Doit-on arrêter de gifler les enfants ?
Réponse d'Olivier Maurel à l'article du philosophe Guillaume von der Weid Doit-on arrêter de gifler nos enfants ? Je ne pense pas. La gifle est doublement justifiée, paru le 5 mai 2016 sur le site de L'Obs - Le Plus. Olivier Maurel a mis sa lettre sur le blog de l'auteur, qui lui a répondu. Nous publions à la suite cette réponse.
Monsieur,
On vient de me signaler votre désolant article sur la gifle publié sur le site de L'Obs.
Tout d'abord, bien que vous ne donniez aucune raison qui vous fasse préférer la gifle à la fessée, vous n'ignorez sûrement pas que beaucoup de gens, partisans comme vous des punitions corporelles, défendent eux, la fessée qu'ils estiment moins attentatoire à la personne que la gifle qui frappe le visage. Je suppose donc que vos arguments doivent être lus aussi comme une défense de la fessée. D'ailleurs, dans les citations que vous avez choisies, leurs auteurs recommandent les « coups de règle » (Alain), de « rosser très fort » les enfants (Locke). Vous insistez aussi sur la nécessité de faire mal à l'enfant : il faut que « sa perception soit douloureuse ». Quand vous rappelez que le sceptre royal était un bâton, croyez bien que les parents qui, dans beaucoup de pays, utilisent encore le bâton pour faire obéir leurs enfants comme on l'utilisait en France il n'y a pas si longtemps verront dans votre article la justification de leurs pratiques. Pour quelqu'un qui tient tant à mettre des limites aux « désirs anarchiques » des enfants, il me semble que vous auriez dû avoir le souci de limiter plus rigoureusement le champ de votre article pour qu'il n'en arrive à paraître justifier toutes les formes de châtiments corporels.
En gros, on peut résumer l'essentiel de votre article à la dernière phrase d'Alain que vous citez : « Ceux qui refusent la méthode sévère ne vaudront jamais rien. » La raison pour laquelle, d'après vous, ils ne vaudront jamais rien, c'est la nature de l'enfant qui n'est animé que « de besoins, de peurs, de désirs anarchiques », pour qui seul compte le « principe de plaisir », bref, les idées soutenues par Freud il y a plus de cent ans, que vous citez comme s'il était une autorité alors que presque plus personne ailleurs qu'en France ne croit à leur valeur scientifique. Et vous balayez d'un trait de plume toutes les recherches réellement scientifiques effectuées depuis sur le développement du cerveau et du comportement des enfants, notamment dans les cinq ou six dernières décennies, qui sont beaucoup moins contradictoires que vous ne le dites.
En effet, ce que ces recherches ont montré, c'est que les enfants, loin d'être animés de « désirs anarchiques », viennent au monde dotés de formidables capacités relationnelles innées, pour la simple raison que nous sommes des animaux sociaux dont le cerveau a été modelé par l'évolution depuis des millions d'années, bien avant l'existence de l'Homo sapiens, pour établir, parce qu'elles lui sont indispensables, des relations aussi harmonieuses que possible avec leurs semblables. Ces capacités s'appellent l'attachement (mis en lumière par Bowlby, disciple dissident de Freud), l'imitation (éclairée par la découverte des neurones miroirs à l'extrême fin du XXe siècle), l'empathie (étudiée notamment par Jean Decety), l'altruisme (mis en lumière par le scientifique allemand Warneken au tout début du XXIe siècle), les comportements de sollicitation, de consolation, de réconciliation (mis en lumière par Hubert Montagnier), si instinctifs que les enfants les ont en commun avec les singes).
Demandez-vous, cher Monsieur, ce que peuvent produire la gifle et les autres punitions corporelles sur des enfants ainsi dotés. Gifler un enfant dont tout l'organisme cherche viscéralement l'attachement, c'est lui montrer qu'il est parfaitement normal de frapper quelqu'un qu'on aime (bonjour la violence conjugale !), voire, surtout dans le cas de la fessée (voir les Confessions de Rousseau) risquer de le rendre masochiste à vie. Gifler un enfant que tout son organisme porte à imiter les adultes, c'est d'abord lui apprendre à frapper un de ses semblables et pire, à frapper un être plus faible que lui (belle leçon d'éthique dont vous êtes, il me semble spécialiste !). Gifler un enfant pourvu d'empathie, c'est risquer, s'il est persévérant dans ses comportements, d'être amené à le gifler souvent, l'obliger à s'endurcir, à se couper de ses propres émotions et par conséquent à ne plus ressentir les émotions des autres, c'est-à-dire à pouvoir les faire souffrir sans état d'âme (après quoi on dira qu'il était né « pervers », et même, ne reculons pas devant les mots : « pervers polymorphe » !). Gifler un enfant pourvu d'altruisme, c'est contredire par avance la règle d'or de la morale : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu'on te fasse » et pire encore le principe selon lequel il est lâche de la part d'un être grand et fort de frapper un être petit et faible. Après quoi on se désolera de la difficulté d'enseigner la morale à la jeunesse !
