La violence éducative, un comportement contre nature
Depuis plus de cinq mille ans, la quasi-totalité de l’humanité bat, frappe, gronde, injurie, punit, humilie les enfants. L’usage du bâton, du fouet, du martinet était encore, il y a peu, considéré comme normal en France et l’est toujours dans un grand nombre de pays. En France, aujourd’hui encore, 80 % des parents recourent à la gifle et à la fessée.
Et la fréquence d’application de cette méthode d’éducation a engendré l’idée même qui la justifie : les enfants ne sont pas naturellement aptes à devenir des adultes ; ils ont besoin d’être « corrigés », « redressés ».
Les corrections qui leur sont infligées inscrivent dans leurs neurones un cercle vicieux : on me corrige, je suis donc mauvais ; je suis mauvais, il faut me corriger.
Miséricorde des stalles
de l’abbatiale Saint-Ferréol d’Essomes-sur-Marne, dans l’Aisne, représentant la fessée (XVIe siècle). © Micaela Diaz. |
Cette conviction est généralisée à tous les enfants. Selon un proverbe biblique, l’enfant porte la folie en lui et seul le bâton peut l’en faire sortir. Le christianisme attribue dès leur naissance à tous les enfants le péché originel. Les enfants ont souvent été considérés comme des animaux à dresser. Et pour couronner le tout, Freud a attribué aux enfants des pulsions de parricide, d’inceste et de meurtre !
L’humanité est meilleure qu’on ne le croit
Pourtant, aujourd’hui, les recherches sur le développement du cerveau des bébés et de leur comportement montrent que les enfants naissent dotés de formidables capacités relationnelles qui, respectées, les préparent à devenir des adultes capables de s’entendre convenablement avec leurs semblables. Rien d’étonnant à cela, puisque nous sommes des animaux sociaux.
Contrairement à ce qu’on croit souvent, l’agressivité infantile manifestée par certains enfants (morsures, tirages de cheveux, coups, bousculades) n’est pas la source de la violence des adolescents et des adultes. Des études québécoises1 ont montré que cette agressivité qui se manifeste entre 18 mois et 4 ans connaît un pic vers 2 ans et demi, 3 ans, puis s’atténue progressivement au fur et à mesure que les enfants commencent à parler et donc à exprimer leurs émotions autrement que par l’agitation de leur corps. A condition toutefois que les gifles et fessées données par les parents n’aient pas validé les gestes violents des enfants comme un comportement adulte normal !
On sait aussi aujourd’hui que les bébés ont, très tôt, le sens de la logique et le sens moral, notamment le sens de la justice. Ils cherchent spontanément à aider ou à consoler une personne qu’ils voient en difficulté ou qu’ils voient souffrir2. Et surtout, des comportements d’attachement, d’imitation, d’empathie se manifestent chez eux presque dès la naissance.
Mais quand la violence éducative vient percuter ces germes de sociabilité, elle les altère et les pervertit.
Les séquelles de la violence éducative
Imitateur-né, l’enfant enregistre, grâce à ses neurones-miroirs3, les gestes violents de ses parents à son égard ou à l’égard d’autres personnes et se prépare à les reproduire. Et ces gestes lui donnent comme modèle non pas une violence défensive, mais la violence du fort sur le faible.
Quand l’enfant, qui éprouve un attachement vital pour ses parents, est frappé par eux, il apprend qu’on peut aimer et frapper l’être qu’on aime, leçon fidèlement mise en pratique par les conjoints violents.
Quant à la capacité d’empathie, l’obligation de se blinder (« même pas mal ! ») peut amener l’enfant à se couper de ses propres émotions pour ne pas trop souffrir, et donc à perdre cette capacité. Mais ressentir la souffrance des autres est le frein inné le plus fort à la violence. Coupé de ses propres émotions, on peut devenir un adulte impitoyable par insensibilité à la souffrance d’autrui.
Il faut ajouter à cela l’habitude prise de se soumettre non pas à sa conscience ou à la loi, mais à la violence et aux personnalités violentes, habitude aussi dangereuse pour la vie individuelle (incapacité à réagir face à un agresseur violent connu ou inconnu) que dans la vie sociale (soumission à des leaders politiques violents dont Alice Miller4 a montré qu’ils ont tous eu eux-mêmes une enfance détruite par la violence de leurs parents ou d’autres éducateurs).
Bien sûr, tous ceux qui ont été frappés ne subissent pas à plein ces séquelles de la violence éducative. L’affection manifestée à leurs enfants par la plupart des parents atténue ces effets. Beaucoup d’enfants ont l’occasion de rencontrer des personnes qui, par leur comportement bienveillant, adoucissent les effets nocifs des violences subies dans leur propre enfance.
