La violence éducative toujours dans le « trou noir » de la psychanalyse
Par Olivier Maurel
En 2010 et 2011, pour vérifier dans quelle mesure les sciences humaines tenaient compte de la violence éducative ordinaire sur les enfants, j’ai étudié tous les livres publiés en français sur la violence humaine aux environs de l’an 2000, et j’ai présenté le résultat de ce travail dans un livre : La Violence éducative : un trou noir dans les sciences humaines (L’Instant présent, 2012).
Or, une correspondante m’a signalé un livre plus récent qui se présente aussi comme une étude globale sur un aspect de la violence : la cruauté. Ce livre s’intitule : Les Figures de la cruauté. Entre civilisation et barbarie (éditions In Press). Il s’agit en fait d’un recueil d’articles publié en mai 2016 et résultant d’un séminaire organisé sur la saison 2014-2015 par l’association Schibboleth – Actualité de Freud, et dont la quasi-totalité des participants (35 sur 40) étaient psychanalystes. Ce livre, de plus de 600 pages grand format, a été conçu dans « le cadre des activités scientifiques » de cette association. Il réunit une quarantaine d’auteurs, ce qui représente un bon corpus pour savoir si, quinze ans après l’an 2000, la psychanalyse accordait à la violence éducative ordinaire une place un peu plus importante qu’elle ne le faisait (ou plutôt qu’elle ne le faisait pas) quinze ans avant. Je me suis donc procuré ce livre et je l’ai lu de près.
La violence éducative largement sous-évaluée
Bonne nouvelle : cinq intervenants sur quarante font allusion (pardon pour l’énumération qui suit !) à la maltraitance subie par les enfants, à « l’importance d’une relation affective satisfaisante, rassurante », au fait que certains adolescents aient été abusés, aux carences, aux sévices, voire aux tortures dont « la biographie des tueurs en série est quasiment toujours marquée », à « l’agonie primitive » qui a offensé le potentiel d’humanité du bébé, à « la cruauté dont la famille peut être le lieu d’expression », aux familles maltraitantes ou carencées, aux parents défaillants, au lieu de sécurité que devrait être la famille, à la violence ordinaire, au « coup qui ne laisse pas de trace », au silence au lieu de la parole, au mépris au lieu de l’attention, à la violence morale souvent plus redoutable que la violence physique, à l’autorité « très souvent exercée de façon abusive », à la violence verbale, émotionnelle ou sexuelle, aux mauvais traitements, à la négligence, aux familles « à transactions violentes ».
Cette longue énumération peut faire illusion, mais elle était nécessaire pour prendre la mesure de la place accordée en réalité à la violence éducative dans ce livre de 600 pages, car elle représente la totalité des mentions concernant la violence éducative et la maltraitance et, comme on le voit, elle tient en une dizaine de lignes. Et la portée de ces mentions est toujours limitée à « certaines familles », « certains adolescents », comme si ces pratiques n’étaient subies que par une minorité infime d’individus.
Mais ce n’est pas tout. Sur les cinq auteurs à qui on doit ces lignes, un seulement est psychanalyste. Les quatre autres sont psychiatres, c’est-à-dire plus conscients, par leur formation, de la réalité des violences subies par les enfants. Quant au seul psychanalyste parmi ces cinq auteurs, le seul exemple de « cruauté familiale » qu’il parvient à mentionner, c’est celui de Folcoche dans Vipère au poing, d’Hervé Bazin, c’est-à-dire un cas extrême de maltraitance et datant de près d’un siècle.
Une vision aberrante de l’enfant pour dissimuler la responsabilité les adultes
Parmi les quatre auteurs sur cinq non psychanalystes, un auteur, Jacques Amar, docteur en droit et sociologie, évoque la fessée. Mais à peine a-t-il mentionné « l’expérience décrite par Jean-Jacques Rousseau dans les Confessions », et cité le jugement de Freud porté sur cette « expérience » : « La stimulation douloureuse de l’épiderme fessier est connue de tous les éducateurs, depuis les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, comme une des racines érogènes de la pulsion passive de cruauté », qu’il rajoute une citation de Groddek, que Freud considérait comme un « splendide analyste » : « L’enfant veut être battu, il en rêve, il se consume d’envie de recevoir une raclée. Et par une sournoiserie qui se manifeste de mille façons, il tâche de susciter la punition », ce qui nous fait retomber dans les aberrations psychanalytiques : si les parents frappent les enfants, c’est que les enfants veulent ardemment et « sournoisement » être frappés. Sales gosses !