D'autre part, vous ne semblez pas vous rendre compte que si on ne tolère plus aujourd'hui en France que la gifle et la fessée et si les coups de bâton et les coups de ceinture sont aujourd'hui considérés comme de la maltraitance, c'est au bout d'un long combat commencé par Erasme, Rabelais et Montaigne. Combat au cours duquel les mêmes arguments que vous utilisez pour défendre la gifle ont été utilisés pour défendre le bâton, les verges, le fouet. Savez-vous que, dans la plupart des pays du monde, ce sont les moyens encore couramment utilisés pour « éduquer » les enfants ? Ne pensez-vous pas qu'en tant que philosophe, vous auriez mieux à faire en luttant contre cette méthode d'éducation qu'à mener un mauvais combat d'arrière-garde pour encourager les parents à gifler leurs enfants en vertu des théories totalement obsolètes de Freud ?
Je précise que j'ai eu cinq enfants, que je suis grand-père de huit petits-enfants et que mes idées sur l'éducation ne sont donc pas pure théorie.
Je serai heureux de discuter de tout cela avec vous.
Olivier Maurel
La réponse (ci-dessous) de Guillaume von der Weid à Olivier Maurel nous semble ne faire que confirmer sa conviction qu'il faut faire (du) mal aux enfants d'une façon ou d'une autre (la distinction subtile entre "faire mal" et "faire sentir" ne servant qu'à noyer le poisson) pour les "éduquer", les corriger, leur infliger ces "chocs salutaires" qui sont un grand classique de la violence éducative, sous couleur de préparer les enfants le plus tôt possible à la violence du monde... Tout cela, bien sûr, dans l'ignorance de la façon dont les enfants se développent (physiquement, intellectuellement, émotionnellement) et de leur besoin d'une base de sécurité pour affronter plus tard les "duretés de l'existence" (dont beaucoup pourraient d'ailleurs être prévenues si les enfants ne subissaient justement pas tous ces traitements avant de devenir des adultes !).
L'argument de la "pente glissante" (de la gifle unique à la maltraitance grave) est évidemment très loin d'être le seul ni même le plus important. L'auteur ignore également (pour cause, sans doute) que les enfants qui martyrisent les autres et sont "injustes" avec eux ont déjà derrière eux toute une histoire de violence vue et subie, et ne sont pas nés programmés pour cela. Il faudrait bien sûr commenter davantage les autres présupposés éducatifs (la punition en vertu du "principe d'autorité" est considérée comme allant de soi), mais le lecteur peut se référer à d'autres articles de notre site, en particulier ceux sur l'amour conditionnel.
Enfin, l'auteur voudrait que notre "communauté de psychologues (sic) soucieux de l’enfant" (et que, en bon adepte de la prise de risque, il suppose d'emblée peu subtile) fasse une distinction entre la "maltraitance", qu'il condamne comme tout bon citoyen, et les sains traitements qu'il recommande pour le bien de l'enfant. Celui-ci, semble-t-il, devrait apprendre à se plier à la loi du plus fort pour comprendre qu'il existe une autorité supérieure (il n'est donc même pas question de bien commun ni de sens moral, mais bien de loi et de force). Là encore, en ignorant le sentiment du juste et de l'injuste qui est une prédisposition spontanée de tout être humain.
Cher Monsieur,
Merci pour votre message plein de finesse et de sollicitude. Je suis d’accord avec TOUT ce que vous dites.
Deux remarques cependant, l’une sur ce que vous me faites dire, l’autre sur le fond de ma pensée, que ce que vous me faites dire travestit — mais c’est ma faute, puisqu’avec un article plus clair, plus modéré, certainement ces mécompréhensions de se produiraient pas.
1) D’abord, il faudrait « faire mal à l’enfant ». Non. Malgré mes citations quelques peu provocantes, la gifle n’est pas faite pour faire mal, mais pour faire sentir, de même qu’un cri n’est pas fait pour rendre sourd, mais pour signifier quelque chose que la parole ne peut plus transmettre. Je précise également très clairement que la gifle n’est pas un mode éducatif, mais une exception : « La gifle n'est qu'un point de contact fâcheux entre la volonté et le monde, et n'a vocation, en somme, à ne se produire qu'une fois. » Par conséquent, nous sommes d’accord sur l'essentiel, à ceci près que j’accorde à cette brutalité tempérée et exceptionnelle, le rôle d’un marqueur, marqueur douloureux certes, humiliant en un sens, mais nécessaire, de même, peut-être, qu’un échec est parfois nécessaire pour se réformer, grandir, se retrouver. Répliquer avec l’accusation de maltraitance, de moyen-âge ou de cultures barbares est donc à côté de la question de fond.
