Le cas Francis Evrard : la fabrique des monstres
Par Catherine Barret, membre de l’OVEO.
Le 26 octobre 2009 s’est ouvert le procès d’un violeur d’enfants récidiviste, Francis Evrard, qui a demandé lui-même la castration physique parce qu’il se sentait incapable de maîtriser ses pulsions sexuelles et ne voyait pas d’autre solution. La ministre de la Justice, Michèle Alliot-Marie (ex-ministre des Armées), envisageait sérieusement d’étudier cette demande (selon un entretien dans le Figaro magazine du 24 octobre, cité par Le Monde, elle « s'est saisie de l'occasion pour affirmer que la question de la castration physique "peut se poser et doit être débattue au Parlement" »), demande que la presse quasi unanime considère comme une provocation ou en tout cas un « coup médiatique » de la part de ce pervers récidiviste.
Interrogé à l’ouverture de son procès sur son histoire personnelle et sur son enfance, Francis Evrard a déclaré que, placé dans un foyer, il avait été violé à l’âge de dix ans par un voisin de 20 ans, et qu’il avait subi de nouveaux viols par la suite. Il n’a jamais pu avoir de relations sexuelles avec des femmes (malgré un essai peu concluant, qu’il n’a pas eu le courage de réitérer). Après avoir passé 32 ans de sa vie en prison et violé un enfant à l’issue de sa dernière peine (de 20 ans), il demande cette mutilation parce qu’il ne croit pas lui-même, selon ses propres déclarations, que les viols subis dans son enfance puissent être à l’origine de ses « pulsions sexuelles » incontrôlables.
La ministre de la Justice a finalement fait marche arrière devant les réactions, motivées par des considérations tant éthiques (aucun pays occidental n’envisage la mutilation comme une peine acceptable) que scientifiques (une telle mutilation ne serait probablement même pas « efficace » pour supprimer ce genre de « pulsion »…). Mais le fait que la Justice ait pu un instant considérer sérieusement la possibilité d’accéder à cette demande (comme alternative à la castration chimique – et, en d’autres temps, on aurait proposé comme solutions « radicales » la lobotomie ou la peine de mort !) nous interpelle sur l’ampleur et sur la gravité du déni des conséquences des abus et traumatismes subis dans l’enfance. Dans son livre C’est pour ton bien, Alice Miller a décrit le comportement de l’assassin d’enfants Jürgen Bartsch en montrant en quoi l’assassin reproduisait sur un autre enfant la violence subie et, en le tuant, pensait finalement abréger les souffrances d’un enfant qu’il percevait comme semblable à lui au même âge. Dans un article à propos du livre de Jonathan Pincus, Base Instincts: What Makes Killers Kill?, publié sur le site d’Alice Miller sous le titre « Frenzy - Enfance, haine et pulsion de meurtre », Thomas Gruner s’interroge ainsi sur la façon dont on considère les tueurs en série et les pervers sexuels dans nos sociétés :
« A propos du traitement des perversions graves et des pulsions agressives extrêmes, l'auteur s'intéresse surtout à la prescription médicamenteuse, qui peut sembler s'imposer dans la mesure où il faut d'abord protéger la communauté, y compris les codétenus, de ces meurtriers en série. Mais le livre laisse ouverte la question de savoir si les affections psychiques et mentales extrêmes peuvent être “guéries”, et jusqu'à quel point. En d'autres circonstances – la lecture des lettres de l'assassin d'enfants Jürgen Bartsch au journaliste Paul Moor –, je me suis longuement posé cette question : n'aurait-il pas été possible à Bartsch de se libérer de sa compulsion à répéter le scénario de ses meurtres par le seul fait d’être revenu au plus près de son histoire d'enfance et d’avoir pu exprimer publiquement l'horreur authentique que lui inspiraient ses propres crimes ? Je ne fais que poser une question à laquelle il n'y a pas de réponse. Je ne suis pas capable d'imaginer comment un Jürgen Bartsch conscient de sa culpabilité aurait pu poursuivre son existence.
« Qu'un être humain ait eu affaire à la destructivité me paraît en tout cas un facteur déterminant, car, bien sûr, cela ne s’exprime pas seulement dans le meurtre ou dans la violence envers ses propres enfants, mais souvent aussi dans des schémas de comportement autodestructeurs dont il faut probablement chercher l'origine au tout début de la vie, à un âge dont la mémoire ne garde habituellement aucun souvenir. Nous n'en sommes qu'au tout début de la réflexion sur les moyens de lutter contre les effets d'une imprégnation aussi précoce et aussi profonde. Cela passe sans doute par l'identification de l'adulte avec son histoire d'enfance, mais ensuite, ce qui a été acquis et inculqué de force dans l'enfance ne peut pas être purement et simplement désappris, oublié, annulé.
