La loi contre la violence éducative ordinaire : une loi préventive
Lettre ouverte à tous ceux qui craignent pour « la liberté » ou pour « les libertés » (individuelles)…
En novembre 2009, la députée Edwige Antier a déposé au parlement français une proposition de loi pour que soit inscrite au code civil l’interdiction de tout châtiment corporel et de toute violence psychologique envers les enfants – appelons cela, par commodité, une « loi d’interdiction de la violence éducative ordinaire (VEO) », même s’il ne sera jamais possible (à supposer que ce soit utile) de répertorier dans une loi toutes les formes concevables de VEO. Très peu de voix se sont élevées pour défendre ce projet, et beaucoup pour le tourner en dérision, s’y opposer avec colère ou, dans le meilleur des cas, s’inquiéter poliment de ses conséquences. Sans reprendre en détail les arguments déjà relevés dans les autres articles de cette page ou de ce site, j’aimerais revenir sur la question des possibles effets « néfastes » d’une loi contre la VEO, montrer à quel point ces craintes, qui traversent pratiquement toutes les tendances politiques, sont vaines et dépassées.
Dire qu’il est interdit d’interdire (la VEO), c’est se rendre populaire à peu de frais (puisque sans risque d’être contredit par les premiers concernés : les victimes elles-mêmes). C’est faire plaisir d’un seul coup au plus large éventail possible de publics, de l’extrême gauche à la droite la plus extrême, de ceux qui – quelle que soit par ailleurs leur position sur les pratiques parentales mises en cause ou leur conception de la « nature humaine » – refusent cette loi par une peur (vertueuse mais bien mal informée) d’une limitation abusive des libertés publiques ou individuelles (fichage systématique des parents, retour pétainiste à la délation, emprisonnement ou peines d’amende iniques infligées à de malheureux pères de famille modestes à qui une simple fessée aurait « échappé », avec enlèvement par la DASS d’enfants en larmes…), jusqu’à ceux qui redoutent de voir disparaître leur droit à « corriger » leur enfant et à lui inculquer (par l’exemple sinon par leurs admonestations « moralisatrices ») les principes les plus injustes et les plus violents, en passant par tous les républicains et démocrates de droite ou de gauche craignant que l’œil d’aigle de l’Etat ne vienne scruter, tels une nouvelle Stasi ou un nouveau KGB, les moindres détails de leur vie privée, de la chambre conjugale à la nursery. Lorsqu’il ne s’agit pas purement et simplement de la crainte d’une atteinte à la propriété privée ou à la liberté d’entreprise, apparemment incarnées pour eux (de façon moins avouable) dans l’éducation de leurs enfants.
Au-delà de l’absurdité de la plupart de ces craintes (la plupart seulement, car il n’est pas exclu qu’une loi, même inscrite au seul code civil, risque malgré tout d’avoir des conséquences pour certains parents qui, comme disait Coluche, « ont des enfants parce qu’ils ne peuvent pas avoir de chien »… et nous préférons prendre le risque de décevoir ceux-là !), dire qu’il est interdit d’interdire la VEO, n’est-ce pas avant tout éviter de se poser cette douloureuse question : pourquoi ai-je peur qu’une loi me dise que je n’ai pas le droit de faire à mon enfant ce que je prétends ne pas vouloir lui faire ? Pourquoi ai-je peur qu’il soit dit clairement, et à tous, moi comme les autres, qu’il ne me sera plus permis, selon les lois d’une démocratie, de régler comme je l’entends, ou de la seule manière dont je sois capable, les conflits que j’aurais avec mon enfant – seule personne à qui j’ai encore le droit de faire ce que je veux ?
Laisser entendre (en ne l’interdisant pas) qu’il est légal, qu’il est licite, qu’il est permis de frapper et d’humilier son propre enfant, ce n’est pas seulement préparer de nouvelles générations d’adultes prêts à faire de même avec leurs futurs enfants. C’est aussi préparer des adultes disposés à accepter (ou à infliger !) la violence conjugale, le harcèlement moral au travail ou à l’école, des pratiques collectives qui, dans le travail, à l’école ou ailleurs, favorisent la compétition, la valorisation des plus forts d’un côté, des plus soumis de l’autre, la division de la société entre ceux qui contrôlent les autres et les exploitent pour leur profit immédiat sans souci de l’intérêt de quiconque, encore moins de l’intérêt général, et ceux qui se soumettent (souvent au prix de leur santé physique et mentale), avec, entre les deux, la grande masse de ceux qui seront tantôt l’un, tantôt l’autre, ou qui laisseront faire sans réagir. Comme c’est le cas aujourd’hui. Croire que la VEO n’est pas assez « grave » pour justifier une loi est une insulte à toutes les victimes passées, présentes et à venir.