2) Sur le fond : bien sûr que l’enfant est merveilleux. Encore une fois, j’ai trois enfants et je les aime comme un père aime ses enfants, qui sont lui et plus que lui. L’enfant est merveilleux, joyeux, attachant, vulnérable, magique, apprenant, imitant, altruiste. Oui ce qu’il vit est marquant pour son avenir. Mais justement. Toutes ces capacités, tout cet attachement, toute cette puissance incroyablement plastique et créatrice, est aussi sujette à des explosions, à des recherches de limite, à des enfermements. J’ai vu des enfants frapper leurs parents. Quand je dis enfant je ne dis pas bébé. J’entends un enfant à peu près capable d’auto-contrainte et de raisonnement, c’est-à-dire disons 4-5 ans. J’ai vu des enfants martyriser les autres, être singulièrement injustes, avec les autres mais aussi avec eux-mêmes. Bref, les enfants, à peu près comme les grandes personnes, peuvent avoir des comportements de provocation, d’explosion, d’"anarchie" dis-je, pour indiquer qu’il s’agit moins de conventions non respectées (une explication suffit ou une gronderie) que de volonté de s’imposer absolument, de nuire pour nuire, casser pour casser, refuser pour refuser jusqu’au point où le principe même de l’autorité ne tient plus. Alors on va au-delà des mots. Ça peut prendre la forme du cri, de la chambre, d’une punition quelconque. Et puis, l’enfant ne fait pas la punition. Ne va pas dans sa chambre, ou s’en moque, ou… et il me semble que là, une force humaine, mesurée mais distincte, qui dit à l’enfant : ce n’est pas toi qui commandes quand tu fais n’importe quoi, parce que ce n’importe quoi t’est nuisible, et d’autant plus qu’on te laisse penser qu’il est impuni, qu’il n’est donc pas si nuisible, cette force mesurée, aimante (« qui aime bien châtie bien », désolé pour le poncif), fait du bien à l’enfant en le structurant pour la vie, une vie où il se rendra compte que le n’importe quoi est sanctionné, violemment. Plus : il le demande. La force le rassure. Il me semble que beaucoup d’études psychiatriques montrent la vertu d’une force proportionnée envers des psychotiques est structurante et apaisante. C’est encore un lien. Peut-être meilleur que la camisole chimique qui les aliène jusqu’au trognon (mais est bien sûr plus « safe » et moins coûteux humainement et financièrement). C’est un autre débat. Pour l’enfant, il demande à toucher la limite. Au contraire il me semble que l’interdit absolu de la force peut conduire à une culpabilisation ex post des enfants, et peut être plus nuisible qu’une gifle exceptionnelle (je le répète, puisque le seul véritable argument qui revient sans cesse est celui de la maltraitance, de la « pente glissante ») et comprise, est plus nette, plus constructive pour l’enfant. À ce propos, vous dites : « la règle est de ne pas faire à autrui… », mais l’enfant est bien sûr le premier à vouloir que justice soit faite, sur les autres bien sûr quand il subi un dommage, mais sur lui-même. Qu’il ne s’en rende pas compte au moment où on le corrige est précisément la raison pourquoi il faut le corriger, pour que, résipiscent, il comprenne la nécessité de lui faire ce qu’on lui a fait, comme on le fait aux autres quand c’est nécessaire — et à leur parents s’ils n’en font qu’à leur tête !
Pour conclure, je reconnais que le message est provocant, peut-être trop pour être audible de votre communauté de psychologues soucieux de l’enfant, message qui consiste à distinguer la maltraitance, bien évidemment condamnable (mais aussi la fraude aux impôts qui conduit au sous-financement des services sociaux, mais aussi les choix politiques qui rejettent des pans entiers de la population dans la précarité, la marge, et donc la violence — et combien d’enfants délaissés, donneraient tout pour avoir une baffe et un avenir), message qui consiste à distinguer la maltraitance de l’exercice mesuré et exceptionnel d’une force qui vise à faire comprendre à l’enfant qu’il y a infiniment plus fort que lui quand il ne se plie pas à la structure minimale du monde, quand il ne peut plus être libre parce qu’il fait éclater cette structure.
Je vois que vous êtes expert en matière d’enfance, d’éducation, et de non-fessée. Je vais donc profiter de votre belle réponse pour approfondir mes lectures. L’occasion peut-être d’un prochain papier où je ferai part de mon erreur ?
Bien cordialement,
Guillaume von der Weid
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