Quand on a rencontré la violence pendant l'enfance, c'est comme une langue maternelle qu'on nous a apprise.

Marie-France Hirigoyen.

Enfants adoptés, troubles de l’attachement et violence éducative ordinaire

par Catherine Barret, membre de l’OVEO


Un remarquable documentaire de Stéphanie Malphettes, Adoption, je t’aime… moi non plus, diffusé le 25 octobre 2017 sur France 5 1, nous donne l’occasion de reparler de la question de l’attachement entre parent et enfant sous l’angle de la violence éducative.

Ce documentaire a le grand mérite de montrer des situations difficiles dans toute leur complexité, et donc de nous donner à réfléchir sur beaucoup de sujets à la fois. D’abord, comme toujours dans le cas de l’adoption, les motivations des parents adoptifs sont interrogées par les enfants eux-mêmes. Le documentaire donne à voir l’ambiguïté fondamentale qui est celle de toute parentalité, qu’il y ait filiation naturelle, procréation assistée ou adoption.

Ce que ce documentaire montre le mieux, et plus encore le débat qui l’a suivi, c’est à quel point la question de l’attachement, et celle de la violence éducative que l’enfant pourra subir lorsque le lien d’attachement n’a pas pu se créer ou est défaillant, est fondamentale pour que la relation entre un enfant et ses parents puisse exister sans souffrance, ou, dans le cas de l’adoption, espérer dépasser les souffrances déjà vécues par l’enfant. Les parents montrés ici ont adopté des enfants qui ont aujourd’hui entre 14 et 39 ans, et dont la plupart témoignent directement dans le documentaire (voir la présentation sur le site de France 5 – on peut lire également cet article sur lemonde.fr).

Le débat fait apparaître clairement, bien qu’un peu tardivement (et avec beaucoup de ménagement), qu’une bonne partie des problèmes rencontrés par les parents adoptifs auraient pu être évités si ces parents avaient bénéficié d’une information et d’un accompagnement suffisants. On garde malgré tout l’impression pénible que, si beaucoup de problèmes viennent des traumatismes subis avant l’adoption, très peu de parents ont remis en question leur propre éducation plus ou moins violente (puisque la très grande majorité des adultes actuels ont eux-mêmes subi la violence éducative ordinaire), ou ne l’ont fait que tardivement et très partiellement.

Dans le documentaire comme dans le débat, il a souvent été question de “déculpabiliser les parents”. En tant que membres de l’OVEO, nous ne pouvons qu’être d’accord au moins sur un point : “culpabiliser” les parents ne sert à rien, le sentiment de culpabilité ne résout aucun problème. Et les parents adoptifs ne sauraient être tenus pour responsables des mauvais traitements subis par les enfants avant leur adoption. De plus, la responsabilité des institutions et, collectivement, de toute la société est patente dans le manque d’information sur tous les sujets concernant l’enfance. Cependant, la déculpabilisation ne doit pas conduire à ignorer ou à minimiser tout ce qui, dans les réactions des parents adoptifs comme des autres parents, relève de la culture de la violence éducative ordinaire. C’est ce qu’ont bien exprimé, à certains moments de leurs interventions, les Drs de Montclos et Choulot, invités du débat.

Marie-Odile Pérouse de Montclos, pédopsychiatre, dirige le service de consultation « adoption internationale » à l’hôpital Sainte-Anne à Paris, auteure de Adoption internationale, de la rencontre à la filiation, éd. Lavoisier médecine sciences. On l’entend à partir de la 7ème minute du débat.

Vers 8 mn : « Toutes les difficultés entendues dans le documentaire, nous les appelons malentendus affectifs : les enfants ne savent pas exprimer leur demande affective, ou l’expriment de façon violente… »

Vers 14 mn elle commente l’histoire de Barbara (adoptée à 4 ans au Chili) en parlant du traumatisme de la rupture du lien que l’enfant avait construit avec les personnes qui s’occupaient de lui, famille d’accueil ou autre – ni l’enfant ni les parents adoptifs n’ont été préparés. Souvent, l’enfant a connu déjà plusieurs ruptures, un premier abandon suivi de plusieurs placements, l’adoption est donc pour lui une nouvelle rupture.

Vers 17 mn elle explique les troubles de l’attachement chez les enfants qui ont connu ces ruptures successives et ont vécu en institution : ils ne s’attachent plus, ces troubles peuvent se manifester par une « sociabilité indiscriminée », les enfants s’attachent à tous les adultes sympathiques, mais pas davantage aux parents, qui en sont très troublés, avec un risque de rejet au bout de quelques mois : il faut beaucoup plus de temps, parfois plusieurs années, pour réparer et créer le lien privilégié avec les parents.

(Vers 31 mn, elle répond à la question « Qu’est-ce qu’une adoption réussie ? » : quand « la filiation est faite », qu’on ne se souvient plus qu’il s’agit d’un enfant adopté.)

Jean-Jacques Choulot (à partir de 15 mn, puis à partir de 21 mn, puis à 28 mn). Pédiatre, accompagne des enfants adoptés et leur famille d’adoption depuis 30 ans, coauteur du Guide de l’adoption, éd. Odile Jacob.

Il parle lui aussi des ruptures, voire, dans certains pays, des adoptions « à l’essai ». « Comment voulez-vous que cet enfant ait confiance dans l’adulte ? 2 », et plus loin des adoptions « à risque » (enfants souffrant de troubles dus à l’alcoolisme fœtal, ou de problèmes organiques dus à la misère – intoxication au plomb, dénutrition…) (Vers 25 mn, Marie-Odile de Montclos commente : les parents adoptifs auraient pu être mieux accompagnés dans ces cas aussi…)

28 mn : Tous les enfants adoptés n’ont pas besoin ou envie de savoir d’où ils viennent, les parents ne doivent pas le faire à leur place (les enfants peuvent être simplement heureux de savoir qu’ils peuvent savoir).