Dire qu’il est inutile de légiférer sur la VEO parce qu’on ne peut pas surveiller tout le monde, ou parce que la loi serait inapplicable, est un autre argument spécieux : est-ce qu’il faudrait, parce qu’on ne peut pas mettre un policier dans chaque voiture, ne plus limiter la vitesse sur les routes (quand on connaît le nombre d’accidents dus à ce facteur), ou même supprimer le code de la route ?
Une loi d’interdiction, qui plus est sans peines contraignantes, mais essentiellement avec des mesures d’accompagnement des parents et d’information, n’est pas une mesure de répression : c’est de la prévention ! En France, on a l’habitude de confondre prévenir et soigner, prévenir et réprimer. Au lieu de s’attaquer aux causes des maladies, on fait du dépistage. Pour la VEO, c’est la même chose : on se conforte par de beaux discours sur les libertés individuelles, sur la préservation de la « sphère du privé », on se retranche derrière de fausses affirmations sur le peu de gravité de la violence ordinaire telle que tolérée (voire encouragée) par la société dans son ensemble, et par les « spécialistes » en particulier. Pendant ce temps, les violences ordinaires qu’aucune loi, jusqu’ici, ne déclare inacceptables, continuent à petit bruit de produire leur lot de victimes tout aussi ordinaires, dans l’indifférence générale et sous les quolibets des esprits forts.
En Grande-Bretagne – pays qui par ailleurs n’a rien à envier à la France du point de vue de la violence éducative ordinaire, puisque le fétichisme de la fessée y est au moins aussi courant –, il existe dans le système judiciaire ce qu’on appelle les « officiers de probation », fonctionnaires chargés de « transformer les délinquants en membres de la société » (Courrier international n° 996, pp. 54-55) : contrairement aux policiers, dont le but est de mettre les délinquants en prison, ces officiers, malgré leur manque de formation sur ces questions de violence éducative et l’aspect « moralisateur » de leur discours, sont pourtant amenés à chercher à comprendre les raisons du comportement des délinquants et peuvent faire preuve d’une certaine empathie qui fait toute la différence, puisque le taux de récidive n’est que de 36 % pour les délinquants condamnés à des travaux d’intérêt général (donc suivis par ces officiers de probation), au lieu de 60 % pour ceux condamnés à des peines de prison.
Dans tous les pays où elles sont mises en œuvre, les lois d’interdiction de la violence éducative fonctionnent sur ce principe : dire aux parents que ce qu’ils font n’est pas acceptable, et par là les aider à comprendre pourquoi ils le font et qu’ils peuvent faire autrement. C’est de la prévention, parce qu’en aucun cas il ne s’agit de mettre en prison ou de séparer de ses enfants un parent qui n’aurait pas déjà été passible de ces mesures selon les lois censées protéger les enfants de la maltraitance caractérisée.
Les lois contre la maltraitance existent, si elles sont mal appliquées, c’est à cause de l’immense tolérance de notre société envers la violence éducative ordinaire, qui fait que l’on tarde à réagir (ou que l’on détourne la tête) même en présence des cas les plus flagrants. Car qui décide de ce qui est maltraitance ou pas ? Tout le monde, personne. Lorsqu’un enfant meurt de maltraitance, comme cela arrive tous les jours, les voisins se mortifient et regrettent de n’être pas intervenus, on se demande comment il se fait que les enseignants n’aient rien vu, et ainsi de suite. Mais n’est-il pas tout à fait logique qu’on laisse si souvent des enfants mourir, lorsque le seuil au-delà duquel la violence faite à un enfant n’est plus acceptable est aussi élevé, lorsque les enfants eux-mêmes peuvent croire qu’ils sont traités normalement, ou qu’ils doivent avoir honte de ce qu’on leur fait, eux et non le parent responsable – ou l’adulte quel qu’il soit ? On a même longuement débattu, à une certaine époque, pour savoir s’il fallait parler de « maltraitance » lorsqu’un enfant était maltraité sans qu’il y ait volonté de lui faire du mal ! Est-il étonnant, dans ces conditions, que l’on refuse de légiférer sur des violences ordinaires infligées « pour le bien » de l’enfant ? Si seule l’intention compte…
Et lorsque Mme Claude Halmos nous dit qu’un projet de loi contre la VEO « masque les vraies menaces qui pèsent sur les enfants », en citant parmi ces menaces la suppression du poste de Défenseur des enfants ou encore les difficultés économiques des familles ou le risque de fichage des futurs délinquants potentiels, comment peut-elle ne pas voir qu’il s’agit là exactement du même problème : rendre invisibles et socialement acceptables les souffrances causées par la VEO, ne pas affronter cette réalité comme non seulement une conséquence, mais une cause de toutes sortes de difficultés, y compris celles qu’elle cite ? Faut-il, parce qu’il existe d’autres problèmes, cesser de se soucier de la violence éducative ordinaire ? Faut-il jouer la concurrence des victimes ? Parce que nous défendons le droit des enfants à une éducation sans violence, n’avons-nous plus le droit d’être en même temps écologistes, ou pour les libertés individuelles, ou contre la maltraitance des animaux, ou contre le pillage des ressources des pays pauvres ?
