suffit parfois d’un exemple de limite indispensable pour excuser l’autoritarisme. J’ai déjà défini les limites indispensables : celles nécessaires pour protéger l’enfant ou autrui contre un mal notoire. Toutes les autres sont une atteinte injustifiable à la liberté et à la volonté de l’enfant. Son intérêt ne doit pas passer après celui de ses parents, ou d'autres adultes.
La seule contrainte parentale acceptable, c’est affirmer un non5 sans violence, quand une limite indispensable se présente. Malheureusement, quand on parle d’autorité – et on le fait beaucoup –, c’est pour dire, et par là justifier, bien davantage. C’est pour asseoir le pouvoir oppressif du parent sur l’enfant, l’obéissance aux ordres et aux règles du parent, et pas seulement le respect des limites indispensables. En fait, l’autorité cache la tyrannie parentale. C’est paradoxal et révélateur. Comme les enfants se développent surtout par imitation, et ne comprennent pas le « fais ce que je dis, non ce que je fais », ils sont incités à suivre la loi du plus fort : Se soumettre aux plus forts et soumettre les plus faibles. Certains apprennent aussi à biaiser et à agir sournoisement, en cachette.
On ressasse que le manque d’autorité conduit à la violence et à la délinquance des jeunes. Pourtant, l’autorité peut uniquement soumettre à la loi du plus fort. Le développement du sens moral est ainsi empêché. Et on en arrive à des adolescents qui frappent leur parent. Par manque d’autorité ? Certainement pas. Au contraire, ceux-là ont bien appris la leçon. Maintenant que le rapport de force (le seul repère qu’on leur a donné) est à leur avantage, ils l’utilisent. C’est ce que l’autorité leur a montré. Et comme elle a en même temps fermé les autres voies, il reste uniquement la loi du plus fort. En effet, en ne respectant pas l’intérêt de l’enfant de manière équitable, en réduisant l'enfant à une propriété ou un esclave du parent, on détruit en lui l’empathie et la justice auxquelles il n’a pas eu droit.
Discipline
L’autorité est surtout centrée sur celui qui la détient et sur sa volonté, au détriment de ceux qui subissent cette autorité. La discipline est plutôt imposée en fonction de règles sociales, et non de la volonté propre de celui qui exerce son autorité. Inculquer la discipline, c'est imposer des règles extérieures. Les limites nécessaires n’ont pas besoin de discipline. C’est pour éviter de nuire qu’elles doivent être suivies. Au contraire, la discipline cherche à imposer des restrictions à la liberté individuelle, sans que ce soit une nécessité pour protéger un intérêt supérieur. La discipline apporte donc plus de mal que de bien. Elle est préjudiciable à ceux qu’on y soumet, et favorise leur embrigadement.
À part les limites indispensables pour protéger l’intérêt supérieur de l’enfant ou d’autrui, les autres limites, l’autorité, la discipline, tiennent de la violence « éducative » ordinaire. En effet, ces éléments sont intégrés ordinairement dans ce qui est considéré comme l’éducation. Plus encore, on pense généralement qu’ils sont nécessaires et évidents, au point d’en faire presque un dogme. C’est également violent à double titre. D’une part, cela se révèle destructeur pour l’enfant qui subit cette oppression liberticide. Cela lui impose seulement de la souffrance, de la peine. D’autre part, c’est violent envers la société, puisque cela retransmet cette violence par l’exemple et par l'entrave au développement de l’empathie et du sens moral, de l’enfant puis de l’adulte.
1. Dans la suite du texte, je ne mettrai plus de guillemets pour la lisibilité, mais il faudra lire l'expression comme s'ils y étaient.
2. L'étude des neurones miroirs confirme l'importance de l'imitation dans le développement des enfants. Cf. l'article de Wikipédia sur les neurones-miroirs et "Des neurones miroirs à l'empathie".
3. Les limites indispensables ne sont pas de la volonté du parent, mais elles sont comme (im)posées d'elles-mêmes. Contrairement à celles (im)posées par le parent, par ses règles, son autorité... les limites indispensables sont inhérentes aux dangers du monde, à ses lois physiques et biologiques. Les conséquences du non-respect de ces limites sont implacables, et non dépendantes du parent. Un enfant qui porte sa main au feu, se brûle, indépendamment des règles du parent ou de l'organisation familiale. C'est pour ça qu'on va dire des limites du parent qu'il les (im)pose. Alors que les limites indispensables ne sont pas "(im)posées" par le parent mais plutôt "suivies".
4. La page citée initialement en source n'est plus accessible. Voici un autre article proposant des pistes de réflexion : 27 Alternatives aux punitions.
5. Non : au sens imagé, pas forcément verbal. Ça peut aussi être un geste pour protéger l'enfant ou autrui contre un danger. Par exemple : empêcher un enfant de traverser la route ou de mettre des ciseaux dans une prise.
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