Le corps de l’enfant est un objet et l’adulte se sert : le baiser forcé du Dalaï-lama et la culture de la domination adulte
Par Gabriel, membre de l’OVEO
Le lundi 10 avril 2023, le Dalaï-lama s’est excusé d’avoir demandé à un petit garçon de lui « sucer la langue ».
Lors de cet événement public organisé à Dharamsala (une ville du nord de l’Inde), un jeune garçon s'approche du lauréat du prix Nobel de la paix et lui demande : « Puis-je vous serrer dans mes bras ? » Le Dalaï-lama commence par lui présenter sa joue pour profiter d’une bise lors d’un câlin en lui disant : « D'abord ici. » Puis il prend la main du garçon qui s’apprête à partir et renchérit en montrant ses propres lèvres. Devant l’absence de réaction du garçon (qui ne serait pas pétrifié d'être ainsi sollicité en public par l’une des personnalités religieuses les plus importantes du monde ?), l’octogénaire décide de l’embrasser sans lui demander son consentement. Enfin, le Dalaï-lama tire sa langue et demande au garçon : « Suce ma langue. »
Ce n’est pas qu’un « bad buzz », un « dérapage » ou un « incident » : cette scène révèle le caractère systémique de la domination adulte et de la culture de la violence éducative ordinaire.
D’abord, cette scène montre le caractère ordinaire et banalisé des agressions sexuelles sur les enfants. Lors de la scène de baiser forcé, le public rit et applaudit. L’attitude condescendante et attendrie des personnes présentes illustre la logique de banalisation qui fait des violences sexuelles commises sur les enfants un sujet de plaisanterie.
Les réactions à la scène montrent comment l’ordre adultiste minimise la violence éducative ordinaire pour se défendre. Dans ses excuses, le bureau du Dalaï-lama se justifie : « Sa Sainteté taquine souvent les gens qu'elle rencontre de manière innocente et ludique, même en public et devant les caméras. »
Les violences sexuelles ne sont pas des taquineries, et l’on sait que les personnes qui abusent sexuellement les enfants présentent souvent leurs agressions comme des jeux. La banalisation, la minimisation et l’impunité excusent et préservent les agresseurs. Ces stratégies sont déjà connues pour les agressions à l’encontre des femmes, mais sont oubliées quand il s'agit de violences faites aux enfants.
Ainsi, la dimension systémique de la domination adulte n’est jamais soulevée et demeure invisible. Ce n’est pas le geste du Dalaï-lama qui est regretté, mais « la blessure que ses paroles ont pu causer ». Le problème n’est pas qu’un haut dignitaire religieux de 80 ans se permette de violenter sexuellement le corps d’un enfant, mais que lui et ses proches aient pu être blessés. Ces excuses occultent la dimension politique de ces abus en individualisant la question de cette agression.
Le verrou de la domination adulte est l’accaparement du corps des enfants. Cette objectification des enfants nie leur souveraineté sur leur propre corps (le fait que leur corps leur appartient) et les expose à la violence sous toutes ses formes, sexualisées ou non, à un degré « ordinaire » ou caractérisé. La sexualisation des corps des femmes est une problématique systémique entretenue culturellement par des publicités, des mots et insultes, des blagues… Il en va de même pour l'objectification du corps des enfants, qui est entretenue par des pratiques quotidiennes, admises culturellement : les enfants sont dépossédés de leur propre corps par des adultes (mettre un manteau quand l'adulte a froid ; embrasser pour dire « merci », « bonjour », « au revoir », etc.), par les représentations médiatisées (enfants et adolescents sexualisés dans les publicités, exposés sans consentement sur les réseaux sociaux, etc.) et par les récits culturels.
La violence éducative ordinaire désigne toutes les formes de violence (physiques, psychologiques, sexuelles, etc.) infligées dans le cadre de rapports de pouvoir fondés sur l'âge et banalisées comme moyens pédagogiques légitimes dans le cadre d’une relation dite éducative. La violence éducative, ce n’est pas seulement les châtiments corporels ou les cris, c’est aussi l’ensemble des violences sexuelles et intimes infligées aux enfants justifiées par l’humour, l’hygiène ou pour le plaisir de l’adulte. Forcer un enfant à embrasser ou à être embrassé sur la joue, sur les lèvres ou sur toute autre partie du corps témoigne de la triste banalité de la violence éducative ordinaire.
Olivier Maurel, dans son ouvrage Vingt Siècles de maltraitance chrétienne des enfants 1, rappelle qu’en 2008, lors de son discours à Nottingham, le Dalaï-lama avait évoqué avec nostalgie les deux fouets dont se servait son maître pour le punir, lui et son frère, et avait reconnu : « Cela semble dur comme méthode, mais en réalité ce fut très utile. »
Remercier ses éducateurs·trices pour les coups reçus renforce la domination adulte en légitimant la reproduction de la violence éducative ordinaire à chaque génération, car après tout « ça n’a jamais tué personne » (on pourra relever quel piètre objectif de vie cela suppose, que tout soit permis sauf de donner la mort…).
Dans son ouvrage implacable sur l’inceste Le Berceau des dominations, l’anthropologue Dorothée Dussy écrit que l’incesteur « cherche du plaisir sexuel et, en homme autonome, va le chercher là où il peut le trouver, là où c’est facile, pas cher [...] L’incesteur se sert ». L’agresseur n’est pas nécessairement attiré spécifiquement par le corps des enfants, seulement les enfants sont vulnérables et disponibles pour satisfaire leur désirs sexuels. Ce ne sont pas des agressions « pédophiles » mais des « violences sexuelles d'aubaine », l’agresseur ou l’agresseuse n’étant en général pas attiré spécifiquement par le corps des enfants (ce qu’on désigne ordinairement par le mot « pédophilie »).
L’incesteur n’est pas le seul à se servir. C’est le système de la domination adulte tout entier qui se sert du corps des enfants comme objets défouloirs ou objets érotiques.
Cette scène du baiser forcé ne nous apprend rien, elle nous rappelle ce qui est au cœur de la domination adulte et de la violence éducative ordinaire : le corps de l’enfant est un objet et l’adulte se sert.
Pour aller plus loin :
- Selon l'enquête IVSEA de 2015, 81 % des agressions sexuelles ont lieu avant 18 ans et selon un sondage IPSOS 2019 Violences sexuelles de l’enfance, les enfants ont 10 ans en moyenne lors des premières violences sexuelles.
- Les travaux de la CIIVISE (Commission Indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants).
- Un article de la philosophe Tal Piterbraux-Merx sur l’émancipation des mineur·es : “L’émancipation des mineur·es, une prise en main ?″ in Délibérée, n° 13, 2021, p. 51-58.
- Voir aussi notre page La violence faite aux enfants dans les traditions religieuses et spirituelles.[↩]
‹ Réflexions sur la pertinence de la formule « violence éducative ordinaire » Nahel et les « jeunes de banlieue » : violences policières et domination adulte ›