Lithographie d’André Cheyère, graveur
du début du XIXe siècle, intitulée Tout cela est pour ton bien et représentant une correction à la férule. Sur le bureau est posé un martinet. (Musée national de l’Education, Rouen.) |
Mais la majorité des victimes de la violence éducative en gardent la conviction paradoxale qu’il est normal d’humilier et de frapper les enfants, alors que le même traitement infligé à un adulte ou à une personne âgée leur paraît justifier de porter plainte. Une autre séquelle courante de la violence éducative est de ne pas voir la contradiction entre l’usage de cette violence et les règles morales les plus élémentaires inculquées aux enfants : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse » et « frapper un être faible et sans défense est une lâcheté ».
Comment pouvons-nous répéter à satiété qu’« une bonne fessée n’a jamais fait de mal à personne » alors que nous savons depuis plus de 250 ans, grâce au récit qu’en a fait Jean-Jacques Rousseau5, qu’une seule fessée peut rendre un enfant masochiste à vie. Et que cet effet, dû à la proximité des terminaisons nerveuses des fesses et des organes sexuels, a été confirmé plusieurs fois par d’autres victimes de fessées, sans compter l’abondance de sites masochistes sur Internet qui montrent que cet effet est probablement beaucoup moins rare qu’on ne le croit. Pourquoi ne sommes-nous pas conscients que fesser un enfant, c’est jouer à la roulette russe avec sa sexualité ?
Fermons la parenthèse de la violence éducative
Nos cousins les grands singes et beaucoup de sociétés de chasseurs-cueilleurs ignorent l’usage de la violence éducative6, ce qui montre qu’il n’a rien de naturel. Il s’est développé à un moment de l’histoire de l’humanité, comme beaucoup de comportements aberrants et cruels que les hommes ont adoptés et conservés pendant des millénaires à cause de leur étonnante capacité d’adaptation et de soumission à l’ordre existant. Esclavage, mutilations rituelles, excision, infibulation, sacrifices humains, vendetta, torture judiciaire, peine de mort, violence contre les femmes, « crimes d’honneur », tout cela a été considéré comme indispensable au bon fonctionnement de la société, exactement comme nous croyons indispensable de corriger les enfants. Les opposants à ces usages ont passé pour de dangereux idéalistes jusqu’à ce qu’on reconnaisse qu’ils avaient raison et qu’on ne comprenne plus comment on avait pu être si cruel.
Il en sera certainement de même pour la violence éducative. Le mouvement a déjà commencé.
Respect des enfants et respect de la nature
Le respect de la nature commence par le respect de la nature des enfants. Violence sur les enfants et violence sur la nature sont liées. Avoir été maltraité et humilié nous coupe de nous-même et rend difficile l’accès au simple plaisir d’exister par nos sensations, nos émotions, la relation avec les autres et avec la nature. Privé de ce simple bonheur, on cherche des compensations, soit dans les addictions diverses (alcoolisme, toxicomanie…), soit dans l’avoir, le pouvoir et le paraître qui sont les ressorts de la machine économique et financière actuelle, laquelle ravage la biosphère.
Toute violence commise a pour origine une violence subie. Aimer et respecter les enfants est la condition de leur respect des autres et de la nature.
1. Voir notamment Richard Tremblay, Prévenir la violence, éd. Odile Jacob.
2. Lire notamment sur ce sujet Le Bébé philosophe d’Alison Gopnik et Sarah Gurcel, éd. Le Pommier.
3. Découverts dans les années 1990 par Giacomo Rizzolati, auteur, avec Corrado Sinigaglia, du livre Les Neurones miroirs, éd. Odile Jacob.
4. Alice Miller, C’est pour ton bien, éd. Aubier, ou L’Essentiel d’Alice Miller, éd. Flammarion.
5. Confessions, livre I.
6. Voir notamment les témoignages de Jean Malaurie sur les Inuits, Margaret Mead sur les Arapesh, Claude Lévi-Strauss sur les
Nambikwaras, Jean Liedloff sur les Yequanas et bien d’autres.
Un autre article d'Olivier Maurel paru dans Biocontact en septembre 2005, "Violence éducative et communication", est disponible en pdf dans la note 2 de l'article Le Jeu de la Mort sur France 2.
A lire sur le même sujet :
Une pollution méconnue, la violence éducative (Olivier Maurel).
L'Agression humaine, de Laurent Bègue (Olivier Maurel).
L'agressivité est-elle innée chez les humains ?, un article d'Alfie Kohn.
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