Quant à l’argument de M. Rufo sur la France, pays qu’« on ne peut pas délatiniser », il évoque désagréablement les relents finalement racistes d’une idéologie anti-« droitdel’hommiste » qui voudrait que, dans « ces pays-là », la vie humaine ait moins de prix, que ce soit de l’interventionnisme et du mépris pour ces cultures que de chercher à y imposer nos « valeurs » démocratiques ou non-violentes… Comme si les êtres humains (de la même façon que les enfants et les adultes) étaient d’espèces différentes selon les lieux et les milieux, et que la violence, puisqu’elle n’est finalement qu’une question de coutume, fasse moins souffrir ceux qui y sont habitués et n’ont jamais connu que cela (alors que, dans tous les pays où il existe un minimum de liberté d’expression, des voix s’élèvent de l’intérieur pour dénoncer la violence). De fait, il est très possible que l’on souffre moins, consciemment, de violences qui ne sont pas reconnues comme telles – mais les conséquences ne sont-elles pas là, qui nous disent clairement qu’aucun être humain n’est fait pour subir la violence éducative, que cela ne le prépare en aucune façon à affronter la « dureté de la vie » (qu’elle soit due à des conditions économiques et sociales ou à un environnement naturel difficile), que, bien au contraire, cela ne le prépare qu’à se soumettre à des hiérarchies autoritaires, à des pouvoirs abusifs, à une exploitation effrénée, à des croyances absurdes, ou à exercer lui-même ces pouvoirs abusifs ? Alors, oui, nous préférons prendre le risque de passer pour des « droitsdel’hommistes » naïfs en pensant que les enfants ont le même droit que les adultes – et que les adultes de n’importe quel pays du monde – à être protégés contre une violence éducative qui n’est que l’abus du pouvoir du fort sur le faible.
Il est très possible (cela a fait l'objet de bien des études) qu’il existe spontanément, dans toute population humaine ou animale, une certaine proportion d’individus davantage disposés que d'autres à devenir, lorsque les circonstances s’y prêtent, des dominants, des exploiteurs, des « égoïstes » qui feront passer avant toute autre considération leur intérêt personnel à court terme, et par ailleurs (outre la masse de ceux qui pencheront d’un côté ou de l’autre suivant le modèle qu’on leur présentera) des individus qui se laisseront plus facilement dominer, exploiter, soumettre, d'autres encore qui feront passer l’intérêt général avant leur intérêt personnel, ou qui préféreront le bien-être ou la survie à long terme à un plaisir immédiat mais dangereux, et même des individus prêts à sacrifier leur vie pour en sauver d’autres, tout cela en dehors de toute morale « extérieure ». Mais n’est-ce pas précisément, dans une société démocratique, une raison supplémentaire pour que la loi protège les enfants de toute forme de violence, préservant ainsi l’avenir de tous et la diversité des talents, au lieu d’exacerber par la compétition ces différences entre les individus, au risque de les niveler par le bas en favorisant chez le plus grand nombre – par des pratiques éducatives et sociales en contradiction avec les discours moralisateurs ou républicains sur « l'égalité des chances » – l’adaptation par l’insensibilité et l’égoïsme ?
Il y a une autre raison pour que cette loi soit adoptée – quand bien même on n’aurait que celle-là, ce qui serait bien sûr absurde. Reconnaître que la VEO est interdite, et le reconnaître donc par une loi, que nul ne serait censé ignorer, que l’on se donnerait les moyens de faire connaître et d’accompagner, ce serait tout simplement une politique de santé publique. On parle régulièrement de faire baisser les dépenses de santé. On nous dit que les Français sont parmi les plus gros consommateurs de psychotropes au monde, alors même que l’on sait que certains de ces médicaments n’ont qu’un effet placebo, et qu’ils sont prescrits, de plus, sur de longues durées quand ils devaient ne servir, dans les dépressions « ordinaires », que comme traitement d’appoint (et encore, dans des cas limités), au lieu de servir à masquer le problème à l'origine de la dépression.
