La violence n'est pas innée chez l'homme. Elle s'acquiert par l'éducation et la pratique sociale.

Françoise Héritier, anthropologue, ethnologue, féministe, femme politique, scientifique (1933 – 2017)

Le Mal… une approche scientifique ?

Par Olivier Maurel, président de l’OVEO

A propos du documentaire Le Mal, une approche scientifique, de Karin Jurschick, diffusé sur Arte en juillet 2012 et rediffusé le 25 juillet 2014.

Ce documentaire, qui traite davantage de la violence humaine que du mal en général, commence bien mais finit mal.

Dans sa première partie, qui porte sur la criminalité individuelle, un des principaux intervenants est Gerhard Roth, spécialiste allemand du cerveau. Il dit clairement que « chez la plupart des criminels, tout commence dans la prime enfance » où ils ont été marqués par de graves traumatismes. Pour lui, les facteurs génétiques n'interviennent que pour 30 % dans la criminalité. Il montre bien que les effets de l'environnement, quand ils se produisent dans l'enfance, deviennent « comme génétiques », ce qui explique la facilité avec laquelle on attribue à l'hérédité ce qui provient de l'éducation. Les propos de Gerhard Roth sont confirmés par l'interview d'un violeur qui dit avoir été battu à coups de ceinture par son père et par sa mère et être devenu au bout d'un certain temps indifférent aux coups : « J'avais même tendance à les provoquer. »

Malheureusement, Gerhard Roth ne tient compte que des « choses graves » vécues dans l'enfance et ne dit rien de la quasi-universalité de la violence éducative qui porte atteinte aux capacités relationnelles innées de la majorité des enfants, et donc des adultes. Il ne tient pas compte non plus de ce que l'on sait aujourd'hui de l'épigénétique, c'est-à-dire des modifications des gènes produites par l'environnement, notamment familial. Il est probable que, dans la genèse de la violence, inclure ce facteur amènerait à réduire encore la part du génétique et à accroître celle de l'environnement, c'est-à-dire pour l'essentiel de l'éducation.

Ensuite, lorsque le documentaire aborde la criminalité de masse, on sort du domaine scientifique et l'on entre dans un discours profondément marqué par l'ignorance de la violence éducative. En effet, dans tous les pays où se produisent des crimes de masse, comme l'Allemagne pré-nazie et le Congo (pour en rester aux exemples cités dans le film), le niveau de la violence éducative est ou était très élevé : bastonnades, flagellations et autres violences, tout au long de l'enfance et de l'adolescence, c'est-à-dire pendant la période de la formation du cerveau. Ces violences provoquent chez les enfants de véritables mutilations des capacités relationnelles innées. Elles réduisent leur capacité naturelle d'empathie, elles les rendent impulsifs et incapables de contrôler leur violence, les habituent à se soumettre à la violence et aux personnalités violentes, bref, elles en font des êtres qui, en cas de conflit, utilisent spontanément la violence comme solution.

En temps ordinaire, les adultes qui ont été élevés ainsi peuvent mener une vie « normale ». Les effets de ce qu'ils ont subi ne se manifestent que par des violences considérées comme « culturelles » : sur les enfants, sur les femmes, sur les êtres humains différents par quelque aspect, par exemple les albinos ou les femmes déclarées « sorcières » dans plusieurs pays d'Afrique. Mais en période de crise sociale ou politique, les idéologies politiques ou religieuses aidant, la violence peut se déchaîner sans limites sous forme de massacres ou de génocides.

Si l'on ne tient pas compte de la violence éducative, ce qui est le cas des personnalités qui s'expriment dans le documentaire, on en arrive à considérer que ces comportements sont le fait de l'humanité ordinaire. L'homme est comme ça : il est capable de violences extrêmes. Tous les hommes sont dans ce cas.

