Histoire de la violence éducative
La violence éducative est-elle un phénomène naturel ?
Et le coup de patte lui-même n'est pas en usage chez les animaux les plus proches de nous. Ainsi, chez les bonobos, espèce de singes considérés comme les plus proches de l'homme, les mères ne « punissent » pas leurs rejetons. Elles les éloignent simplement d'un danger éventuel. Elles ignorent également le geste de frapper du plat de la main. « On n'a jamais vu une guenon en liberté maltraiter délibérément son petit », écrit la primatologue et anthropologue Sarah Blaffer Hrdy. Si certaines femelles maltraitent leurs petits, plutôt en les négligeant qu'en les malmenant, c'est apparemment, presque toujours, parce qu'elles ont été elles-mêmes abandonnées ou négligées dans leur jeune âge. Le seul cas où les mères interviennent violemment contre leurs propres petits, c'est lorsque ceux-ci, devenus adolescents, presque adultes, importunent leurs frères plus jeunes.
Frapper les enfants n'a donc probablement rien d'instinctif. C'est un comportement humain, culturel, acquis par imitation. La maltraitance ne peut être considérée comme un comportement bestial. Ce que nous avons en nous d'animal n'y est probablement pour rien. Aucun de nos comportements innés ne nous prépare à frapper nos enfants, et rien dans les comportements innés des enfants ne les prépare à être frappés par les êtres qui constituent leur base de sécurité. Les premiers coups donnés par des parents à leur enfant sont probablement pour celui-ci un « coup de canif » bien plus grave dans le lien de confiance qui l'unit à ses parents qu'une infidélité peut l'être entre deux conjoints.
Quant aux sociétés humaines sans écriture, les rares études des ethnologues sur les enfants montrent que certaines tribus de chasseurs-cueilleurs pratiquaient les châtiments corporels, d'autres non. Et Margaret Mead, qui a eu l'occasion de comparer deux sociétés dont l'une éduquait les enfants avec violence et l'autre avec douceur, a pu constater que la seconde était plus pacifique que la première.
On peut donc supposer que, tant que le comportement des préhominiens a été assez proche de celui des grands singes, ils n'ont pas plus malmené leurs petits que ne le font les bonobos. Mais plus les sociétés humaines ont évolué et ont adopté des comportements éloignés de leurs comportements innés (peut-être en particulier au moment du passage à l'agriculture), plus les hommes ont dû être amenés à imposer des contraintes aux enfants, voire des épreuves douloureuses (rites d'initiation cruels, rites sacrificiels) auxquelles les comportements biologiquement programmés ne les préparaient évidemment pas. Les parents ont dû employer la force et la violence pour faire céder la résistance des enfants.
Il est possible aussi que le passage à la sédentarisation et à l'agriculture ait rapproché considérablement les naissances, les bouillies de céréales et le lait d'animaux domestiqués permettant des sevrages précoces. Sarah Blaffer Hrdy écrit ainsi : « Une vie sédentaire et de la nourriture en abondance ont fait sauter les contraintes qui, pendant des dizaines de millions d'années, avaient protégé les primates anthropoïdes contre les naissances trop précoces. » Alors qu'on suppose que les naissances chez les préhominiens et les premiers hommes devaient être espacées de quatre ou cinq ans, elles ont pu ne plus être distantes que de deux ou trois ans dans les sociétés sédentarisés. Ce changement de rythme, qui a été observé au cours du XXe siècle dans certaines tribus de chasseurs-cueilleurs sédentarisés, a pu rendre agressive l'attitude des premiers-nés, encore très dépendants de leur mère, à l'égard des nouveau-nés qui l'accaparaient. D'un autre côté, l'hormone de l'allaitement, la prolactine, a pour effet secondaire de rendre les mères extrêmement sensibles à la moindre agression contre leur nourrisson. Il n'est pas impossible que ce réflexe de défense répondant à toute manifestation de jalousie des aînés soit devenu un usage considéré comme nécessaire pour l'éducation. Dans un second temps, les enfants qui avaient subi ce traitement ont pu le répéter par simple compulsion de répétition sur leurs propres enfants. Le cycle de la violence "éducative" se trouvait ainsi programmé de façon comportementale, au cours de son éducation, dans le cerveau même de tout enfant qui en avait été victime. Puis ce comportement a été théorisé sous forme de proverbes qui ont traversé les siècles et les millénaires. La violence éducative devenait ainsi partie intégrante de la culture.
Ce qui est certain, c'est qu'à partir des civilisations les plus anciennes dont on peut avoir des témoignages écrits, la pratique de la violence éducative est devenue universelle. Il semble n'y avoir aucune exception : de Sumer (d'où une tablette gravée nous est parvenue qui évoque un enfant fouetté par son maître) à l'Egypte (« Les oreilles de l'enfant sont sur son dos », dit une « Sagesse » égyptienne) et à la Chine (« Si tu aimes ton fils, donne-lui le fouet, si tu ne l'aimes pas, donne-lui des sucreries »), de l'Inde antique à l'Amérique précolombienne, d'Athènes à Rome, on a frappé les enfants. Et l'écriture est venue donner encore plus de force et de prestige aux proverbes préconisant la violence.
Ceux qui ont eu et ont encore le plus d'influence, parce qu'ils ont été attribués à une inspiration divine, sont les proverbes bibliques. Quatre d'entre eux se trouvent dans le livre des Proverbes, traditionnellement attribué au roi Salomon, mais probablement rédigé entre le Xe et le Ve siècle avant Jésus-Christ :
- « Celui qui ménage les verges hait son fils, mais celui qui l'aime le corrige de bonne heure » (13,23) ;
- « Tant qu'il y a de l'espoir châtie ton fils ! Mais ne va pas jusqu'à le faire mourir » (19,18) ;
- « La folie est ancrée au coeur de l'enfant, le fouet bien appliqué l'en délivre » (22,15) ;
- « Ne ménage pas à l'enfant la correction, si tu le frappes de la baguette, il n'en mourra pas » (23,13).
Deux autres proverbes se trouvent dans le livre plus récent de l'Ecclésiastique, qui date du début du IIe siècle avant Jésus-Christ :
- « Qui aime son fils lui prodigue le fouet, plus tard, ce fils sera sa consolation » (30,1) ;
- « Fais-lui courber l'échine pendant sa jeunesse, meurtris-lui les côtes tant qu'il est enfant, de crainte que, révolté, il ne te désobéisse et que tu n'en éprouves de la peine » (30, 12).
Dans ces proverbes, le châtiment n'est pas seulement présenté comme la punition d'une faute, mais comme une nécessité en lui-même pour une bonne éducation. Il est censé prévenir la révolte et assurer au père que son fils s'occupera de lui plus tard. De plus, la violence éducative est associée à une conception pessimiste de l'enfant qui porterait la folie « ancrée » dans son coeur.
Il faut ajouter à ces proverbes un passage du Deutéronome (21, 18-21) qui enjoint purement et simplement aux parents de faire lapider par leurs concitoyens un fils indocile, débauché et buveur, et un autre passage qui exige le même sort pour une fille qui a perdu sa virginité.
Ce quadruple scellement (volonté de contraindre l'enfant ou de l'empêcher d'agresser un frère nouveau-né, compulsion de répétition, culture orale et écrite, sacralisation) explique que la violence éducative ait été rendue indéracinable pour des millénaires, bien qu'elle ne soit pas un comportement inné et qu'elle soit même un comportement nocif.
Civilisation grecque et civilisation latine
Platon (427-347 av. J.-C.) et Aristote (364-322 av. J.-C.) témoignent de l'utilisation des châtiments corporels en Grèce à l'égard des enfants. « Si l'enfant obéit, c'est bien ; sinon, il est redressé par des menaces et par des coups comme un bout de bois. » Mais Platon a développé à la fois ou successivement deux opinions contraires sur les châtiments. Dans La République, où il présente une société idéale, il écrit : « Formez vos enfants dans leurs études non par la contrainte, mais par des jeux, et vous pourrez mieux observer leurs résultats naturels. » En revanche, dans Les Lois, il développe une idée contraire : « De tous les animaux l'enfant est le plus incontrôlable car la source de la raison en lui n'est pas encore réglée ; il est le plus insoumis des animaux. Aussi doit-il être lié de nombreuses brides ; en premier lieu quand il quitte les mains des mères et des nourrices, il doit être contrôlé par des enseignants, peu importe ce qu'ils enseignent et par des études. Mais il est aussi un esclave et à cet égard n'importe quel citoyen d'honneur qui croise son chemin peut le punir, qu'il soit son professeur privé ou son instructeur, s'il fait quelque chose qui ne convient pas. »
Aristote (384-322 av. J.-C.) pense que l'éducation doit être « accompagnée de douleur » et que l'enfant qui a un comportement indésirable doit être « déshonoré et battu ».