Jacques Amar va cependant plus loin. Il évoque deux personnalités qui veulent supprimer la fessée comme méthode éducative : Alexander S. Neill, l’auteur de Libres enfants de Summerhill, et Alice Miller. Il cite une dizaine de lignes de l’article qu’elle a publié sur son site : Il n’y a pas de bonne fessée, ce qui pourrait être méritoire. Mais c’est pour conclure : « Dès lors, vouloir interdire la fessée revient soit à vouloir changer la nature de l’enfant dont les multiples expressions de ses pulsions forment autant d’éléments constitutifs de sa future personnalité, soit à promouvoir un changement de société tellement profond qu’il en modifierait l’équilibre politique. » Autrement dit, interdire la fessée est irréaliste. Mais, pire : ce serait « une figure de la cruauté » qui disparaîtrait « pour mieux se draper du masque de la violence dont la statistique ne retient que les faits pour mieux ignorer l’intention. La violence c’est la cruauté débarrassée de l’intention ; la cruauté, c’est la violence pour la violence. » Si l’on comprend bien ces formules sibyllines, l’interdiction de la fessée serait non seulement irréaliste mais aussi hypocrite.
L’enfant responsable de la violence qu’il subit
Est-il nécessaire d’ajouter que, dans ce livre sur la cruauté de 600 pages qui se présente comme « scientifique », on ne trouve pas la moindre mention – même sous forme d’allusion – du fait que, depuis au moins cinq millénaires, dans toutes les sociétés dotées d’une écriture, les enfants ont été traités à coups de bâton, de fouet et autres instruments contondants, non pas exceptionnellement mais quotidiennement, tout cela étant attesté par une multitude de témoignages et de proverbes invitant expressément les parents à battre leurs enfants et les enseignants à battre leurs élèves. Tout cela n’a apparemment rien à voir avec la cruauté, aux yeux des psychanalystes.
Mais il y a pire encore. Quelle naïveté que d’aller chercher la cruauté dans les bastonnades subies depuis des millénaires par les enfants ! Pour la quasi-totalité des psychanalystes auteurs des articles de ce livre, « la cruauté entre pulsions de vie et pulsions de mort » est présente « tout au long du développement » de l’enfant (p. 67). Loin de la subir, ce sont les enfants qui en sont la source ! La « violence fondamentale », ainsi nommée par Bergeret en 1984, est « préobjectale, préœdipienne », c’est-à-dire présente dès la naissance du bébé. « Intimement liée à la dynamique du narcissisme primaire, elle est naturelle, innée, nécessaire à la vie et à la survie de l’individu, mais aussi de l’espèce. » (P 67). Elle est « proche de la notion d’emprise » et recouvre « un besoin primitif de toute-puissance sous peine d’angoisse de mort » (p. 68).
Le nourrisson est non seulement violent, mais il est haineux. Sa haine « se rapproche en fait de l’envie kleinienne à l’égard du contenu maternel ». Car, comme chacun sait, le nourrisson rêve de dévorer (avec les dents qu’il n’a pas encore !) le sein de sa mère dans lequel il trouvera, entre autres, « le pénis du père » (Melanie Klein, Essais de psychanalyse, Payot, 1948, p. 263).
Un des auteurs repère trois formes d’agressivité chez l’enfant dès la naissance : la violence fondamentale déjà nommée ; l’agressivité de vérification (dans le deuxième semestre de la vie !!!) et, bien sûr, l’« agressivité œdipienne avec son but d’élimination du rival ». Et la cruauté du bébé se manifeste de plusieurs façons : morsures de la mère par le bébé, souillure fécale (eh oui ! S’il salit ses couches, c’est par cruauté ! Pour Melanie Klein, à qui ces preuves de cruauté font allusion, les matières fécales du bébé sont en réalité des armes, des projectiles lancés contre sa mère). Participent aussi à l’agressivité du bébé ses refus de propreté, ses colères, ses oppositions… (p. 71). On comprend qu’auprès de telles preuves de cruauté inhumaine, les bastonnades subies par les enfants pendant des millénaires ne méritent même pas d’être mentionnées.
Le déni de réalité des auteurs du livre
Pas étonnant que, pour Freud et ses disciples, à l’origine de tout, il y ait « le meurtre du père » (p. 47) par ces criminels d’enfants. Désir de parricide avec lequel ils naissent, désir d’inceste avec leur mère : encore deux dogmes de la psychanalyse constamment démentis par la réalité. Les parricides sont les crimes les plus rares (les seuls commis le sont en général par des fils ou des filles pour sauver leur mère de la violence du père), quant aux incestes fils-mère, ils sont le plus souvent commis à l’initiative de la mère et non de l’enfant.
Mais foin de la réalité ! Ce qui compte, pour la psychanalyse, ce sont les fantasmes. Surtout les fantasmes de Freud.
A la lecture de ce livre, présenté comme résultant d’études « scientifiques », on est souvent consterné par tant d’exemples de cécité collective face à tout ce que les adultes ont pu faire subir aux enfants et à une telle volonté d’accuser les enfants eux-mêmes.
Bref, inutile de vous précipiter pour lire Les Figures de la cruauté. Vous n’y trouverez aucune clarté sur la nature humaine.
23 novembre 2023
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