Lors des trois années qu'elle a passées dans l'Allemagne nazie, la jeune Alice Miller avait, elle, abordé différemment la question du mal. Elle s'était posé une question qui a dirigé plus tard toute sa recherche : « Comment se fait-il qu'il y ait des hommes qui puissent sans états d'âme lyncher des gens en pleine rue… » – comme elle l'a vu faire sous ses yeux – « … et d'autres qui en seraient incapables ? »

Même si cette dernière catégorie est très minoritaire, comme on le voit dans le film, où Harald Welzer rappelle que, dans le 101ème bataillon de la police allemande qui a assassiné des milliers de Juifs en Pologne, seuls six à onze hommes sur cinq cents ont refusé de participer aux massacres, il est essentiel de se demander ce qui fait la différence entre les meurtriers et ceux qui refusent de l'être. Il est possible que ce soit précisément le respect dont ces derniers ont bénéficié tout au long de leur enfance qui les rend incapables de traiter leurs semblables avec violence et parfois les amène à s'opposer activement à la violence. Que cette attitude soit très minoritaire n'a rien d'étonnant, puisque, dans une société où l'on bat les enfants, très rares sont ceux qui échappent à ce traitement. Il est donc tout à fait abusif et trompeur de considérer que l'humanité entière est capable de basculer dans la violence meurtrière et d'y prendre plaisir, alors que, traitée avec bienveillance et attention dans l'âge où elle est le plus vulnérable, non seulement la violence lui devient impossible, mais elle est capable de déployer des trésors d'intelligence pour protéger ceux qui en sont menacés, comme en témoigne l'exemple des Justes.

Une fois qu'on a admis que nous sommes à peu près tous portés au mal, la logique exige, pour expliquer cette quasi-universalité de la violence, de faire remonter cette tendance à nos plus lointaines origines. C'est ce que ne manque pas de faire ce documentaire dans sa seconde partie, où il est dit que ce serait notre passé préhistorique de chasseurs tueurs qui nous aurait programmés au meurtre et où l'auteur du documentaire intercale, comme illustration, les images d'un fauve poursuivant et terrassant une antilope pour la dévorer. Notre agressivité aurait la même nature instinctive, à cette différence près qu'elle serait pire, parce que sans limite, et qu'elle nous porterait non seulement à tuer des proies animales, mais aussi des proies humaines. Voilà pourquoi la violence aurait toujours fait partie de l'histoire des hommes.

Si notre agressivité meurtrière est inscrite dans nos gènes, il faut aussi qu'une force supérieure empêche notre hérédité de chasseurs-tueurs de passer de la mise à mort d'animaux au meurtre de nos semblables. Et cette force serait la pensée, l'éducation, la morale, privilèges de la culture et des adultes. Elles seules pourraient inhiber nos tendances meurtrières innées dues à notre passé supposé de chasseurs-tueurs.

Conséquence logique de ce raisonnement exprimée textuellement dans le film : le devoir des adultes responsables et sages, détenteurs de la pensée, de l'éducation, de la morale, c'est d'« apprendre à un enfant qu'il y a des limites ». Le moyen d'inculquer cet apprentissage n'est pas précisé, mais on sait ce qu'il a été pendant des millénaires : des punitions corporelles et une violence psychologique et verbale qui ne se sont adoucies, dans certains pays, qu'au cours du XXe siècle. On voit bien ici comment le raisonnement qui a omis au départ de parler de la violence éducative comme cause possible de la violence humaine, se referme inéluctablement sur l'affirmation qu'il est indispensable de réprimer et de limiter les prétendues tendances meurtrières innées des enfants. Et comme, en outre, le moyen de poser ces « limites » n'est pas précisé, rien n'exclut la violence éducative qui pourra engendrer d'autres violences. Le cercle vicieux est parfait.

Il est pourtant facile de montrer que, dans cette seconde partie du film, on est très loin d'une « approche scientifique ».

En effet, les études les plus récentes sur notre préhistoire montrent que la violence collective n'est apparue que tardivement dans l'évolution des hommes, non pas au stade de la chasse et de la cueillette où l'humanité est restée pendant les huit à neuf dixièmes de son existence, mais plus tard, au néolithique, lorsque l'humanité s'est mise à pratiquer l'élevage et l'agriculture, ce qui a complètement modifié son mode de vie 1.