Un personnage d'une comédie de Ménandre (IVe siècle av. J.-C.) affirme : « Qui n'a pas été bien fouetté n'a pas été bien élevé », formule qui semble bien être un proverbe.
Quant à l'éducation spartiate, Plutarque (46-120 ap. J.-C.), dans sa Vie de Lycurgue, écrit que les enfants surpris à voler sont « fouettés sans pitié » et témoigne avoir vu lui-même des jeunes gens fouettés à mort au pied de l'autel de Diane. On sait aussi qu'à Sparte, les maîtres n'hésitent pas à employer une baguette de fer comme auxiliaire pédagogique.
A Rome, le père (pater familias) avait sur toute sa famille, c'est-à-dire sa femme, ses enfants, ses esclaves, droit d'autorité judiciaire. Il pouvait donc, et même devait, si nécessaire, les châtier, les emprisonner, les vendre, les condamner aux travaux forcés et même les exécuter. Ce droit n'était limité, d'après Fustel de Coulanges, que par les règles de la religion familiale.
Quant aux pédagogues, qui étaient souvent des esclaves dans la Rome de l'Empire, dans un système d'enseignement qui faisait d'eux le rebut de la société, ils soumettaient les enfants, de sept à treize ans pour les filles et de sept à quinze ans pour les garçons, à de violents châtiments. Les écrivains latins Plaute, Horace, Juvénal, Martial témoignent aussi de l'emploi de la scutica, espèce de martinet, de la ferula, palette de bois ou de cuir, du flagellum, fouet à une ou plusieurs lanières parfois garnies d'osselets, de la virga, baguette ou faisceau de baguettes parfois épineuses. Horace évoque sa jeunesse gâchée par son précepteur Orbilius, qui lui fit subir toutes sortes de sévices. D'où le terme d'orbilianisme utilisé plus tard pour évoquer l'usage des châtiments corporels. A Pompéi, un vestige montre une scène de flagellation d'un élève récalcitrant : un adolescent nu hissé sur le dos d'un camarade, immobilisé par un autre, sous l'oeil indifférent des condisciples.
C'est pourtant, semble-t-il, par deux auteurs grec et latin que les châtiments corporels infligés aux enfants ont été critiqués pour la première fois. Quintilien (30-100) a dénoncé ces châtiments : « La douleur et la crainte font faire aux enfants des choses qu'on ne saurait honnêtement rapporter et qui, bientôt, les couvrent de honte. C'est bien pis encore si on a négligé de s'assurer des moeurs des surveillants et des maîtres. Je n'ose dire, ni les infamies auxquelles des hommes abominables se laissent abaisser par leur droit de correction manuelle, ni les attentats dont la peur des malheureux enfants suscite parfois l'occasion pour d'autres : on ne m'a que trop compris. » Il semble bien que Quintilien évoque ici, sous l'allusion aux « choses que l'on ne saurait honnêtement rapporter », le fait que, sous l'effet de la peur et de la violence, il n'est pas rare que les sphincters se relâchent et que l'enfant urine et défèque. Quant aux « infamies » commises par les maîtres, il est probable qu'il s'agit d'abus sexuels. Pour Quintilien, le châtiment corporel est un déshonneur, un affront, une punition convenable seulement pour des esclaves. Au lieu de corriger l'enfant, il l'endurcit, et il rend nécessaires, pour le corriger une fois devenu jeune homme, des châtiments encore pires.
L'auteur grec Plutarque, à peu près à la même époque (46-120), dénonce également les châtiments corporels dans l'éducation pour les mêmes raisons que Quintilien. Il n'évoque pas la douleur physique, mais plutôt l'indignité d'un châtiment propre aux esclaves. Il préconise plutôt l'éloge et la réprimande. Et, dans sa Vie de Caton, il fait l'éloge de Caton qui préfère apprendre lui-même à lire à son fils plutôt que de courir le risque de voir l'esclave chargé de l'éduquer lui tirer les oreilles (Plutarque, Vie des hommes illustres). Mais on ignore totalement si Quintilien et Plutarque ont eu la moindre influence sur les éducateurs de l'Antiquité.
Christianisme et châtiments corporels
Malgré toutes les paroles de Jésus qui présentent les enfants comme des modèles (« Le royaume des cieux est à ceux qui leur ressemblent » ; « Si vous ne retournez pas et ne devenez pas comme des petits enfants, vous n'entrerez pas au royaume des cieux ») et qui insiste sur l'amour et le respect dû aux enfants (celui qui scandalise un de ces petits « il serait préférable pour lui de se voir suspendre autour du cou une de ces meules que tournent les ânes et d'être englouti en pleine mer »), malgré la similitude qu'il établit entre les enfants et lui-même (« Dans la mesure où vous l'avez fait à un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait »), malgré tous ses propos sur le pardon et la réciprocité (« pardonner jusqu'à soixante-dix-sept fois sept fois », « se conduire avec les autres comme on veut qu'ils se conduisent avec nous ». « Tout ce que vous désirez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-même pour eux. »), malgré enfin la parabole de l'enfant prodigue où l'on voit le père ne faire aucun reproche à son fils qui a dilapidé l'héritage, l'accueillir avec joie et organiser un banquet pour fêter son retour, force est de constater que cette attitude nouvelle à l'égard des enfants ne semble guère avoir été mise en pratique dans la chrétienté. Bien au contraire, les écoles chrétiennes ont été des lieux où les enfants ont été souvent épouvantablement battus.
La raison pour laquelle les propos de Jésus sur les enfants n'ont rien changé à la manière dont on les éduquait est probablement très simple. Les disciples de Jésus avaient été éduqués comme tous les enfants, à coups de bâton. Or, quand on a été élevé ainsi, il est extrêmement difficile de remettre en question ce mode d'éducation, parce qu'on l'a vu pratiqué par ses propres parents qui, dans l'esprit de l'enfant, ne pouvaient pas se tromper. De plus, tous les enfants étaient élevés ainsi et la Bible, la parole de Dieu, le recommandait. Donc, rien ne devait ni ne pouvait changer.
Une illustration étonnante en est donnée par saint Augustin (354-430), un des Pères de l'Église les plus influents. Dans le premier chapitre de ses Confessions, il évoque les châtiments corporels qu'il a subis à l'école et les moqueries de ses parents quand il s'en plaignait. Mais il considère que ces châtiments lui ont été en définitive bénéfiques, puisque l'école lui a permis de rencontrer Dieu. Il s'oppose, toujours dans le même chapitre, à l'idée qui transparaît dans les Évangiles que les enfants puissent être innocents. Jésus, d'après lui, n'a sûrement pas voulu parler de leur innocence mais seulement de leur humilité. Et dans le même chapitre, saint Augustin invente l'idée du péché originel (« si petit et déjà si grand pécheur ! » dit-il en parlant des nourrissons), idée qui a servi ensuite, associée aux proverbes bibliques, de justification supplémentaire aux châtiments corporels.
Moyen Âge
Malgré les affirmations de certains historiens qui voient le Moyen Âge comme une période exemplaire, de nombreux textes et documents iconographiques témoignent de la fréquence de l'usage des verges, férules et martinets dans les écoles. Il est vrai qu'au XIIIe siècle, au nord de la France, « l'enfant peut en appeler aux tribunaux contre la sévérité excessive du père "si le père, par ses mauvais traitements, a mis sa vie en danger, lui a brisé ou mutilé un membre". » Mais, d'une part, on voit que le père devait aller très loin dans la violence pour que l'enfant puisse faire appel ; d'autre part, on ne voit comment des enfants pouvaient avoir l'idée de faire appel avant d'être au moins adolescents ; et enfin, en cas d'appel, si le père était reconnu coupable, il n'était condamné à payer qu'une amende. A la même époque, dans le sud de la France, où le droit romain était appliqué, le père pouvait encore tuer son enfant sans grand dommage pour lui-même.
