La violence n'est pas innée chez l'homme. Elle s'acquiert par l'éducation et la pratique sociale.

Françoise Héritier, anthropologue, ethnologue, féministe, femme politique, scientifique (1933 – 2017)

Harald Welzer : comment la violence éducative est méconnue par les chercheurs sur la violence

Critique d'Olivier Maurel pour le livre de Harald Welzer.
jeudi 17 janvier 2008

Titre du livre : Les Exécuteurs, Des hommes normaux aux meurtriers de masse

Monsieur,

Je viens de lire avec beaucoup d'intérêt votre livre : Les Exécuteurs. J'y ai trouvé beaucoup d'analyses extrêmement intéressantes qui ont complété ou corrigé ce que je savais déjà par Browning et Goldhagen.

Mais, sur un point fondamental, je ne partage pas votre analyse. Et je suis même très surpris qu'ayant lu C'est pour ton bien d'Alice Miller, que vous citez en note, vous n'ayez pas tenu compte de ce qu'elle a écrit.

En effet, ce que montre son livre, c'est que l'Allemagne de la fin du XIXe siècle et du début du XXe a été massivement soumise à une méthode d'éducation autoritaire et répressive. La coutume était de frapper les enfants dans la plus grande partie de l'Europe et du monde, mais Alice Miller montre que les méthodes d'éducation allemandes étaient particulièrement violentes et la discipline stricte. Et je m'étonne que vous n'en ayez pas tenu compte.

Vous employez très souvent, et en premier lieu dans votre sous-titre, l'expression “hommes normaux” ou “tout à fait normaux” et vous vous attachez à montrer que ces hommes peuvent devenir, si les circonstances s'y prêtent, des tueurs de masse.

Mais peut-on considérer comme des “hommes normaux” des hommes qui, enfants, ont été soumis à des violences de la part de leurs parents et de leurs maîtres et qui ne les ont pas remises en question ? Certes, ils sont normaux au sens de “conformes à la norme d'éducation de cette époque”, mais le sont-ils par rapport à des enfants respectés ? Considéreriez-vous comme normaux des animaux, chiens ou chevaux par exemple, que, par impossible, leurs parents auraient traités avec la violence qui était celle que subissaient la majorité des enfants allemands de la période antérieure au nazisme ? Et cela tout au long de leur enfance et de leur adolescence, parfois au-delà de leur majorité ? Ces animaux ne seraient-ils pas atteints de pathologies, n'auraient-ils pas des comportements anormaux ?

On connaît mieux aujourd'hui les effets de la violence éducative. On sait qu'ils sont multiples et que les coups donnés par les parents pendant toute la période où le cerveau des enfants se forme agissent sur les parties les plus archaïques du cerveau et sur les comportements innés des enfants.

Pour schématiser, on peut dire, en comparant les individus à des véhicules à moteur, que cette éducation accroît la puissance de leur moteur, réduit l'efficacité de leurs freins et rend imprécise la direction.

Elle accroît en effet la capacité de violence des enfants en leur offrant, dès la petite enfance, des modèles adultes de violence froide ou colérique. Elle accumule en eux, en les obligeant à supporter les coups sans réagir, une rage qui cherchera à s'évacuer sur tous les boucs émissaires qui leur seront proposés. Elle leur a montré qu'on peut faire violence à des êtres humains sans défense “pour leur bien”. Autrement dit, elle leur a montré qu'au nom d'une abstraction, le “bien”, il est normal et bénéfique de faire violence à des êtres sans défense.