D'autre part, plus on étudie scientifiquement l'évolution du cerveau et du comportement des enfants, plus on s'aperçoit que les enfants, loin d'avoir des prédispositions au meurtre et au massacre, ont de remarquables capacités relationnelles innées : l'attachement 2, l'imitation 3, l'empathie 4,  l'altruisme 5 – ce qui n'a rien d'étonnant chez les animaux sociaux que nous sommes –, capacités qui les prédisposent à vivre en société avec leurs semblables, sinon sans conflits, du moins en bonne entente relative. Cela ne signifie pas qu'on ne doit pas aider les enfants à régler leurs conflits sans violence, mais qu'on doit le faire en tablant d’abord sur leur capacité naturelle d'empathie, et surtout par l'exemple, en ayant avec eux des relations empathiques et bienveillantes.

Autre constat gênant pour la thèse développée dans la seconde partie du documentaire : les pays où se sont produits trois des génocides du XXe siècle (Allemagne, Cambodge, Rwanda) étaient des pays profondément marqués depuis au moins deux millénaires par la pratique quotidienne du christianisme et du bouddhisme, dont la morale est en principe animée par l'amour et la compassion. Ajoutons qu'en ce qui concerne l'Allemagne, c'était, au début du XXe siècle, le pays le plus cultivé d'Europe, et que la plupart des organisateurs du génocide des Juifs étaient abondamment diplômés. Cela n'a en rien empêché les agents de ces génocides de persécuter et de massacrer leurs semblables. La meilleure des morales et des cultures inculquée aux enfants est en effet impuissante, et parfois même contre-productive, si elle leur est inculquée par des méthodes violentes et autoritaires, ce qui a été le cas dans les trois pays ci-dessus à l'époque où les tueurs de masse et ceux qui les ont approuvés étaient enfants.

Enfin et surtout, comment peut-on prétendre avoir une « approche scientifique » du problème de la violence en oubliant de tenir compte de la violence subie depuis au moins 5 000 ans par la quasi-totalité des enfants « pour leur bien », et précisément pour leur « apprendre les limites » ? Bastonnades, flagellations, violences physiques et psychologiques de toute sorte ont été partout le lot des enfants et le sont encore souvent dans beaucoup de pays. Que penserait-on de scientifiques qui étudieraient les comportements violents ou pathologiques de chiens ou de chevaux sans tenir aucun compte de la façon dont ils ont été dressés ? Si invraisemblable que ce soit, c'est bien ainsi qu'on a coutume d'étudier les comportements des êtres humains.

La réflexion sur ce documentaire est une bonne occasion de voir à quel point la réflexion que nous menons sur la violence éducative est très loin d'être marginale et accessoire. Dès qu'on omet d'en tenir compte, ce qui est malheureusement le cas de presque tous les professionnels des sciences humaines qui étudient la violence, et des médias qui répercutent leur pensée, on retombe inévitablement dans des aberrations logiques et des lieux communs dus, en réalité, à la violence éducative elle-même et à la cécité émotionnelle qu'elle provoque. Combien de temps faudra-t-il pour que ce constat devienne une évidence ?


A lire sur le même sujet :

L'Agression humaine, de Laurent Bègue (Olivier Maurel).
L'agressivité est-elle innée chez les humains ?, un article d'Alfie Kohn.



  1. Cf. Le Sentier de la guerre : Visages de la violence préhistorique, de Jean Guilaine et Jean Zammit, Seuil, 2000 ; et Marylène Patou-Mathis, Préhistoire de la violence et de la guerre, Odile Jacob, 2013.[]
  2. Cf. John Bowlby et Nicole Guedeney.[]
  3. Cf. Rizzolatti, Les Neurones miroirs, Odile Jacob, La violence éducative, un comportement contre nature []
  4. Cf. L'Empathie, Alain Berthoz, Gérard Jorland et al., Odile Jacob, 2004.[]
  5. Cf. Warneken.[]

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