Devoir être « celle qui va bien »…
Ce n'est que tout récemment que je commence à qualifier de violence ce que j'ai vécu étant enfant. Moi et ma sœur avons subi des fessées et claques, je ne sais pas du tout à quelle fréquence. Je ne me souviens même pas pour quelles raisons j'ai pu subir ces coups, ce qui prouve à mon sens que le but "éducatif" est manqué. J'ai beau essayer de me souvenir, je ne retrouve la cause d'aucune punition, je me souviens juste de la terreur au moment de la claque (ou menace de claque, la main levée suffisait), et de me recroqueviller sur moi-même et en moi-même pour minimiser le choc. Je me souviens de cela comme d'une sensation dans la nuque et le haut dos (où j'ai toujours très souvent mal, d'ailleurs).
On a aussi eu droit aux douches glacées, bouteilles d'eau dans la figure pour nous calmer, et enfermement dans la cave.
Quand ma mère perdait le contrôle et nous frappait, je pense qu'elle le regrettait par la suite. Il me semble qu'elle s'en est excusée parfois, mais en ajoutant "mais quand même tu l'avais mérité". Elle m'a raconté que quand j'étais petite et que j'apprenais à boire mon chocolat du matin dans un bol, j'étais très maladroite et qu'il lui est arrivé de me mettre une gifle parce que je l'avais renversé. La conséquence a été que je n'ai pas su boire dans un bol et ai utilisé un biberon jusqu'à assez tard (4 ans je crois). Je précise qu'elle ne considérait pas ces gifles comme justifiées, mais je ne suis pas tout à fait sûre qu'elle s'en sente responsable : elle était, je suppose, hors d'elle, en proie à une colère que personne ne lui avait appris à maîtriser.
Mais les violences qui me paraissent les plus terribles sont les violences psychologiques : les humiliations et les moqueries, le fait de nier nos sentiments, les comparaisons entre sœurs ("regarde ta petite sœur, elle n'a pas peur, elle, d'aller parler aux gens"), alternance entre douceur et violence. Par exemple, j'ai pour autant que je m'en souvienne toujours été très triste, à passer des heures après l'heure du coucher à pleurer "sans raison". Quand je cherchais du réconfort la réponse de ma mère était parfois un câlin et une discussion pour essayer de me consoler, parfois des cris "maintenant ça suffit ! tu nous laisses tranquille et tu vas au lit, finis ton cinéma !" Ces brusques revirements de situation, ainsi qu'une incohérence (faits minimes déclenchant la colère de ma mère, bêtise qui me semblait grave laissée impunie, voire minimisée), m'ont laissé un profond sentiment d'insécurité. On peut ajouter à cela beaucoup de remarques méprisantes et dévalorisantes, quand on ne savait pas quelque chose par exemple (culture générale), souvent dites sur le ton de la plaisanterie. Cette méthode est particulièrement perverse car elle empêche toute révolte : la tristesse découlant de la remarque est alors attribuée à un manque d'humour, ce qui conduit à encore plus de culpabilisation et de dévalorisation (c'est moi qui suis susceptible, et non pas la remarque qui est inappropriée).
J'ai également beaucoup souffert du rôle de petite fille modèle que j'ai dû endosser, et de devoir être "celle qui va bien et n'a aucun problème". Ma sœur ayant eu beaucoup de problèmes de santé (maladie génétique, eczéma), et psychologiques (addictions aux drogues dures), si moi aussi je me mettais à ne pas aller bien, c'est tout le monde de ma mère qui s'écroulait. Je me devais donc d'être en apparence forte, équilibrée, sage, bonne élève et sans défauts.
Un exemple : quand, étant ado, je leur ai avoué (sous la contrainte) que j'étais boulimique, leur réaction a été : "est-ce que tu te rends compte du mal que cela nous fait d'apprendre ça ?". J'ai dû endosser la responsabilité de leur peine, en plus de ma propre douleur...
- A partir de et jusqu'à quel âge ?
A partir de quand, je n'en ai aucune idée. Les fessées jusque 12 ans, 14 ans peut-être (ceci est une supposition, je n'ai des punitions corporelles que des souvenirs très "viscéraux", je ne me souviens ni du contexte, ni de mon âge au moment des faits). Les violences psychologiques, je les subis encore aujourd'hui, du fait de l'incapacité de ma mère à m'écouter, minimisation de mes sentiments, des remarques désagréables et négatives, du refus de dialoguer, de l'étalage de ses problèmes tandis que les miens sont niés ou minimisés...
- Par qui ? (père, mère, grands-parents, autre personne de la famille ou de l'entourage, enseignant...)