A 32 mn, interrogé sur les « parents à risque », il dit des choses essentielles qui n’ont sans doute pas été suffisamment relevées dans le documentaire, ni plus tôt dans le débat :

Ne pas être des parents « rigides », attachés à la performance scolaire – souvent, un peu par provocation, dit-il, il dit aux parents : « On serait beaucoup plus heureux s’il n’y avait pas l’école ! » – « tout au moins (ajoute-il pour modérer son propos) s’il n’y avait pas de conflit autour de l’école » : on pourrait assurément dire la même chose pour les enfants non adoptés ! L’école, poursuit-il, exerce une pression supplémentaire et vient de plus interférer au moment où il faudrait tout investir dans le lien d’attachement. Il cite le cas d’une maman qui, ayant adopté un enfant au mois de juin, a passé les mois de juillet et août à essayer de lui faire rattraper son retard pour qu’il soit au niveau à la rentrée ! « Si on veut absolument qu’un enfant ait des résultats scolaires magnifiques, il ne faut pas adopter un enfant de cinq ans. Il y a des enfants de cinq ans qui ont des résultats scolaires magnifiques, [mais] c’est l’exception. […] L’école doit arriver petit à petit. Il ne faut pas que les exigences soient trop élevées. » (Il tient ces propos avec une conviction à laquelle un compte-rendu écrit ne rend pas suffisamment justice – et on a envie d’ajouter : cela devrait s’appliquer à tous les enfants ! Voir les articles d’Alfie Kohn, par exemple : Attendons-nous trop ou pas assez des enfants ?)

Aussitôt après, le Dr Choulot insiste sur « la nécessité absolue [pour ces enfants] d’une éducation la plus non-violente possible » : « Les gifles, les fessées, ça n’a jamais été intéressant pour qui que ce soit, c’est un échec de l’adulte […] mais là, quand un enfant a été victime de maltraitance, vous imaginez les mauvais souvenirs que ça réactive si les parents se laissent aller à la gifle, à la fessée, aux grands cris, donc là, il y a vraiment une grosse prévention à faire avec les parents. »

Marie-Odile de Montclos renchérit sur la question de l’école et de l’attachement : « Il y a des parents qui ont beaucoup de difficultés dans l’accompagnement émotionnel de l’enfant, qui sont beaucoup plus dans l’éducatif, dans la performance, et qui sont tout à fait insensibles aux besoins primaires, affectifs, de cet enfant », qui ne cherchent pas à réparer les maltraitances ou les carences qu’il a subies.

Elle revient, pour conclure, sur la question de l’école : « Plus l’enfant est grand (a été adopté grand), plus la question de l’école vient parasiter la construction du lien avec les parents. » Beaucoup de parents adoptifs mettent l’enfant à l’école aussitôt, parce qu’il aime être avec d’autres enfants, qu’il en a l’habitude avec les institutions où il a vécu. « Mais la priorité est de construire un lien avec les parents. L’enfant est dans un enjeu paradoxal, il aurait besoin de rester une grande partie du temps avec les parents, pendant au moins six mois, un an […] L’enfant apprendra sans problème le jour où il sera sécurisé dans le lien. »

*

Ces deux invités ont donc rappelé des notions fondamentales, non seulement pour les enfants adoptés, mais pour tous les enfants. Le cas des enfants adoptés ne fait que mettre davantage en lumière des problèmes qui peuvent se rencontrer dans toutes les familles (et à plus forte raison dans les institutions, où la carence affective fait quasiment partie du système avec l’accent mis sur la « discipline » et l’obligation de « ne pas s’attacher aux enfants »). Avec la violence éducative ordinaire et avec la tradition de la séparation précoce, la plupart des enfants sont exposés à des troubles de l’attachement comme la peur de l’abandon ou la « sociabilité indiscriminée » (qui favorise indiscutablement les abus de pouvoir des adultes, et parfois l’abus sexuel), à des problèmes de manque d’estime de soi et de confiance en soi, et à des problèmes de violence subie ou exercée par l’enfant.


À lire sur cette question de l’attachement et de la parentalité sans violence, aussi bien pour les parents biologiques que les parents adoptifs, les professionnels et les « anciens enfants » ayant besoin de travailler sur une histoire d’abandon : le livre de Cécile Flé Créer des liens, publié en 2011 aux éditions L'Instant présent.



  1. Rediffusé le 1/11/17 à 1h05 et le 5/11 à 23h35, visible pendant quelques jours sur France 5. À noter le même jour, dans l’émission La Maison des maternelles, un entretien avec Stéphanie Malphettes (visible pendant 30 jours).[]
  2. Il est dommage qu’à ce moment du débat ces professionnels ne soient pas revenus sur la violence que constitue un placement par les services de protection de l’enfance lorsque les parents adoptants sont trop démunis face à la souffrance de leur enfant adopté. En effet, dans ce documentaire, deux familles (Nathalie, mère adoptive de Sonia, et Claudia et Louis, parents de Paola) racontent avoir demandé le placement de leur fille adoptée suite à l’escalade de violences dans leur famille (violences exprimées par les enfants et les parents). Nous ne pouvons nier que ce placement fait vivre à l’enfant adopté un nouvel abandon. Il nous semble dès lors nécessaire de travailler plus activement à la prévention de ces situations traumatiques, de leur chercher des alternatives moins traumatisantes, et à défaut, d’accompagner fortement enfants et parents pour rétablir le lien. (Note de Chloé, membre de l’OVEO.) []

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