« Pincus montre cependant que, dans bien des cas, l'évolution vers le passage à l'acte violent pourra être empêchée à temps. Dans son livre, il décrit l'expérience d'un organisme de “santé sociale” de l'Etat d'Hawaï qui a suivi sur une longue période des “familles à problèmes” en leur offrant une assistance thérapeutique et sociale intensive, avec pour résultat un remarquable changement des types de comportement observés jusque-là chez la plupart des enfants. On aidait les parents à gérer leur propre tendance à l'agression, essentiellement en leur expliquant que les enfants avaient des besoins qu'il fallait satisfaire. Si un tel soutien a pu déclencher en un temps relativement bref, sans recours à des notions psychologiques complexes, une évolution positive, quels résultats n'obtiendrait-on pas dans une société où ce qu'on sait des effets dévastateurs de la maltraitance des enfants serait enfin reconnu, où l'on imaginerait et financerait les moyens nécessaires pour y remédier ! Mais il est évident que les systèmes politiques actuels ne s'intéressent pas du tout à cette question, et qu'ils préfèrent continuer à gaspiller les ressources existantes au profit de catégories relativement limitées. »
Comment mieux dire que si un criminel n’est pas capable (et comment le serait-il ? avec quelles connaissances, quel soutien ?) de comprendre l’origine de ses actes et de se guérir lui-même, on serait du moins en droit d’attendre un peu plus de lucidité de la part de la Justice et des experts chargés de se prononcer sur son cas.
Dès l’âge de 16 ans, selon les propres déclarations des psychiatres venus témoigner au quatrième jour du procès, Francis Evrard a commis des abus sexuels selon le même scénario qu’il a reproduit tout au long de sa vie, avec à chaque fois les mêmes sévices graves. Ces mêmes psychiatres l’ont décrit comme un « prédateur froid, sadique et incurable », qui ne connaît « pas de lutte interne avant le passage à l’acte », n’éprouve « pas de remords » (le grand mot est lâché !). Une seule déclare : « C’est une personne humaine, tout de même… On peut lui donner une chance ! » Les seuls arguments utilisés pour atténuer la responsabilité de l’accusé (sans même parler d’expliquer son comportement), ou au contraire l’aggraver, sont donc d’ordre moral : « donner une chance », ou, à l’inverse, attendre que le criminel, pourtant reconnu comme un malade pervers, manifeste « du remords ». De manière totalement sidérante, il n’est jamais envisagé que le traumatisme subi puisse expliquer (sans qu’il soit question de « l’excuser », bien sûr) non seulement le « passage à l’acte » et l’impossibilité de se « contrôler », mais la pulsion criminelle elle-même, mais la destruction ou la profonde répression, chez l’ancien enfant, de la capacité d’éprouver des émotions « normales », empathie ou remords ! A chacun de ces procès – et la liste est longue –, la page de l’enfance, à peine abordée, est aussitôt tournée.
Ces procès nous fascinent, sont fascinants, parce qu’ils sont emblématiques de l’aveuglement volontaire de toute la société aux souffrances de l’enfance, aucune ou presque n’étant considérée comme capable de briser une vie au point d’expliquer les pires crimes commis par la suite. Quand bien même le criminel ne serait pas fabriqué « de toutes pièces » par son histoire, quand bien même il y aurait des « tempéraments » prédisposés à réagir de cette manière (la vengeance, la répétition sur de plus faibles, plutôt que l’autodestruction, la dépression ou le suicide) à une agression, faut-il en conclure, comme semblent le faire les juges et les experts, que le criminel était dès sa naissance chargé de tous ses crimes en devenir ? Ne faut-il pas plutôt penser que lorsqu’un criminel ne manifeste ni émotion apparente, ni remords, lorsqu’il refuse de « demander pardon » et de s’humilier publiquement devant ces juges et ces psychiatres qui l’ont condamné d’avance, c’est précisément parce qu’il continue, lui, à se considérer comme victime, et que, tant que le crime commis contre lui ne sera pas reconnu, son besoin de vengeance restera plus fort que toute considération « morale » ?
Bien sûr, on peut, on doit s’indigner du « manque de moyens » de l’institution judiciaire, du fait que ces criminels, en prison ou après leur sortie, sont le plus souvent livrés à eux-mêmes, pratiquement sans surveillance ni « suivi ». Mais, au-delà des moyens matériels, ne s’agit-il pas avant tout d’une absence de moyens intellectuels et théoriques sur ce qu’il faudrait faire pour éviter la production et la répétition de tels actes ? Combien d’entre nous, souffrant depuis longtemps de sentiments de colère, de rage, d’impuissance ou de tristesse, sont allés consulter des « psy » de toute sorte, une heure, un an ou dix ans, sans qu’il soit jamais question (selon l’expression d’Alice Miller) de la « réalité des faits », de ce qui a pu réellement leur faire mal, expliquer leur mal-être de toute une vie, mais seulement de leurs « fantasmes », de leur incapacité à affronter les épreuves, donc finalement, à bien y regarder, de leur propre faute et de leur propre « insuffisance » congénitale ? S’il nous est si difficile à nous-mêmes de nous sentir absous des crimes imaginaires commis dans notre enfance, devons-nous nous étonner que le criminel dont on n’a jamais sérieusement reconnu, ni dans son enfance, ni par la suite, qu’il avait été un jour la victime, ait dû refouler une si grande souffrance ? Et qu’il ne puisse pas demander pardon de ce qui, inconsciemment, est pour lui une vengeance légitime, mais tout au plus demander à être « jugé humainement » (parce qu’il est « quand même » un être humain) ?
Dans son réquisitoire, l’avocat général, après une longue péroraison commençant par ces mots : « Francis Evrard, on ne peut plus rien pour vous ! » a cru bon de conclure : « Je viens pour réclamer votre condamnation, car, vous le savez, à la fin il faut toujours que la bête meure... Ce n'est pas moi qui le dis, c'est l'Ecclésiaste ! ». La fabrique des monstres continue.
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