Surtout ma mère. Mon père a aussi été dur avec nous, par manque de psychologie, très stressé et stressant, toujours à nous houspiller, fais ceci, fais celà. C'est surtout le ton employé qui était violent, c'était des ordres, jamais des demandes, alors qu'étant donné mon caractère je pense que j'aurais volontiers aidé si j'avais senti qu'on me laissait le choix, mais les ordres me révoltaient. Je faisais tout ce qu'on me demandait, mais à contrecœur. Les relations avec lui se sont beaucoup améliorées depuis qu'il me considère comme une adulte.
Mes entraîneurs de ski étaient également très machistes, et violents envers les filles (verbalement) avec notamment beaucoup de remarques concernant notre poids. Nous étions plusieurs dans l'équipe à avoir des problèmes d'estime de soi, pouvant aller jusqu'à l'anorexie.
- Cette ou ces personnes avaient-elles elles-mêmes subi de la violence éducative dans leur enfance ? De quel type, pour autant que vous le sachiez ?
Le père de ma mère était très strict : les enfants ne parlent pas à table. Je ne sais pas s'ils ont été frappés, je suppose que oui puisque ma mère est adepte d'"une bonne paire de claques", des expressions comme "il y a des claques qui se perdent". Je pense qu'elle a également subi des violences de la part du personnel soignant lors d'hospitalisations, pas volontairement ni par méchanceté mais par manque d'égard envers les sentiments et ressentis d'une petite fille dans cette situation.
Mon père a subi des violences psychologiques de la part de sa mère : il devait être le meilleur partout, sinon elle lui "faisait la gueule". C'est ce qui explique selon moi son côté hyperactif et psychorigide, très maniaque ; il passe beaucoup de temps à aider les autres, probablement en niant ses propres besoins, et il s'attend à ce que tout le monde en fasse autant. Je ne sais pas pour les violences physiques, mais je doute qu'il n'y en ait pas eu.
- Vous souvenez-vous de vos sentiments et de vos réactions d'alors (colère, tristesse, résignation, indifférence, sentiment d'injustice ou au contraire de l'avoir "bien mérité"...) ?
Je me souviens du sentiment de choc dont j'ai parlé plus haut, de la peur voire de la terreur de la douleur. De l'injustice aussi, beaucoup de tristesse, mais également de la haine : je voulais haïr mes parents, ne plus leur parler, fuguer, les blesser en leur disant des choses méchantes, ce qui me donnait l'impression d'être une mauvaise personne. J'oscillais entre la culpabilité et l'injustice, la tristesse et la haine. Rétrospectivement, je dirais que j'étais en proie à un tourbillon d'émotions impossible à maîtriser pour l'enfant que j'étais. Et je sanglotais pendant des heures dans mon lit, jusqu'à m'endormir d'épuisement. Je rajouterais la vexation suite aux remarques désobligeantes (se voulant drôles), suivies par une frustration de ne pas pouvoir les "contrer" par peur d'être vue comme manquant d'humour et susceptible.
- Avez-vous subi cette(ces) épreuve(s) dans l'isolement ou avez-vous eu le soutien de quelqu'un ?
J'avais heureusement une bonne relation avec ma sœur, de 3 ans ma cadette, lorsque nous étions enfants. Puis le lien s'est distendu lorsque j'ai eu 15 ans (et ma première relation amoureuse), on s'est beaucoup éloignées, beaucoup disputées. Cela fait maintenant 2 ans que nous avons repris contact et sommes en très bon termes. Cela nous est très bénéfique de discuter de ce que l'on a vécu étant enfants et remettre en question l'éducation que nos parents nous ont donnée, admettre que ce n'était pas normal et qu'elle nous a fait énormément de mal. On peut enfin admettre que nos sentiments sont légitimes, les ressentir ne fait pas de nous des filles indignes.
- Quelles étaient les conséquences de cette violence lorsque vous étiez enfant ?
J'ai toujours été très méfiante envers les autres, en particulier les adultes. Je pleurais énormément à l'école ; dès que j'étais confrontée à l'échec, je le vivais comme un drame terrible. Beaucoup de difficultés d'endormissement, je me berçais de droite à gauche pendant des heures, en écoutant de la musique et en inventant des mondes dans lesquels je me sentais bien. Ou alors je revivais des situations qui m'avaient frustrées en les modifiant pour en sortir victorieuse.
A l'adolescence je suis devenue très méprisante, hautaine envers les gens différents de moi, avec un refus de l'autorité (qui n'a pas dû être si flagrant que ça car j'étais une très bonne élève). J'ai aussi traversé une phase de boulimie/anorexie, suite à des remarques de mes parents et entraîneurs concernant mon poids. Le manque de nourriture me permettait également de "planer". Je me souviens de soirées étendue sur mon lit, incapable de penser, et j'en retirais un incroyable sentiment de repos et de bien-être...