Dès le haut Moyen Âge (IXe-XIe siècle), on voit Egbert de Liège affirmer qu'« il y a des écoles qui consistent plus en fouet qu'en discours ». La plupart des gravures représentant un maître d'école le montrent les verges à la main ou à portée de main. Le poète italien Antonio Pucci (1309-1388}, contemporain de Pétrarque, recommande des châtiments progressifs selon l'âge et sans doute selon les habitudes du temps : « Quand le petit enfant fait des bêtises, corrige-le avec les verges et les paroles ; quand il aura passé sept ans, alors, emploie le fouet et la ceinture de cuir. Et quand il aura plus de quinze ans, emploie le bâton et donne-lui des coups jusqu'à ce qu'il demande pardon. » Conseils qui ne restaient certainement pas lettre morte, puisque le magister frappait parfois ses élèves si cruellement que certains fuyaient l'école, comme aujourd'hui encore dans beaucoup de pays, et que les statuts des communes devaient réglementer la gravité des châtiments. A l'époque de la Guerre de Cent Ans (XIVe et XVe siècles) « on préconisait une éducation sévère, formaliste, assortie de châtiments corporels ». Dans les monastères bénédictins, la règle de saint Benoît (480-547) qui s'est imposée dans la plupart des monastères du Moyen Âge, prévoyait que les jeunes moines qui, après avertissement, ne se corrigeaient pas, seraient soumis à une punition si rigoureuse que les autres en seraient effrayés.
« C'était une société, a dit l'historien Philippe Ariès en parlant du Moyen Âge, qui n'a jamais aimé les enfants. »
Renaissance
En Italie, au moment de la Renaissance italienne, fin XIVe-début XVe, plusieurs théoriciens de l'éducation, Pietro Paolo Vergerio (1340-1420), Vittorino da Feltre (1378-1446), Battista Guarino (1374-1460), tiennent davantage compte de la nature des enfants et, s'inspirant souvent de Quintilien et de Plutarque, préconisent des méthodes d'éducation plus douces (récompenses, encouragements, émulation), même s'ils ne renoncent pas entièrement aux châtiments corporels.
Plus tard, au fur et à mesure que se propagent les idées de la Renaissance à travers l'Europe, la critique des châtiments corporels à l'école se développe.
Le grand humaniste Erasme (1466-1536) considère, dans son De pueris statim ac libèraliter instituendis, que, lorsque le maître châtie l'enfant, la faute ne doit pas être attribuée à l'enfant mais à la paresse et à l'incompétence du maître. Des écoles de son temps, il écrit : « On ne dirait pas que c'est une école, mais une salle de torture : on n'y entend que crépitement de férules, sifflements de verges, cris et sanglots, menaces épouvantables. » Erasme est le premier à souligner le plaisir sadique que le maître peut éprouver à battre l'enfant. Commentant le proverbe biblique « Celui qui épargne la verge hait son fils », Erasme écrit qu'il était peut-être bon pour les Juifs (sic !), mais qu'il ne l'est pas pour les chrétiens. Pour lui, la peur provoquée par les châtiments corporels bloque la mémoire. La réprimande elle-même ne doit être proférée qu'avec mesure, car « la médecine constamment répétée perd de sa force. Quant aux élèves qui ne sont sensibles à aucun autre argument, il ne faut pas non plus les frapper mais les exclure de l'école. Mieux vaut pour eux qu'ils deviennent des travailleurs manuels. » Mais ce qui montre peut-être le mieux la sensibilité d'Erasme à la souffrance des enfants, c'est un dialogue dans lequel il met en scène deux enfants et où il fait voir, pour la première fois sans doute dans la littérature, le châtiment corporel à travers les yeux d'enfants angoissés par la perspective de les subir.
En France, Montaigne (1533-1592), qui lui-même avait été élevé par son père avec beaucoup de douceur, mais qui avait vu ensuite, au collège de Guyenne, se déchaîner la violence des maîtres, a fait, au chapitre XXVI du livre I des Essais, un plaidoyer vibrant pour une éducation menée « non comme il se fait » mais avec une « sévère douceur ». Il déplore qu'au lieu d'inviter les enfants à l'étude, « on ne leur présente à la vérité que horreur et cruauté. Ôtez-moi la violence et la force : il n'est rien à mon avis qui abâtardisse et étourdisse si fort une nature bien née. Si vous avez envie qu'il craigne la honte et le châtiment, ne l'y endurcissez pas. » Il recommande d'endurcir l'enfant et de le préparer à affronter les éléments et une vie difficile, mais il critique la « police » de la plupart des collèges et pense qu'on se serait trompé « moins dommageablement en inclinant vers l'indulgence. C'est une vraie geôle de jeunesse captive. On la rend débauchée, [en] la punissant avant qu'elle le soit. » Celui qui arrive dans ces collèges n'entend « que cris d'enfants suppliciés et de maîtres enivrés en leur colère. Quelle manière d'éveiller l'appétit envers leur leçon, à ces tendres âmes et craintives, que de les y guider d'une trogne effroyable, les mains armées de fouets. Inique et pernicieuse forme ! » Il cite Quintilien et poursuit : « Combien leurs classes seraient plus décemment jonchées de fleurs et de feuilles que de tronçons d'osier sanglants. » Ce dernier détail permet d'imaginer la violence des coups nécessaire pour frapper jusqu'au sang un enfant avec des verges d'osier. Il faut l'avoir présent à l'esprit quand on veut imaginer ce qu'a été concrètement la condition des enfants et l'état d'esprit des adultes dans la plupart des pays d'Europe jusqu'à une époque récente, et, aujourd'hui encore, dans la plupart des pays du monde où l'on pratique les châtiments corporels.
Réforme
La Renaissance, en publiant les textes de l'Antiquité latine, et notamment Quintilien et Plutarque, a sans doute encouragé Erasme et Montaigne à exprimer leur dégoût des châtiments corporels. Mais au même moment, le retour à la Bible provoqué par la Réforme protestante a réactualisé les proverbes bibliques cités plus haut, qui étaient à peu près les seuls textes de la Bible sur l'éducation des enfants et qui, eux, concernaient non seulement les maîtres, mais aussi les parents. Ainsi, Luther (1483-1546) reprend le proverbe biblique cité ci-dessus : « Celui qui ménage les verges hait son fils, mais celui qui l'aime le corrige de bonne heure », et le commente en disant que c'est de la part des parents un faux amour que de considérer le corps de leur enfant plus que son âme. Il critique les parents qui câlinent et satisfont trop leur enfant. Tout au plus les invite-t-il à ne pas se laisser aller à une violence passionnée qui risquerait d'entraîner chez l'enfant crainte, imbécillité et haine envers ses parents. Mais quant à lui, il aurait préféré, dit-il, « avoir un [fils] mort qu'un fils désobéissant ».
Le réformateur écossais Knox (1505 ou 1512-1572) était partisan des punitions à un tel point que le "tawse", courroie de cuir brut encore en usage dans certains pays, est devenu son emblème.
John Wesley (1703-1791), le fondateur du mouvement méthodiste, conseille aux parents de briser la volonté de leur enfant en le fouettant jusqu'à dix fois.
Même l'humaniste protestant tchèque Comenius (1592-1670), qui donne aux enseignants des conseils de modération (« Un jardinier ne porte pas le couteau d'émondage sur les plantes immatures. Un musicien ne frappe pas sa lyre à coups de poing ou à coups de bâton, ni ne la jette contre un mur ! »), pense pourtant que les coups, s'ils n'agissent pas sur l'élève puni, agissent au moins sur les autres comme un stimulus en leur inspirant la crainte. Et il préconise l'humiliation publique pour l'élève lent à apprendre.
Il a fallu attendre le théologien luthérien allemand Auguste Francke (1663-1727) pour voir énoncer par un protestant des conseils qui, sans les interdire, tendent à réduire au maximum les châtiments corporels dans l'enseignement. « Grâce à l'amitié, un élève progresse davantage que sous tes coups et d'éternelles gronderies. » Ses conseils sont assez semblables à ceux de Jean-Baptiste de La Salle dont il sera question ensuite. Le maître ne doit pas, par impatience traiter les enfants « de boeufs, d'ânes, de porcs, de chiens, de bêtes, d'imbéciles, de canailles, de porchers etc. et encore moins d'enfants du diable ». La précision de ces injures sent l'expérience vécue et reflète sans doute la façon dont les maîtres contemporains de Francke avaient coutume de traiter leurs élèves. « Aucun enfant ne doit être frappé sur la tête, que ce soit au moyen de la main, d'un bâton, d'une règle ou d'un livre. [...] On ne doit tirer aucun enfant par les bras, par l'oreille, ni lui frapper les mains ou les doigts avec une baguette. » Et la punition, quelle qu'elle soit, doit toujours être adaptée à l'individualité de l'enfant.