Elle réduit la capacité d'empathie qui est un des freins les plus forts contre la violence. Les enfants battus sont obligés de se couper de leur propre affectivité, pour ne pas trop souffrir ou même pour survivre. Mais, en se blindant ainsi contre leurs propres émotions, ils se blindent aussi contre les émotions des autres et il n'est pas étonnant qu'ils deviennent capables de tuer froidement. La violence qu'ils ont subie a aussi détruit en eux, par l'exemple, le principe le plus fondamental et le plus universel de l'éthique : ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu'on te fasse, dont leurs parents, en les battant, leur ont enseigné l'inverse. Cette violence a détruit en eux la tendance instinctive dans toute espèce animale à la protection des petits, des rejetons, puisqu'ils ont vu depuis leur toute petite enfance leurs parents adultes les agresser. L'irrespect des enfants, ils l'ont appris dès leur plus jeune âge. Quoi d'étonnant à ce que, les circonstances de la guerre et l'idéologie aidant, ils deviennent capables de tuer froidement des enfants ?

Enfin, Alice Miller a aussi montré que le fait de frapper les enfants “pour leur bien” altère précisément en eux et le sens éthique, et le sens de la logique, puisque cette pratique leur fait confondre la violence et le bien et admettre cette contradiction. Des enfants chez qui le sens moral et l'intelligence ont été ainsi altérés deviennent capables d'admettre sans broncher, voire avec enthousiasme, les discours les plus aberrants et les plus révoltants, comme les discours d'Hitler et de ses complices. De plus, l'habitude prise depuis l'enfance d'obéir à des stimulations violentes extérieures prépare évidemment à se plier à une discipline militaire et à des leaders politiques violents qui font écho à la discipline et à la personnalité paternelles.

Telles sont les raisons pour lesquelles je ne crois pas qu'on puisse dire que les auteurs des massacres de masse étaient des hommes “normaux”, ou alors avec beaucoup de guillemets ! L'éducation dans l'ex-Yougoslavie, au Rwanda et au Cambodge était aussi très violente.

J'ai été d'autant plus surpris que vous n'ayez pas tenu compte des analyses d'Alice Miller que, lorsque vous parlez de l'autonomie, vous dites bien que “la capacité d'être autonome présuppose l'expérience du lien affectif et du bonheur” !

Avez-vous eu connaissance de l'enquête réalisée par Samuel et Pearl Oliner sur l'éducation de plus de 400 “justes” qui ont justement fait preuve d'une remarquable autonomie de pensée et de comportement ? Les quatre points qui sont revenus le plus souvent dans leurs réponses sont les suivants : ils ont eu des parents affectueux, des parents qui leur ont appris l'altruisme (vraisemblablement par l'exemple plus que par des discours), des parents qui leur ont fait confiance, et enfin qui leur ont donné une éducation non autoritaire et non répressive.

Si l'on suit votre analyse, si les auteurs des massacres de masse étaient des hommes “normaux”, alors les “justes” seraient plutôt des personnalités exceptionnelles, à la limite de la monstruosité dans le bien. Ne faut-il pas penser plutôt qu'il s'agissait d'enfants ordinaires, normaux, qui sont devenus des adultes vraiment normaux parce qu'ils ont eu une éducation normale et respectueuse de leur personnalité ?

Mais ce qui rend difficile la prise en compte de la violence dans l'éducation, c'est que nous l'avons presque tous subie à des degrés divers et qu'un de ses premiers effets est de la faire considérer comme normale et bénéfique.

Olivier Maurel

AM : Merci Olivier pour votre excellente critique adressée à Monsieur Harald Welzer que nous publions avec plaisir.
Bien sûr dans une société où presque tout le monde reçoit des fessées et où cela est considéré comme normal au vu des derniers sondages, la thèse de Mr Welzer n'est pas étonnante.
Il suffit qu'un pays tombe sous la dictature d'un homme fou et pervers pour que les hommes (normaux) marchent comme sous Hitler, ils se vengeront avec plaisir pour la souffrance subie et niée fortement dans leur enfance.
Bientôt va sortir la nouvelle édition de mon livre
Chemins de vie où j'explique pourquoi les Allemands se sont montrés si volontaires aux meurtres, mais depuis on observe les mêmes tendances ailleurs. Il suffit que le dictateur donne aux anciennes victimes de châtiments la permission de haïr et détruire la vie et tout ce qui pourrait nous permettre de nous épanouir à la vie.

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