J'ai consulté un micro-kiné une fois qui a attribué ma myopie aux claques que je recevais : selon lui il m'était nécessaire de voir de près car le danger était proche de moi, au détriment de ma vision de loin.
Par la suite, vers 19 ans je suis tombée sous la coupe d'un pervers narcissique. Je suis restée 3 ans avec lui, 3 années terribles. Mes parents ne l'aimaient pas et le critiquaient beaucoup devant moi, ce qui me faisait souffrir ; par contre quand je l'ai quitté et ai essayé de leur expliquer le calvaire que j'avais vécu avec lui, ils ne m'ont pas crue, ont minimisé en me demandant de ne pas exagérer, il avait quand même l'air gentil avec moi... C'est la dernière fois que j'ai recherché du soutien auprès d'eux...
- Quelles en sont les conséquences maintenant que vous êtes adulte ? En particulier vis-à-vis des enfants, et notamment si vous êtes quotidiennement au contact d'enfants (les vôtres, ou professionnellement) - merci de préciser le contexte ?
J'ai toujours une confiance en moi et estime de moi très faibles. Je me dévalorise beaucoup. J'ai peur d'entreprendre car peur d'échouer.
Je suis très timide avec les étrangers car j'ai une peur panique d'être jugée. Il m'est très difficile d'utiliser le téléphone, surtout pour appeler des inconnus. Je suis incapable de demander un service à quelqu'un, si j'arrive à le faire je culpabilise ensuite pendant des jours car je pense lui faire perdre son temps. Je m'excuse beaucoup, j'ai du mal à prendre des décisions et à affirmer mes choix. Je suis facilement déstabilisée, je pleure facilement, ce qui est handicapant dans le milieu professionnel. Je suis incapable d'accepter des remarques positives, je suis alors persuadée que la personne se moque de moi, ment pour être gentille, ou qu'il serait prétentieux de ma part d'y croire.
Je recherche toujours inconsciemment l'approbation de mes parents, à chaque choix que je fais je me demande s'ils seraient fiers de moi, ou au contraire déçus (et dans ce cas-là je vis ce choix comme une provocation envers eux), et ceci même concernant des choses dont je ne parle pas avec eux. Il y a toujours ce juge, cette jauge parentale qui existe en moi.
Je suis très exigeante envers moi-même, quand j'ai fait une erreur, je m'en veux de façon disproportionnée. Il m'arrive de me frapper pour me "punir", d'avoir renversé quelque chose par exemple, c'est le seul moyen que je connaissais jusqu'à présent pour gérer et évacuer la colère qui monte en moi à ce moment-là. Il m'est même parfois arrivé de me frapper la tête contre les murs... ça m'arrive de moins en moins souvent heureusement, principalement grâce à mon conjoint qui m'aide à relativiser la gravité de mes fautes, qui ne sont en fait que des maladresses. Et je me rends compte qu'on ne m'a pas appris à réparer mes erreurs ou à les accepter, ce qui est handicapant en société.
J'ai longtemps eu peur des enfants. Je les trouvais trop spontanés, souvent vexants par leurs réflexions. Je n'avais pas cette sécurité intérieure permettant d'encaisser les "vérités" des enfants. J'éprouvais peut-être aussi de la jalousie quand ils semblaient plus libre et respectés que je ne l'avais été. J'avoue que l'envie était forte de les frapper ou les malmener pour les forcer à me craindre, à se soumettre à mon autorité comme j'avais dû me soumettre aux adultes.
La prise de conscience est arrivée lorsque j'étais enceinte de quelques mois, et que nous avons adopté un chaton : je me suis rendu compte que j'aurais été incapable de le frapper pour le "punir", c'était un petit être innocent qui n'aurait pas compris ce qui lui arrivait. Tout comme il était impensable de frapper un adulte, un égal, que l'on respecte. Et là je me suis demandé : mais pourquoi, comment je pourrais frapper un enfant, mon enfant ?
J'ai maintenant une petite fille de deux mois, et je me suis juré de ne jamais, jamais la frapper ou l'humilier, et de faire un travail sur moi considérable pour atteindre ce but. Je vois le challenge d'être un parent non-violent comme une occasion pour moi de regarder la réalité de mon passé en face et de prendre enfin soin de mon enfant intérieur qui souffre. Je suis en chemin vers la bienveillance, envers moi-même et envers les autres, en particulier envers mon enfant.
- Globalement, que pensez-vous de votre éducation ?
Mauvaise dans le sens où elle ne m'a pas du tout permis de m'accepter telle que je suis, d'assumer mes goûts ou de faire mes propres choix. Elle n'a engendré que de la méfiance envers les autres, du stress et de l'angoisse. Elle a généré une grande insécurité intérieure. C'est même cette éducation qui me poussait à être impertinente étant ado, à critiquer et me moquer des profs au lycée. Je n'ai jamais appris le respect de l'adulte, seulement la crainte.