L'enseignement catholique
Contrairement aux réformateurs protestants, les éducateurs catholiques, à partir du XVIe siècle, ne semblent pas s'être inspirés des proverbes bibliques recommandant l'usage des châtiments corporels. Les principaux ordres consacrés à l'éducation (Jésuites, Oratoriens, Frères des écoles chrétiennes) recommandent de n'utiliser les punitions corporelles que comme un pis-aller et de les éviter autant que possible. Ainsi, si les Jésuites, qui commencent à ouvrir des écoles en 1556 et qui les multiplient dans l'ensemble du royaume jusqu'à en posséder 79 vers 1640, acceptent le châtiment corporel, ils insistent sur le fait que tout châtiment doit être conduit dans un esprit de douceur. Ce n'est d'ailleurs pas un Jésuite qui applique le châtiment corporel, mais un "correcteur" à gage extérieur à la Société. Le père Lamy, membre de l'Oratoire, rappelle en 1683 qu'il y a d'autres moyens que les verges pour ramener les élèves à leur devoir, comme la menace, l'espoir d'une récompense, la crainte de l'humiliation. Reste que, dans la plupart des écoles religieuses, les châtiments corporels ont continué à être utilisés.
Une gravure très explicite de N. Guérard, datée de 1700 environ, fait la synthèse des moyens d'éducation appliqués aux enfants et adolescents. On y voit un jeune homme qui tend sa main gauche, les doigts joints vers le haut, pour recevoir des coups de férule ; il soulève un pan de sa veste pour recevoir les verges et il se fait tirer l'oreille par une main assortie de l'inscription : « La bonne correction fait la bonne éducation. » A l'arrière-plan, deux autres jeunes garçons font tourner des toupies à coups de fouet sous la légende : « Plus on les fouette, mieux ils vont. »
Jean-Baptiste de La Salle (1651-1719), fondateur en 1680 de l'Institut des Frères des Écoles chrétiennes, canonisé par l'Église catholique pour son oeuvre d'éducateur et proclamé patron des éducateurs en 1951, a édicté dans sa Conduite des écoles (1717), premier manuel de méthodologie éducative maintes fois publié, des règles rigoureuses visant à limiter au maximum l'utilisation des châtiments corporels. Ainsi, les Frères ne devront punir que très rarement les élèves et même, autant que possible, s'en abstenir. Ils ne devront jamais punir qu'avec une grande modération et jamais en état de colère. Ils ne devront pas qualifier leurs élèves d'épithètes ou de noms insultants. Ni leur tirer les oreilles, les cheveux ou le nez, ou encore les frapper de la main, du pied ou au moyen d'un bâton, ni les pousser. Et le châtiment corporel ne devra être employé que lorsque tous les autres moyens de correction auront échoué. D'autre part, seule doit être punie l'obstination dans la mauvaise conduite et jamais la difficulté à apprendre ou l'étourderie.
Néanmoins, toute punition corporelle n'est pas exclue, puisqu'il conseille de ne frapper qu'avec modération et discernement : « Il faut frapper, dit-il, dans la main gauche, surtout à ceux qui écrivent, afin de ne pas appesantir la main droite, ce qui serait un grand obstacle à l'écriture. »
C'est seulement un peu moins d'un siècle après la première publication de La Conduite des écoles, dans sa réédition datée de 1811, que les châtiments corporels ont été exclus de la liste des punitions autorisées. Ce livre a été réédité neuf fois entre 1811 et 1907, et c'est seulement en 1870 que les punitions corporelles y ont été présentées comme "intolérables". Malheureusement, la raison de cette condamnation était précisément la persistance de leur emploi, qu'attestent nombre de condamnations de Frères au cours du XIXe siècle.
Quelques années après La Conduite des écoles, Charles Rollin, auteur d'un des grands manuels de pédagogie du XVIIIe siècle, le Traité des études (1726-1728), hésitait lui aussi à prescrire l'usage de la baguette et le réservait aux cas extrêmes et désespérés.
Ces réserves des éducateurs catholiques témoignent d'une certaine prise de conscience et d'un certain souci de ménager les enfants, mais elles pèchent par naïveté. En effet, tout montre que, dans la réalité de leur emploi, hier comme aujourd'hui, les châtiments corporels ne peuvent pas se limiter à un usage « modéré » ou « raisonnable ». La pratique même de ces châtiments porte à des excès de toutes sortes par les violentes émotions qu'elle déclenche chez celui qui les applique, surtout quand il les a subis lui-même dans son enfance, et par l'endurcissement que manifestent, au cours de leur croissance, les enfants qui les reçoivent.
Le châtiment corporel dans la famille
C'est vers le XVIIe siècle que l'on commence à trouver des écrits concernant le châtiment corporel infligé non pas par les maîtres, mais par les parents.
On sait également que les châtiments étaient appliqués à tous les niveaux de l'échelle sociale. Ainsi, d'après le témoignage très précis du médecin de Louis XIII enfant, Henri IV ne se contentait pas de jouer avec lui en le portant à quatre pattes sur son dos, mais lui donnait souvent d'énergiques raclées. En 1607 par exemple, Henri IV écrit au gouverneur du futur Louis XIII : « Je me plains parce que vous ne m'avez pas informé que vous aviez fouetté mon fils ; car je désire vous ordonner de le fouetter chaque fois qu'il sera coupable d'entêtement ou de tout autrement qui est mauvais ; car je sais bien qu'il n'y a rien dans le monde qui peut le rendre meilleur que cela. Je le sais par expérience car on m'a violemment flagellé quand j'avais son âge. »
Sous Louis XIV, d'après François Bluche, auteur d'une Vie quotidienne au temps de Louis XIV (Hachette), deux axiomes justifient la répression pédagogique : « Un père doit châtier ses enfants » et « Un maître châtie ses écoliers. »
Fénelon
Le Traité de l'éducation des filles (1689) de Fénelon, évêque de Cambrai et précepteur du duc de Bourgogne, marque un progrès sensible dans le sens de la douceur. Il préconise encore des manipulations très discutables, minimise la violence conseillée par les proverbes bibliques et considère que le naturel de certains enfants exige des corrections, mais il cherche manifestement à les limiter le plus possible et insiste sur la nécessité d'une relation confiante et gaie entre le maître et ses élèves.
Le comportement pédagogique qu'il suggère est assez nouveau et ses propos méritent d'être cités assez longuement : « D'ailleurs, l'autorité ne laissera pas de trouver sa place, si la confiance et la persuasion ne sont pas assez fortes ; mais il faut toujours commencer par une conduite ouverte, gaie, et familière sans bassesse, qui vous donne moyen de voir agir les enfants dans leur état naturel, et de les connaître à fond. Enfin, quand même vous les réduiriez par l'autorité à observer toutes vos règles, vous n'iriez pas à votre but ; tout se tournerait en formalités gênantes, et peut-être en hypocrisie ; vous les dégoûteriez du bien, dont vous devez chercher uniquement de leur inspirer l'amour.
« Si le Sage [le roi Salomon] a toujours recommandé aux parents de tenir la verge assidûment levée sur les enfants, s'il a dit qu'un père qui se joue avec son fils pleurera dans la suite, ce n'est pas qu'il ait blâmé une éducation douce et patiente ; il condamne seulement ces parents faibles et inconsidérés, qui flattent les passions de leurs enfants, et qui ne cherchent qu'à s'en divertir pendant leur enfance, jusqu'à leur souffrir toutes sortes d'excès.
« Ce qu'il en faut conclure, est que les parents doivent toujours conserver de l'autorité pour la correction, car il y a des naturels qu'il faut dompter par la crainte ; mais, encore une fois, il ne faut le faire que quand on ne saurait faire autrement.[...]
« Mais, quoiqu'on ne puisse guère espérer de se passer toujours d'employer la crainte pour le commun des enfants, dont le naturel est dur et indocile, il ne faut pourtant y avoir recours qu'après avoir éprouvé patiemment tous les autres remèdes. Il faut même toujours faire entendre distinctement aux enfants à quoi se réduit tout ce qu'on leur demande, et moyennant quoi on sera content d'eux ; car il faut que la joie et la confiance soient leur disposition ordinaire : autrement on obscurcit leur esprit, on abat leur courage ; s'ils sont vifs, on les irrite ; s'ils sont mous, on les rend stupides. La crainte est comme les remèdes violents qu'on emploie dans les maladies extrêmes ; ils purgent, mais ils altèrent le tempérament, et usent les organes : une âme menée par la crainte en est toujours plus faible.