La France n’est pas un « pays de santé publique », mais un pays de soins coûteux, de soins dans l’urgence, lorsque le mal est fait. Les psychiatres n’ont pratiquement aucune formation dans le domaine de la prévention. Les psychanalystes (certes généralement non remboursés par la sécurité sociale, mais quel est le coût par ailleurs ?) s’enorgueillissent de ne pas se fixer pour but la guérison de leurs clients, les gardant ainsi captifs pendant des années, voire des dizaines d’années, et pour cause, puisqu’ils prennent rarement au sérieux la « réalité des faits », les souffrances de l’enfance – souvent même les plus cruelles, mais à plus forte raison celles causées par une éducation où le patient lui-même hésite à voir autre chose que des souffrances « ordinaires », qu’il partage avec la plupart de ses contemporains. Comment s’étonner que beaucoup de ces « patients » en soient réduits à chercher le soulagement ou l’oubli dans des paradis artificiels (alcool, drogues, médicaments), dans des croyances, ou encore dans des thérapies alternatives qui sont souvent les seules à leur apporter un peu d'aide… mais rarement de manière tout à fait efficace et durable – puisque, là comme ailleurs, tout dépend de la façon dont sont prises en considération les causes réelles de toutes ces souffrances.
Non, une loi contre la VEO n’est pas « suffisante », mais, dans une société où ce qui n’est pas illégal est réputé permis, elle est une condition sine qua non, un préalable minimum à un changement des mentalités, des croyances et des savoirs. Car l’argument selon lequel « un peu » (ou beaucoup !) de rigueur et de dureté dans l’éducation serait une bonne façon de préparer les enfants aux « dures réalités » qui les attendent à l’âge adulte, cet argument a encore largement cours ! Or, toute cette énergie que nous consacrons, pendant toute notre enfance, puis pendant toute notre vie, à supporter la dureté d’une « vie de famille » et d’une « vie en société » régies par la violence éducative ordinaire, toute cette énergie nous détourne au contraire, en nous rendant malades physiquement, psychiquement et socialement, de la possibilité de vraies relations aussi bien avec les autres êtres humains qu’avec tout le reste de notre environnement.
Comme nous le répétons souvent dans ces pages, la VEO fait le lit de la maltraitance ; elle est ce qui rend possibles les violences conjugales et les comportements délinquants ; elle est aussi ce qui permet qu'existe le harcèlement moral au travail. Dans une émission récente sur France Inter (« La tête au carré » du 10/12/09), l’auteure d’un article sur le sujet (Pascale Desrumeaux, dans Cerveau & Psycho), interrogée sur la façon dont la loi française protégeait les salariés, répondait que les victimes de harcèlement moral devaient se protéger en « travaillant sur leurs émotions » (pour ne pas rester victimes), et qu’elles avaient généralement toute une histoire derrière elles. On ne parlait pas de leur enfance… mais cela n'allait-il pas de soi ?
La Suède, premier pays à avoir légiféré contre la violence éducative ordinaire, a aussi une législation qui permet aux salariés de quitter leur travail aux premiers signes de stress, pour revenir lorsque le problème est résolu (avec une aide, bien entendu). Ce qui explique des statistiques du « stress au travail » avec des taux dix ou vingt fois plus élevés qu’en France ! De la même façon, on a pu prétendre que la loi contre la VEO en Suède a été cause d’un accroissement de la maltraitance, alors qu’il s’agissait seulement d’un accroissement fort logique du nombre de cas recensés…
En France, la loi ne protège donc toujours pas réellement les salariés (pas plus que les femmes, et encore moins les enfants)… mais n’est-ce pas tout à fait logique, dans un pays où l’on considère généralement comme inutiles (voire nuisibles) les lois de protection contre des formes ordinaires de violence, soit parce que ces lois seraient « inapplicables », soit parce que le problème n’est pas considéré comme suffisamment grave, comparé à d’autres urgences ? Mais dire qu’une loi contre la VEO est inutile et absurde, c’est faire comme si ces « petites » violences n’étaient pas de même nature que celles qui conduisent à ce que nos spécialistes (et avec eux les associations qui luttent contre elle) appellent « maltraitance ». Où est la limite ? Comment résoudre le problème, alors qu’on sait parfaitement jusqu’où peut aller la tolérance de la société envers ces violences ? Il n’y a qu’une seule réponse logique : la loi doit protéger les enfants contre toute forme de violence.
Il y a tout juste vingt ans, Alice Miller écrivait son livre Abattre le mur du silence : aujourd’hui, le mur du silence est fissuré, et la loi du silence est une tradition qui, comme d’autres traditions absurdes et cruelles, est appelée à disparaître. Mais le plus tôt sera le mieux.
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