Je dirais que ce qui m'a le plus manqué, c'est de la bienveillance, une présence constante, stable et rassurante.
- Viviez-vous, enfant, dans une société où la violence éducative est courante ?
Oui même si je ne l'ai pas beaucoup vue en dehors de ma famille, il me semble que tout le monde trouvait normal de mettre une claque ou une fessée à un enfant.
- Si vous avez voyagé et pu observer des pratiques coutumières de violence à l'égard des enfants, pouvez-vous les décrire assez précisément : quel(s) type(s) de violence ? par qui ? à qui (sexe, âge, lien de parenté) ? en quelle circonstance ? pour quelles raisons ? en privé ? en public ?
C'est l'exact contraire qui m'est arrivé : je vis actuellement en Norvège où le respect de l'enfant est primordial. Je pourrais en dire beaucoup à ce sujet mais le film présenté sur votre site : "Si j'aurais su, je serais né en Suède" développe parfaitement tout ce que je pourrais en dire. L'expérience de Marion Cuerq en Suède rejoint ce que j'ai pu constater en Norvège (pays qui a aboli les châtiments corporels huit ans après la Suède, avec le même résultat très positif). J'ai rencontré ici des gens beaucoup plus ouverts, positifs, sûrs d'eux, respectueux et non-violents qu'en France. Je pense que le respect des enfants (qui commence dès l'accouchement) est le point clé qui mène à ce résultat.
- Qu'est-ce qu'évoque pour vous l'expression " violence éducative ordinaire " ? Quels types de violence en font partie ? Et quelle différence faites-vous, le cas échéant, entre maltraitance et " violence éducative ordinaire " ?
Selon moi, pour qu'une violence (claque, fessées, punition) se veuille "éducative", il faut qu'elle soit appliquée de manière rationnelle, que l'enfant sache quand il s'expose à la violence, et quand il est en sûreté. Or la plupart des claques et des fessées sont données quand les parents sont à bout, ce qui arrive de façon arbitraire selon les conditions extérieures (stress, fatigue) et non pas en proportion avec la gravité de la "faute" de l'enfant. Cela empêche donc l'enfant de se construire des repères cohérents. Je pense que peu de parents gèrent les punitions de manière cohérente et avec sang-froid, ce qui fait selon moi que la frontière entre VEO et maltraitance est très floue. Et pour moi une humiliation, ou une moquerie en public est toujours une maltraitance.
Quand je pense à mon enfance, j'ai du mal à la qualifier de "maltraitante", même si la tentation est grande, j'aurais l'impression d'exagérer. Mais quand je pense à mon bébé, je me sentirais maltraitante de la laisser pleurer sans la consoler.
- Avez-vous des objections aux idées développées par l'OVEO ? Lesquelles ?
Je ne pense pas, bien que je n'aie pas encore parcouru tout le site. Tous ces problèmes de violence viennent en partie de la méconnaissance de ce qu'est un enfant, c'est-à-dire ni un adulte en miniature, ni un monstre à mater.
Je pense que notre instinct est capable de nous dicter quelle attitude est bonne pour notre enfant (quand un bébé pleure, c'est toutes les cellules d'une mère qui lui hurlent de le prendre dans ses bras pour le consoler !), mais l'on est tellement bombardé de conseils d'expert, de techniques à utiliser pour régler tel ou tel problème, à utiliser comme si notre enfant était un robot, que l'on perd confiance en notre spontanéité. De plus, nous avons souvent été déconnectés de cette spontanéité étant enfants, et il est très difficile de materner quand on ne l'a pas été et que l'on se sent en déficit d'affection. C'est pourquoi je pense nécessaire de réapprendre aux parents ce qu'est un enfant, rappeler qu'un bébé ne peut pas nous manipuler, apprendre à faire preuve d'empathie, mais également faire le point sur sa propre enfance et les failles de nos parents. Pour ce dernier point, les témoignages sur votre site me semblent très instructifs.
- Comment nous avez-vous connus : site ? livre d'Olivier Maurel ? salon ? conférence ? autres ?
Après avoir vu une conférence de Brigitte Oriol sur Youtube, j'ai cherché "violence éducative ordinaire" sur un moteur de recherche.
- Ce site/livre/salon/conférence a-t-il modifié ou renforcé votre point de vue sur la violence éducative à l’égard des enfants ?
Renforcé, et m'a permis de prendre conscience de la dureté de mon enfance, accepter de critiquer la façon dont mes parents m'ont éduquée.
- Si vous acceptez de répondre, merci de préciser sexe, âge et milieu social.
Charlène, 28 ans. Mes parents sont fonctionnaires, j'ai un diplôme d'ingénieur mais suis actuellement ouvrière agricole en congé de maternité.
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