C’est seulement quand se produit un changement dans l’enfance que les sociétés commencent à progresser dans des directions nouvelles imprévisibles et plus appropriées.

Lloyd de Mause, président de l'association internationale de Psychohistoire.

« Je n’ai pas pu m’enfuir » : récit de deux agressions (à 30 ans et à 7 ans)

Les coups de poing dans la figure

Un après-midi de juin 2007, en Chine, alors que je rentrais chez moi en vélo, dans une petite rue encombrée, une voiture noire aux vitres teintées qui essayait de me doubler m’a fait une queue de poisson. Très énervé, j’ai rattrapé la voiture, et je lui ai donné un petit coup sur la fenêtre avec l’index, pour signifier au chauffard que j’avais eu peur, et j’ai continué ma route comme si de rien n’était. Mais la voiture m’a doublé à nouveau, m’obligeant à descendre de mon vélo, et deux Chinois fous furieux en sont sortis, prêts à en découdre. Surpris par cette violence soudaine, je ne me suis même pas enfui. Je sentais bien venir le danger, mais quelque chose me retenait malgré moi, j’étais incapable de réagir. C’était presque comme si je n’avais pas eu le droit de partir… Le conducteur m’a donné plusieurs coups de poing dans la figure, que je n’ai pu éviter car son compère me lançait des briques, qu’il ramassait par terre, et j’avais très peur d’en prendre une dans la figure. (J’en ai d’ailleurs arrêté une avec mon bras, juste au niveau du visage.) Tout ça n’a duré que quelques secondes, puis je leur ai crié d’arrêter, et comme il y avait du monde autour, ils sont repartis dans leur voiture, après avoir piétiné mon vélo pour bien finir de se défouler. Des gens m’ont aidé à relever le numéro de la plaque d’immatriculation, ce que je n’avais pas pu faire car mes lunettes étaient cassées. J’ai téléphoné à ma femme, qui est arrivée aussitôt, presque en même temps que la police. J’étais choqué, j’avais le visage en sang (juste quelques coupures superficielles, à cause de mes lunettes). Non seulement je n’avais pas pu m’enfuir, encore moins me battre, mais je n’arrivais même pas à être en colère. J’étais ailleurs, déconnecté de mes émotions, comme si ce n’était pas moi qui avais été frappé. J’ai même failli ne pas porter plainte, car ça me paraissait trop compliqué. Grâce à l’aide de ma femme, et presque pour lui faire plaisir, je me suis finalement résolu à faire les démarches nécessaires. C’est elle qui était furieuse, presque à ma place. Le contraste était frappant entre sa juste colère, son désir de vengeance, et mon envie de comprendre mon agresseur (que j’avais quand même provoqué en répondant à sa queue de poisson, pratique finalement assez courante en Chine) et même de le pardonner (car c’était un pauvre type, qui ne savait pas ce qu’il faisait…). Je me suis même un peu disputé avec ma femme, lui reprochant d’en faire trop, de ne pas respecter mes sentiments, lui expliquant que c’était son désir de revanche à elle, pas le mien… J’étais trop choqué pour ressentir quoi que ce soit.

A 30 ans, c’était la première fois que j’étais frappé depuis les claques et les fessées de mon enfance. Et, à ma grande honte, je m’étais presque laissé faire, alors que mes agresseurs étaient tous les deux plus petits et moins forts que moi. Quand j’étais enfant, toute expression de colère m’était interdite par mes parents, j’étais un enfant obéissant et bien sage, timide, sans émotions négatives, toujours « content », ne réclamant rien, ne se battant jamais… Et, devenu adulte, je ne savais toujours pas me défendre, malgré mes qualités sportives. J’avais été élevé par des parents ordinaires, c’est-à-dire autoritaires, qui reproduisaient le modèle d’éducation hérité de leurs parents, sans le remettre en question (sévérité, punitions, claques et fessées, manipulations…), en y ajoutant les nouveautés de leur époque (atmosphère de compétition, pression pour réussir, et abandon par mes parents qui travaillent tous les deux : quand j’ai un mois et demi, ils me laissent à ma grand-mère pendant un mois à l’autre bout de la France, et pendant toute mon enfance je passe mes soirées seul avec une jeune fille au pair, car ils rentrent tous les deux très tard du travail) ! Mes parents m’avaient toujours interdit de me battre avec les autres enfants, mais en revanche eux ne se privaient pas de me critiquer et me frapper quand ils étaient énervés, et je devais accepter leurs punitions sans broncher, car c’était bien sûr toujours de ma faute… J’étais tout seul, sans personne pour me comprendre. A 30 ans, je ne me rendais pas encore compte de tout cela, j’étais encore sous l’emprise de mes parents et de leurs mauvais traitements. Et c’est pour ça que je n’ai pas pu m’enfuir, et encore moins me battre, cet après-midi-là…