« Au reste, quoiqu'il ne faille pas toujours menacer sans châtier, de peur de rendre les menaces méprisables, il faut pourtant châtier encore moins qu'on ne menace. Pour les châtiments, la peine doit être aussi légère qu'il est possible, mais accompagnée de toutes les circonstances qui peuvent piquer l'enfant de honte et de remords : par exemple, montrez-lui tout ce que vous avez fait pour éviter cette extrémité ; paraissez-lui-en affligé ; parlez devant lui, avec d'autres personnes, du malheur de ceux qui manquent de raison et d'honneur jusqu'à se faire châtier ; retranchez les marques d'amitié ordinaires, jusqu'à ce que vous voyiez qu'il ait besoin de consolation ; rendez ce châtiment public ou secret, selon que vous jugerez qu'il sera plus utile à l'enfant, ou de lui causer une grande honte, ou de lui montrer qu'on la lui épargne ; réservez cette honte publique pour servir de dernier remède ; servez-vous quelquefois d'une personne raisonnable qui console l'enfant, qui lui dise ce que vous ne devez pas alors lui dire vous-même, qui le guérisse de la mauvaise honte, qui le dispose à revenir à vous, et auquel l'enfant, dans son émotion, puisse ouvrir son coeur plus librement qu'il n'oserait le faire devant vous. Mais surtout qu'il ne paraisse jamais que vous demandiez de l'enfant que les soumissions nécessaires ; tâchez de faire en sorte qu'il s'y condamne lui-même, qu'il s'exécute de bonne grâce, et qu'il ne vous reste qu'à adoucir la peine qu'il aura acceptée. Chacun doit employer les règles générales selon les besoins particuliers : les hommes, et surtout les enfants, ne se ressemblent pas toujours à eux-mêmes ; ce qui est bon aujourd'hui est dangereux demain ; une conduite toujours uniforme ne peut être utile. »
Rousseau
Jean-Jacques Rousseau, dans Émile, ou De l'éducation, ne parle que rarement des châtiments corporels. Il déplore que certaines nourrices brutales frappent quelquefois les nourrissons. Et il poursuit : « Je n'oublierai jamais d'avoir vu un de ces incommodes pleureurs ainsi frappé par sa nourrice. Il se tut sur-le-champ : je le crus intimidé. Je me disais : ce sera une âme servile dont on n'obtiendra rien que par la rigueur. Je me trompais : le malheureux suffoquait de colère, il avait perdu la respiration ; je le vis devenir violet. Un moment après vinrent des cris aigus ; tous les signes du ressentiment, de la fureur, du désespoir de cet âge, étaient dans ses accents. Je craignis qu'il n'expirât dans cette agitation. Quand j'aurais douté que le sentiment du juste et de l'injuste fût inné dans le coeur de l'homme, cet exemple seul m'aurait convaincu. Je suis sûr qu'un tison ardent tombé par hasard sur la main de cet enfant lui eût été moins sensible que ce coup assez léger, mais donné dans l'intention manifeste de l'offenser. »
Pourtant, cette constatation ne l'a pas amené à une critique radicale des châtiments corporels. S'il conseille aux précepteurs de « n'infliger aucune espèce de châtiment aux enfants », ce n'est pas pour épargner leur sensibilité, mais parce que l'enfant, « dépourvu de toute moralité dans ses actions, ne peut rien faire qui soit moralement mal, et qui mérite ni châtiment ni réprimande ». Pour lui, « il ne faut jamais infliger aux enfants le châtiment comme châtiment, mais il doit toujours leur arriver comme une suite naturelle de leur mauvaise action ». Mais, dans une note du même chapitre, il écrit : « On ne doit jamais souffrir qu'un enfant se joue aux grandes personnes comme avec ses inférieurs, ni même comme avec ses égaux. S'il osait frapper sérieusement quelqu'un, fût-ce son laquais, fût-ce le bourreau, faites qu'on lui rende toujours ses coups avec usure et de manière à lui ôter l'envie d'y revenir. J'ai vu d'imprudentes gouvernantes animer la mutinerie d'un enfant, l'exciter à battre, s'en laisser battre elles-mêmes, et rire de ses faibles coups, sans songer qu'ils étaient autant de meurtres dans l'intention du petit furieux, et que celui qui veut battre étant jeune, voudra tuer étant grand. »
Mais c'est surtout dans les Confessions que Rousseau a le plus apporté à la connaissance de l'enfance en parlant de sa propre enfance. Il a été le premier à parler des effets des fessées sur la sexualité de l'enfant dans la page de ce livre (1ère partie, livre 1) où il raconte avoir été fessé par la fille d'un pasteur, Mlle Lambercier, et y avoir éprouvé un plaisir inattendu et intense qui a eu des répercussions sur sa sexualité toute sa vie : « Qui croirait que ce châtiment d'enfant, reçu à huit ans par la main d'une fille de trente, a décidé de mes goûts, de mes désirs, de mes passions, de moi, pour le reste de ma vie, et cela précisément dans le sens contraire à ce qui devait s'ensuivre naturellement ? [...] Mes désirs [...] bornés à ce que j'avais éprouvé [...] ne s'avisèrent point de chercher autre chose. » Rousseau, ensuite, n'a plus rêvé que d'« être aux genoux d'une maîtresse impérieuse, [d'] obéir à ses ordres, [d']avoir des pardons à lui demander », « n'osant jamais tout dire ou pouvoir tout faire ». Autrement dit, il n'osait demander à ses maîtresses de le fesser, seul moyen pour lui d'atteindre à une pleine satisfaction sexuelle. Comment se fait-il que ce témoignage capital, lu et relu depuis plus de deux cents ans par d'innombrables lecteurs et enseignants français, n'ait pas amené à une prise de conscience du danger de l'usage de la fessée ? Rousseau a d'autre part évoqué le sentiment de révolte qu'il a éprouvé après avoir été violemment et injustement battu. Par son livre, Rousseau a ouvert la voie à quantité de confessions semblables qui ont permis de beaucoup mieux connaître l'enfance et les conséquences des châtiments corporels. D'autre part, Rousseau a influencé de nombreux théoriciens de la pédagogie, comme Pestalozzi, Friedrich Froebel, Maria Montessori qui ont préconisé une éducation respectant de mieux en mieux les besoins de l'enfant.
Dès la fin du XVIIIe siècle, Bernardin de Saint-Pierre, auteur de Paul et Virginie et disciple de Rousseau, s'indigne de la violence des châtiments corporels pratiqués dans les écoles, souvent à la demande des parents, et en donne, pour la première fois peut-être, la vraie raison : « Nos paysans sont souvent barbares et c'est leur éducation qui en est la cause. Souvent ils assomment de coups leurs ânes, leurs chevaux, leurs chiens et quelquefois leurs femmes, parce qu'on les a traités de même dans leur enfance. Les pères et les mères, trompés par des maximes prétendues religieuses, recommandent soigneusement dans les écoles qu'on corrige leurs enfants, c'est-à-dire qu'on les élève comme on les a élevés eux-mêmes. »
Début des interdictions et violence éducative dans les écoles et les familles
De la fin du XVIIIe siècle à la fin du XIXe, se produisent une série d'interdictions des punitions corporelles dans les écoles. En 1793, la Pologne est le premier pays à les interdire officiellement, probablement sous l'influence des idées de Rousseau. En 1834, en France, Guizot promulgue un statut de l'Université dont l'article 29 affirme : « Les élèves ne pourront jamais être frappés. » Et en 1887, un règlement précise qu'« il est absolument interdit d'infliger aucun châtiment corporel ». Mais ces interdictions n'ont qu'une portée limitée, puisque, aujourd'hui encore, plus de cent ans après l'interdiction promulguée sous Jules Ferry, près de deux cents ans après celle de Guizot, 44 % des instituteurs reconnaissent donner de temps en temps des fessées.
Nous avons sur ce qui se passait dans les classes pendant le XIXe siècle deux types de témoignages.
Les premiers sont les procès d'enseignants, dans les cas les plus extrêmes où un maître a blessé ou tué un élève. Mais ces procès produisent rarement une prise de conscience. On se contente le plus souvent de dénoncer l'accusé comme un monstre, ce qui évite de remettre en cause la pratique courante, à peine plus modérée, des autres instituteurs.
Les seconds sont les témoignages littéraires romancés ou autobiographiques qui se multiplient au cours du XIXe siècle.
Ainsi Balzac, dans son roman Louis Lambert (1832), évoque « le supplice semblable au trajet du Palais à la Grève » (du Palais de justice au lieu de l'exécution) « de l'écolier s'apprêtant à recevoir la férule ».
Alphonse Daudet, lui, évoque dans Numa Roumestan (1881) la punition consistant à « balayer à coups de langue le carreau fraîchement arrosé, sa poussière devenue boue et souillant, mettant à vif le palais tendre des coupables ».
