Quand on a rencontré la violence pendant l'enfance, c'est comme une langue maternelle qu'on nous a apprise.

Marie-France Hirigoyen.

D’un bout à l’autre de l’existence, une même violence…

Par Amandine C., membre de l’OVEO

Main de bébé tenant la main d'une personne âgée. Photo par Rod Long, Unsplash.
Photo par Rod Long, Unsplash.

L’un de mes meilleurs amis, arborant 85 printemps encore bien fringants, se voit empêché dans un projet qui lui tient à cœur, et qu’il serait parfaitement capable de mener à bien, au seul motif de son âge.

Toute sa vie durant, tant au niveau professionnel que personnel, cet ami a pris soin d’autrui, accompagnant chacun au sein de groupes de personnes vulnérables voire très malades, tant physiquement que psychiquement, y compris dans son espace privé. Il espérait épargner à une amie la violence ordinaire et le sordide quotidien d’une maison dite de retraite, ce que cette femme désirait ardemment. La famille de celle-ci comme les instances médico-administratives s’y sont opposées, au seul motif donc de l’âge de mon ami, le condamnant ainsi à accepter son impuissance, et son amie à une institutionnalisation qu’elle refusait et qui la désespère...

Nulle considération des capacités réelles des personnes, ni simplement de leur souhait intime : la toute-puissance de la norme, et de la dictature âgiste.

Seul un adulte (quand situer le « basculement » vers la supposée impotence de la vieillesse ? certains semblent s’y inscrire très très tôt, quand des octogénaires ont su garder l’énergie pétillante de leur jeunesse !) serait en droit de décider de son sort et de celui dont il a la responsabilité...

Comment ne pas faire de lien entre la violence inouïe subie par mon ami et la femme à qui il voulait offrir une fin de vie en accord avec ses élans et ses besoins, et celle subie par la petite enfance, soumise elle aussi à une norme aussi absurde que sclérosée, qui lui dénie tout libre arbitre et cherche aussi, autant que possible et au plus tôt à l’institutionnaliser (on oblige désormais les parents à scolariser leur enfant dès l’âge de trois ans, les congés parentaux à la naissance restent dérisoires, etc.).

D’un bout à l’autre de l’existence, d’une case à l’autre, la norme adulte veut s’imposer et brandit impasses et interdits.

J’ai rencontré cet ami en 2007 alors qu’il lançait un « appel aux vieilles branches et aux jeunes pousses bien vivantes », les invitant à se rencontrer pour mieux se mobiliser. Cet appel avait résonné en moi puissamment, bien avant mes rencontres avec l’OVEO, Enfance buissonnière et autres réseaux qui m’ont ouvert les yeux et permis d’apprendre peu à peu (travail encore en cours !) à me libérer de beaucoup d’« évidences » formatées par mon éducation...

Cet ami a toujours eu à cœur la protection et la défense de l’enfance et reste engagé, tout en poursuivant inlassablement son élan pour transmettre sa riche expérience en matière d’alternatives au pré-pensé, aux chemins pré-tracés etc., dans l’espoir de permettre, un jour, l’avènement d’un autre monde, d’autres interactions, y compris et peut-être avant tout intergénérationnelles.

Il me semble fondamental de prendre conscience de cette violence commune et, au-delà, de l’interdépendance des luttes en faveur de la bientraitance tant des anciens1 que des nouveaux arrivés dans la société.

À force de violence éducative ordinaire, ceux qui « balance[nt] entre deux âges » (G. Brassens) restent soit anesthésiés, soit muselés face au sort réservé aux deux classes d’âge qui l’entourent.

Tout mon être s’indigne et se lève face à ce constat. Enfant, non consciente de la violence éducative ordinaire que je subissais, aussi bien en famille qu’à l’école, j’étais par ailleurs effarée par la détresse, la solitude et un certain abrutissement des personnes âgées d’une maison de retraite voisine dans laquelle ma mère participait et m’entraînait, via une association, à animer un goûter de Noël... Comme les petits à la crèche, on les gardait en lieu clos, on leur faisait taper dans les mains, à heure fixe, des rengaines pré-choisies par les animateurs, etc. Adulte, j’ai eu plusieurs occasions (professionnelles et personnelles) de constater que cela n’avait guère évolué…

Sortir de ces violences ordinaires, retrouver la continuité qui fait une existence au-delà de ses cahots, renouer le lien entre les générations (conditions et enjeu de cette lutte !), cela ne se passe pas simplement en construisant des crèches à côté des EHPAD ou en organisant des rencontres ponctuelles entre les êtres qui leur sont confiés. Cela passe par briser les murs dressés par l’âgisme, par la supposée suprématie de l’âge d’or de l’adulte travailleur et productif pour l’économie... Cela passe par l’abolition de la violence éducative ordinaire... Cela passe par respecter la liberté et les immenses capacités de chacun, sans autre critère que sa dignité de sujet.


  1. Il en va de même pour les personnes malades/handicapées/dépendantes, c’est-à-dire, finalement, non rentables pour la toute-puissante économie (voir le texte « Aide-moi à faire tout seul »).[]

, , ,