Ma plainte a finalement été enregistrée, mais les policiers n’avaient pas le temps de rechercher le propriétaire de la voiture. Quelques semaines plus tard, alors que j’avais presque fini par oublier cet incident, j’ai vu une voiture griller un feu rouge juste devant moi… Et, quelle coïncidence, c’était la même plaque d’immatriculation ! J’ai suivi la voiture en vélo pendant quelques minutes, jusqu’à un petit entrepôt, et mon agresseur en est sorti. Quand il m’a reconnu, il m’a menacé, me demandant si la baston de la dernière fois ne m’avait pas suffi. Juste après ça, j’ai mis au courant la police, et mon agresseur a été arrêté sur son lieu de travail. On m’a proposé une solution de compromis : mon agresseur me versait 10 000 yuans (environ 1 000 euros) et il était libre. J’ai proposé 100 000 yuans, mais les policiers ont souri en me disant que c’était impossible. Je n’ai donc pas reçu d’argent, mais juste un petit papier me certifiant que mon agresseur avait écopé de 7 jours d’incarcération.

Ce petit papier m’a fait du bien. Presque malgré moi, j’avais été jusqu’au bout et avais obtenu la reconnaissance de mon agression. Petit à petit, j’étais parvenu à exprimer ma colère, ce qui était très nouveau pour moi. Cette année 2007 fut pour moi le début d’un long processus de libération, au cours duquel j’ai pu ressentir petit à petit ma colère contre mes parents, d’abord contre mon père, et enfin quelques années plus tard contre ma mère.

La fessée déculottée

« Tu veux une fessée déculottée devant tout le monde ? » C’était la menace favorite de ma mère quand j’étais petit ; elle n’avait que rarement l’occasion de l’exécuter, tellement j’étais devenu obéissant, à force de menaces. Il y a une fessée dont je garde un souvenir terrible, c’était un été dans la maison de vacances de ma grand-mère, j’avais environ 7 ans. Je regardais ma petite soeur (née deux ans après moi, le même jour !) et son amie jouer à faire des grimaces sur la terrasse du jardin. J’étais fasciné, et sûrement un peu jaloux. J’aurais bien voulu rentrer dans leur jeu, mais elles ne s’intéressaient pas à moi. Alors, pour les provoquer, j’ai jeté du sable à la figure de la copine de ma soeur. Ma mère était juste à côté de moi, et à son regard j’ai tout de suite compris que j’avais fait une grosse bêtise, et que j’étais en danger. Je me suis enfui dans le jardin, mais elle m’a poursuivi et je savais que je n’irais pas loin. Je n’ai pas dû courir bien vite, car ma mère m’a rattrapé 30 mètres plus loin ; je n’ai même pas essayé de sortir du jardin. Je me souviens encore de l’endroit précis où elle a baissé mon maillot de bain et m’a frappé : plusieurs coups sur les fesses, avec sa brosse à cheveux, qui avait des pics pour faire mal. J’étais terrifié. Je me suis tu. Je n’ai plus bougé. C’était de ma faute.

Cette fessée, je l’avais cherchée, je l’avais bien méritée ! Tout le monde trouvait ça normal. (Mes parents me frappaient parce que je n’étais pas « gentil avec ma soeur », et j’avais complètement intériorisé leur jugement, d’ailleurs c’est ce que je répétais aux curés pendant toute mon enfance à chaque fois qu’il fallait que je me confesse…) J’étais complètement seul, seul avec ma culpabilité ; j’avais le sentiment d’être mauvais, jamais à la hauteur des attentes de mes parents, de la société, d’où ma très grande timidité, ma peur des adultes et du monde extérieur... Et pourtant, 30 ans après, j’apprends qu’une fessée déculottée (donc préméditée, surtout avec une brosse !) est maintenant considérée comme de la « MALTRAITANCE », même par certains psychanalystes qui défendent la « petite fessée qui part toute seule dans un moment de colère, et qu’il ne faut pas diaboliser » ! Ma mère était donc maltraitante ! Cette femme que tout le monde s’accordait à trouver si gentille, et qui paraît-il était si fière de son fils, quand elle me frappait (et elle n’en éprouvait aucun remords), c’était de la maltraitance !? J’aurais aimé qu’on me le dise quand j’étais enfant…

L’année dernière, en me remémorant cette fessée (après la lecture du Drame de l’enfant doué d’Alice Miller et l’écoute d’une conférence de Brigitte Oriol, merci à elles), j’ai enfin pu ressentir ma haine contre ma mère, ma colère contre sa cruauté, et subitement, j’ai eu envie de la frapper. Je me suis débattu et j’ai donné des coups de poing dans le canapé, de toutes mes forces. Ce fut une renaissance pour moi, la fin de 17 ans d’idéalisation de ma mère, morte d’un cancer la veille de mes 20 ans. Au bout d’un long tunnel de solitude, j’apercevais enfin une lumière. Ce fut une étape importante pour moi, sur le long chemin pour me libérer d’un passé qui, malgré tous mes progrès, continue à me faire souffrir encore aujourd’hui…

Charles


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