De même, les romans pour enfants de la comtesse de Ségur présentent fréquemment des scènes de punitions corporelles. Mais l'attitude de la Comtesse, qui avait elle-même été violemment frappée par sa belle-mère, est équivoque, et ses romans ne sont que partiellement la dénonciation de cette méthode d'éducation.
Mais en général, ces romans mettent en cause les maîtres d'école (par exemple celui de David Copperfield, 1849), une marâtre (comme celle du Bon Petit Diable, 1865), un bedeau de paroisse comme dans Olivier Twist (1838) ou des parents d'adoption (les Thénardier pour Cosette).
Il faut attendre 1879 pour voir paraître un roman assez ouvertement autobiographique, bien que l'auteur s'y présente sous un nom d'emprunt, roman qui, pour la première fois, met en cause la propre mère et le propre père du héros. C'est L'Enfant, de Jules Vallès (1879). Il y révèle le caractère habituel de la violence éducative (il est battu tous les jours par sa mère, quoi qu'il ait fait), mais aussi la manière dont l'enfant est persuadé que ce traitement est normal et bénéfique. Il trouve même que ses petits voisins, moins frappés que lui, sont moins bien élevés. De plus, on voit dans ce roman pour la première fois une enfant battue à mort par son propre père.
Quelques années auparavant, en 1860, un médecin légiste, Ambroise Tardieu, avait publié un rapport sur trente-deux cas de sévices (dont un cas d'abus sexuel), exercés sur des enfants le plus souvent par leurs propres parents (dans vingt et un cas sur trente-deux). Et ce que révèle Ambroise Tardieu, c'est aussi le terrible système de négation qui tend à faire ignorer une telle réalité. En effet, il montre que les médecins praticiens préfèrent nier la réalité de ce qu'ils observent, les enfants eux-mêmes nient ce qu'ils ont subi pour protéger leurs parents, et les parents, bien sûr, affirment qu'ils ne font qu'exercer leurs droits parentaux de correction sur des enfants qui ont bien mérité ce qu'ils ont subi. C'est la première fois, à l'occasion de cas extrêmes ayant entraîné la mort de l'enfant, que sont révélés, non pas dans un roman mais dans la réalité sociale, à la fois le phénomène de la maltraitance, ses liens avec la violence éducative ordinaire (les parents persuadés de n'avoir exercé que leur devoir de correction) et le système de négation qui la dissimule à tous les regards. C'est le même système qui fait qu'aujourd'hui encore, on admet depuis peu la nécessité de lutter contre la maltraitance, mais on a le plus grand mal à se convaincre qu'elle n'est que le sommet d'un iceberg dont la base est la violence éducative ordinaire. Et il est encore plus difficile de faire interdire celle-ci, y compris par des spécialistes de la protection de l'enfance.
Un exemple d'éducation aux XVIIIe et XIXe siècles : les méthodes pédagogiques allemandes
En Allemagne, il semble qu'il y ait eu une évolution en sens contraire dans les écoles et dans les familles.
Dans les écoles, l'influence du pédagogue suisse J. H. Pestalozzi (1746-1827), lui-même influencé par Jean-Jacques Rousseau, semble avoir provoqué un adoucissement, peut-être momentané, du système d'éducation. Si l'on en croit du moins Adolf Diesterwerg (1790-1866), qui, en 1846, opposait les écoles de son temps à celles d'avant les réformes, où sévissaient « la baguette, la canne, le cuir brut », où « les punitions des enseignants excédaient celles des prisons, où les enfants devaient se mettre à genoux sur des pois, s'asseoir sur le banc de la honte, rester debout au pilori, porter un bonnet d'âne, rester dans la rue devant la porte de l'école avec une pancarte sur le dos ou la poitrine, et autres punitions semblables inventées par des hommes grossiers ».
Dans les familles, au contraire, l'influence de manuels de puériculture édités du XVIIIe siècle à la fin du XIXe a poussé les parents à adopter des méthodes très violentes exposées en détail par Alice Miller, qui s'inspirait elle-même du livre de Katarina Rutschky sur la « pédagogie noire », dans son livre C'est pour ton bien. Il faut ici citer longuement les textes de ces pédagogues dont l'influence s'est exercée à travers des ouvrages publiés sur un siècle et demi et peut à elle seule expliquer le degré d'acceptation passive et active de la violence qu'ont manifesté les générations qui ont participé à la Première Guerre mondiale et au nazisme.
Ainsi, J. Sulzer (1748) préconise d'interdire dès le départ les caprices et la méchanceté « par les remontrances sévères et la baguette », et d'habituer les enfants à « l'obéissance absolue aux parents et aux personnes responsables ». Et il poursuit, avec une connaissance malheureusement exacte des effets de la violence éducative sur le psychisme : « Si l'on parvient alors à leur ôter la volonté, par la suite, ils ne se souviendront jamais d'en avoir eu une, et l'intensité des moyens que l'on aura dû mettre en oeuvre ne pourra donc pas avoir de conséquences néfastes. »
Un autre pédagogue, J. G. Kruger (1752), écrit : « Si votre fils ne veut rien apprendre pour ne pas céder à ce que vous voudriez, s'il pleure intentionnellement pour vous braver, s'il fait du mal pour vous irriter, bref s'il fait sa petite tête : Battez-le, faites-le crier : "Non, non, papa, non, non !" Car une telle désobéissance équivaut à une déclaration de guerre contre votre personne. Votre fils veut vous prendre le pouvoir, et vous êtes en droit de combattre la force par la force, pour raffermir votre autorité, sans quoi il n'est pas d'éducation. Cette correction ne doit pas être purement mécanique mais le convaincre que vous êtes son maître. Pour ce faire, il ne faut pas s'arrêter jusqu'à ce qu'il fasse ce qu'il s'est antérieurement refusé à faire par méchanceté. [...] Si l'enfant se déclare vaincu dès la première fois et qu'il doive s'humilier devant vous, on peut être sûr qu'il n'aura plus le courage de se rebeller à nouveau. »
Kruger invite les parents à ne pas punir leurs enfants sous le coup de la colère, non pas pour les ménager, mais parce qu'ils risqueraient de sentir la colère comme une faiblesse. Si l'on ne se sent pas capable de se contenir, il vaut mieux faire appel à quelqu'un d'autre, « non sans lui enjoindre très précisément de ne pas s'arrêter tant que l'enfant n'a pas accompli la volonté du père et n'est pas venu lui demander pardon ».
Une méthode de J.B. Basedow (1773) destinée aux pères et aux mères conseille aussi de rester « calme et grave », d'annoncer la punition et de l'administrer sans rien dire de plus.
C. G. Salzmann, en 1796, conseille, lui, aux pédagogues une mise en scène particulièrement raffinée et perverse. Il explique que si un enfant ne veut pas obéir à des méthodes douces, alors, il faut le battre. « Mais je fais précéder l'exécution du châtiment d'une préparation si longue qu'elle l'atteint davantage que les coups eux-mêmes. Je ne bats pas l'enfant au moment même où il a mérité la punition, je la repousse au lendemain, voire au surlendemain. J'en retire deux avantages : d'abord l'esprit s'apaise entre-temps et je retrouve le calme dont j'ai besoin pour calculer exactement comment régler la chose le plus habilement ; par ailleurs l'enfant qui a péché ressent le châtiment dix fois plus fort, non seulement sur son dos, mais aussi par le fait qu'il est contraint d'y penser constamment.
« Le jour venu de passer à l'exécution, je fais immédiatement après la prière du matin un discours émouvant à tous les enfants, en leur disant combien ce jour est un triste jour pour moi parce que la désobéissance d'un de mes chers élèves me réduit à la nécessité de le frapper. Bien des larmes coulent déjà, non seulement chez l'enfant qui va recevoir la correction, mais aussi chez ses camarades. Quand j'ai terminé ce petit discours, je fais asseoir les enfants et je commence ma leçon. Ce n'est qu'à la fin de la classe que je fais sortir du rang le jeune coupable, je lui annonce la sanction et je lui demande s'il sait ce qui la lui a value. Une fois qu'il a sagement répondu sur ce point, je lui compte ses coups en présence de tous les élèves ; puis je me tourne vers les spectateurs en disant que j'espère de tout mon coeur que ce sera la dernière fois que j'aurai été contraint de battre un enfant. » (C.G. Salzmann, 1796, par K.A. Schmidt, p. 392 sq.).
Dans un manuel d'éducation publié en 1858, le Dr Schreber préconise, lui, d'employer la méthode forte dès le berceau. Lorsque l'enfant se manifeste par des cris et des pleurs « sans motif », il faut d'après lui employer « des formules sévères, des gestes de menace, des petits coups contre le lit, et, si tout cela ne suffit pas, des admonestations physiquement tangibles, demeurant bien évidemment assez légères mais réitérées à intervalles réguliers jusqu'à ce que l'enfant se calme ou s'endorme ». Grâce à cette excellente méthode, commente Alice Miller, les deux fils du Dr Schreber « ont été atteints par la suite de maladies mentales avec délire de la persécution » (A. Miller, C'est pour ton bien).
Enfin, une Encyclopédie de l'éducation publiée en 1887 sous la direction de K. A. Schmidt fixe pour but à l'éducateur d'apprendre à l'enfant « à se renier lui-même, à se dépasser et à se dominer, qu'il n'obéisse pas aveuglément aux instincts de la chair et des sens, mais aux pulsions et à la volonté supérieures de l'esprit. [...] "Tu le frappes avec les verges, mais tu sauves son âme de l'enfer." Cette parole de Salomon donne toute la mesure de la dureté que peut atteindre le véritable amour. » « A l'école en particulier, la discipline doit passer avant l'enseignement. [...] Mais il ressort en outre de tout cela que la discipline est, pour reprendre le mot de l'Ancien Testament, essentiellement punition (musar) [...] Le fait que dans l'oeuvre de l'éducation l'établissement d'une saine discipline ne pourra jamais se passer du châtiment corporel ressort de la définition même de la notion de punition. Son emploi précoce et énergique mais ménagé, est le fondement même de toute véritable discipline, car c'est avant tout le pouvoir de la chair qui doit être brisé.
« Au sommet de toutes sanctions, nous trouvons la méthode punitive énergique, le châtiment corporel. De la même manière que les verges sont à la maison le symbole de la discipline paternelle, à l'école la règle est l'emblème suprême de la discipline scolaire. Il fut un temps où la règle était la panacée pour tous les méfaits commis à l'école, exactement comme les verges à la maison. Cette "manière fleurie de parler à l'âme", est vieille comme le monde et bien connue de tous les peuples. Quoi de plus simple que le principe selon lequel qui n'entend pas doit sentir ? Le châtiment corporel pédagogique est un facteur énergique qui accompagne la parole et doit en renforcer l'effet. Cette action se manifeste de la façon la plus naturelle dans la gifle, dont nous avons gardé de notre propre jeunesse le souvenir qu'elle était chaque fois assortie d'un tirement d'oreille. C'est indiscutablement une façon d'attirer l'attention sur l'organe de l'ouïe et sur son utilisation. Elle revêt de toute évidence une signification symbolique, au même titre que la mornifle qui touche l'instrument du langage et incite à en faire un meilleur usage. Ces deux modes de châtiments corporels sont les plus naïfs et les plus caractéristiques ainsi que leur nom l'indique. Mais d'autres châtiments qui s'administrent encore de temps en temps véhiculent une forme de symbolisme. [...] Une pédagogie chrétienne qui ne prend pas l'être humain tel qu'il devrait être mais tel qu'il est ne peut fondamentalement pas renoncer à toute forme de châtiment corporel. Pour certaines fautes, celui-ci constitue en effet la punition adéquate : il humilie et frappe, prouve concrètement la nécessité de se plier à un ordre supérieur et laisse en même temps transparaître toute l'énergie de l'amour paternel. [...] Nous comprendrions parfaitement un maître consciencieux qui dirait : "Avant d'abandonner le pouvoir de recourir à l'ultima ratio du bâton si besoin est, je préférerais ne plus être maître." [...] "Le père punit son enfant, et sent lui-même les coups ; la dureté est un mérite quand tu as le coeur trop tendre", nous dit Rückert. "Si le maître est un véritable père pour ses élèves, il sait au besoin aimer aussi avec le bâton, d'un amour bien souvent plus profond et plus pur que bien des pères naturels. Et bien que nous disions qu'un coeur jeune est un coeur de péché, nous croyons malgré tout pouvoir affirmer que ce jeune coeur comprend en règle générale cet amour, même si ce n'est pas toujours sur le moment." » (Enzyklopädie... cité par K.R., p. 433 sq.)
Le Nouveau Monde
S'il est un domaine où le Nouveau Monde porte mal son nom, c'est bien celui des châtiments corporels. Les jeunes États-Unis d'Amérique ont cherché à discipliner leurs enfants avec les méthodes les plus éculées du Vieux Continent utilisées jusqu'à l'abus caractérisé. Dans une thèse sur les châtiments corporels qu'il a écrite et publiée sur Internet, Mc Cole Wilson cite les souvenirs d'un célèbre chirurgien américain, J. Marion Sims, qui avait été l'élève, en 1819 en Caroline du Sud, d'un certain Quigley qui, dès le premier jour de classe, s'arrangeait, sous les prétextes les plus divers, pour fouetter tous les élèves, bons ou mauvais, jusqu'à ce qu'ils vomissent ou mouillent leur culotte. Ce système était évidemment, selon l'expression d'un contemporain qui, en 1841, le déplorait, « la terreur [des] enfants ». La devise de ce système était : "No learning without licking" (A peu près : Pas d'enseignement sans bastonnade). Les filles étaient flagellées aussi bien que les garçons pour avoir chuchoté, dessiné sur leur ardoise, mal récité des listes de mots ou mal su leur leçon de catéchisme, et ce alors que ces enfants devaient faire plusieurs kilomètres à pied pour venir à l'école. Dans certaines écoles, les élèves devaient se fouetter mutuellement et ceux qui ne frappaient pas assez fort étaient battus par le maître. Ce qui aggravait encore ce régime, c'est que les enseignants étaient souvent mal formés et le cadre des classes misérable. Les enfants devaient rester assis sept ou huit heures par jour, les jambes pendantes sur des bancs de bois dont ils tombaient parfois de fatigue et de sommeil. Il est évident que, dans ces conditions, seule la terreur de la baguette ou de la "tawse" (courroie de cuir) pouvait les faire tenir tranquilles. Dans les années 1830 et 1840, des réactions commencent toutefois à se manifester. En 1838, un certain Henry Barnard, chargé des écoles dans l'État du Connecticut et qui avait pu étudier en Europe les méthodes des disciples de Pestalozzi, s'était publiquement prononcé contre les châtiments corporels, au grand scandale des enseignants. La même année, une pétition a demandé l'interdiction du châtiment corporel pour les filles et l'usage des coups a été plus strictement réglementé. Un peu plus tard, un pédagogue, Horace Mann, qui avait visité l'Europe et observé son système scolaire, en avait ramené l'idée qu'il fallait supprimer le recours aux châtiments corporels. Les propos qu'il tint à Boston le firent d'autant plus mal voir qu'il laissa entendre qu'en fait il y avait un rapport inverse entre l'emploi des châtiments corporels et la qualité de l'enseignement. Ces propos firent scandale. Mais, progressivement, on en vint à l'idée qu'il était nécessaire de réglementer plus strictement les châtiments corporels, et certains enseignants qui en abusaient furent licenciés. Mais cela n'aboutit pas à une suppression, puisqu'ils sont encore employés, en 2005, dans vingt-deux États des États-Unis et au Canada.
Comment la justice réagit-elle dans les affaires de mauvais traitements à enfant ?
En France, elle a longtemps réagi avec une grande indulgence à l'égard des parents, y compris dans les cas de meurtres jusqu'en 1914. Les condamnations restent légères, de même d'ailleurs que dans les cas de violences sexuelles. « Il faut attendre les années 1920, écrit Jean-Claude Caron, pour que la répression des violences à enfants connaisse une prise en compte grandissante. Et encore les condamnations restent-elles légères. » Et, selon Jacques Trémintin, « il y a condamnation de la violence uniquement lorsque apparaît une volonté délibérée de donner la mort (par les coups, l'absence de soins, la sous-nutrition) ». Mais il ajoute que, même dans ce cas, « jusqu'en 1914, juges et jurés feront preuve d'une étonnante clémence face aux parents meurtriers ».
Il est significatif de voir aussi que, deux ans à peine après la circulaire du ministère de l'Instruction de 1887 qui interdit les châtiments corporels à l'école, la Cour de cassation, dès février 1889, reconnaît aux maîtres et éducateurs un droit de correction au même titre que celui attribué aux parents. Gifles et soufflets furent alors tolérés dans la mesure où il n'y avait pas excès et où la santé de l'enfant n'était pas compromise. Cet avis a été confirmé récemment. Un groupe de parents a porté plainte contre un instituteur qui tirait les cheveux et les oreilles de ses élèves et leur donnait des claques. La Cour d'appel de Caen a fini par leur donner tort le 7 juillet 1982 : « Il est certain que les coups de pied au derrière, la bousculade, les oreilles ou les cheveux tirés, les calottes, les gifles et même les coups de règle, lorsque de telles violences sont le fait des parents, ne sauraient être considérés comme excédant leur droit de correction dès lors qu'il n'en est résulté non seulement aucune conséquence médicale, mais même aucune trace apparente établissant une brutalité excessive. » On voit ici que la Cour d'appel, et c'est très significatif, reconnaît le droit de frapper des enseignants en s'appuyant sur le droit de frapper que les parents continuent à se reconnaître. Ce qui confirme l'idée que la condition de l'éradication des punitions corporelles de l'école est son éradication dans les familles.
Quand la médecine commence-t-elle à s'inquiéter des effets des coups ?
Ce sont, comme on l'a vu, des médecins légistes qui, en France, au XIXe siècle, ont commencé à attirer l'attention sur les enfants martyrs en même temps que sur les victimes d'abus sexuels. Mais il s'agissait de cas extrêmes ayant entraîné la mort et ces études n'ont pas remis en question les punitions corporelles que subissaient la majorité des enfants.
Il a fallu attendre la deuxième partie du XXe siècle pour qu'on voie un nombre croissant de médecins et surtout de pédiatres déconseiller l'usage de ces punitions. Ce fut le cas, notamment, de Françoise Dolto. Aujourd'hui, les manuels de puériculture en vente dans les supermarchés déconseillent en général les fessées et les tapes. Mais certains auteurs, influencés le plus souvent par la psychanalyse, conseillent encore la « gifle pédagogique » et la fessée.
Quelle est la position de l'Europe en tant qu'institution ?
Le Conseil de l'Europe a pris une position assez claire. Dans une recommandation, il « estime que les châtiments sont un mal qu'il faut au moins décourager dans une première phase pour finir par interdire. En effet, c'est la conception meme qui rend légitime le châtiment corporel d'un enfant qui, d'une part, ouvre la voie à tous les excès et d'autre part, rend acceptables par des tiers les marques et les symptômes de ces châtiments ». Et il propose aux états membres « de revoir leur législation concernant le pouvoir de correction à l'égard des enfants dans le but de limiter, voire d'interdire les châtiments corporels, même si la violation de cette interdiction n'entraîne pas nécessairement une sanction pénale ».
Quel est l'apport de la Convention relative aux droits de l'enfant ?
Votée le 20 novembre 1989 par l'Assemblée générale des Nations Unies, la Convention relative aux droits de l'enfant est un grand espoir. Son article 19 demande à tous les états de protéger l'enfant « contre toute forme de violence ». Et le Comité des droits de l'enfant, devant lequel chaque état doit tous les cinq ans présenter un rapport sur la manière dont il respecte cette Convention, précise bien que les états doivent prendre des mesures pour interdire non seulement la maltraitance passible des tribunaux, mais aussi les châtiments corporels les plus courants : fessées, gifles, tapes.
Le Comité défend donc le droit de l'enfance à l'intégrité physique « sans excepter aucun degré de violence contre les enfants ». Il faut « appliquer à la lettre le paragraphe 1 de l'Article 19 de la Convention ». « Meme un recours limité à la force physique, une tape par exemple, peut être le premier pas sur le chemin d'un véritable abus. » Comme le soulignait un membre du Comité au délégué de la Grande-Bretagne, « pour prendre une analogie, nul n'oserait soutenir qu'un "niveau raisonnable" de violence à l'égard des femmes peut être permis ». « Ce qu'il faut, c'est bannir complètement les châtiments corporels » ainsi que « les autres formes de discipline humiliantes ou trop fréquentes au sein de la famille, à l'école ou en d'autres institutions [qui] ne sont pas compatibles avec la Convention ». « Les moyens employés pour éduquer l'enfant doivent exclure tout traitement blessant, brutal, grossier ou dégradant, toute humiliation et toute exploitation. »
Par cette « manière innovatrice de combattre la violence subie par les enfants, la Convention et le Comité offrent de nouvelles espérances de réduire nombre de formes de violence des adultes qui mettent en péril la sécurité des personnes ». L'espoir en effet est de « rompre le cycle de la violence qui se perpétue souvent de génération en génération en invoquant la tradition et la coutume ». « Si la société veut résoudre le problème de la violence », y compris celui de la violence politique car « les enfants soumis à de tels traitements ne font pas souvent de bons citoyens », « l'action nécessaire doit etre entreprise le plus tôt possible dans les familles » où il s'agit de promouvoir « une éthique de non-violence ». Il s'agit d' « éduquer les parents à élever leurs enfants sans violence et dans un esprit de communication et de respect mutuel ».
Pour arriver à ce résultat, une législation parfaitement claire doit etre établie. « Dans les pays où la législation bannit clairement le châtiment corporel, elle envoie un message aux enfants. » « Cette interdiction n'a pas provoqué un flot de plaintes auprès de la Justice, mais elle a servi à éduquer les parents. » « La législation joue un rôle de catalyseur pour supprimer l'idée que les châtiments corporels sont quelque chose de normal. »
Les recommandations faites aux états sont de plusieurs ordres : 1) entreprendre des études sur la violence dans la famille, les mauvais traitements et les sévices afin de mesurer l'ampleur et la nature de ces pratiques ; 2) adopter des mesures et des politiques appropriées (interdiction des châtiments corporels notamment) ; 3) contribuer à modifier les comportements par une éducation des parents sur les conséquences des châtiments corporels ; 4) en cas de violence, effectuer des enquêtes appropriées dans le cadre d'une procédure judiciaire adaptée aux enfants et que des sanctions soient imposées à leurs auteurs ; 5) prendre des mesures pour veiller : au soutien des enfants dans les procédures judiciaires ; à la réadaptation physique et psychologique ; à la réinsertion sociale des victimes de mauvais traitements ; 6) demander une assistance technique, notamment à l'UNICEF, à l'OMS et aux ONG.
Les états se sont ainsi eux-memes contraints, peut-etre sans toujours s'en rendre compte, à voter tôt ou tard une loi d'interdiction. Et un bon nombre d'entre eux a commencé à prendre des mesures qui sont encourageantes. La signature de la Convention est donc une grande date dans l'histoire des châtiments corporels et, peut-être, dans l'histoire de l'humanité, si l'on pense à l'influence nocive que ces châtiments ont eue jusqu'ici sur la quasi-totalité des hommes. Mais pour que ces lois soient votées puis appliquées partout, la pression des citoyens et des associations sera indispensable, car les hommes politiques sont très peu portés à prendre des mesures qui risquent de provoquer des remous dans les familles et de leur faire perdre des voix.
D'ailleurs, en France, en contradiction avec l'article 55 de la Constitution qui dit qu'une Convention ratifiée par nos autorités est supérieure à la Loi de la République, un arrêt de la Cour de Cassation du 10 mars 1993, l'arrêt Lejeune, affirme que « les dispositions de la Convention ne peuvent être invoquées devant les tribunaux ; cette Convention, qui ne crée des obligations qu'à la charge des états parties, n'étant pas directement applicable en droit interne. »
A la date du 7 mars 2005, 13 états seulement ont voté une loi interdisant toute forme de violence éducative.
Que montre cette histoire des châtiments corporels ?
Que la violence se transmet en cascade des parents aux enfants, de génération en génération, et que cela peut durer encore très longtemps. Dans un pays comme la France, il a fallu environ un siècle et demi à deux siècles pour que le seuil de tolérance à la violence éducative s'abaisse de la bastonnade à la gifle et à la fessée. Mais dans la plupart des pays du monde, le seuil de tolérance va encore au-delà de la bastonnade. A ce rythme, avant que les enfants soient respectés comme ils en ont un besoin vital, l'humanité risque de se détruire, elle et sa planète, par l'effet du surcroît de violence et de soumission à la violence injecté dans la société par la pratique des punitions corporelles. Il est donc indispensable que des décisions politiques soient prises pour que plus personne ne puisse ignorer le caractère destructeur des châtiments corporels quels qu'ils soient et pour que les parents bénéficient d'une aide dans leur tâche éducative.
En attendant que des lois aient interdit partout cet usage, chacun peut au moins interrompre cette chaîne de violence sur ses propres enfants et participer aux actions entreprises pour obtenir l'interdiction de la violence éducative.
La première partie de cet article est disponible en italien (traduction par Chiara Pagliarini pour Non togliermi il sorriso).
Étude menée par l’OVEO sur la prise de conscience de la violence éducative ordinaire ›