Des « révélations », écrivent-ils…
Par Sophie Blum, membre de l’OVEO

Jeudi 27 février, il est 7h30 quand j’entends sur France Inter qu’« après l’établissement de Bétharram, la cellule investigation de Radio France révèle des accusations de violences dans un autre établissement privé catholique, Notre-Dame-de-Garaison, dans les Hautes-Pyrénées ».
J’étais collégienne dans les années 1990. De la génération de plusieurs victimes témoignant en ce moment des violences subies dans ces établissements. Et j’accueille les commentaires consternés sur cette vague de « révélations » avec un certain scepticisme…
En effet, si certains propos rapportés font état d’une violence extra-ordinaire que l’on peut qualifier de torture, il me semble que le fait que les châtiments corporels y soient pratiqués est précisément l’une des raisons qui motivaient certains parents ou tuteurs et tutrices à placer les enfants dans ces institutions.
Je précise que le terme « torture » n’est presque jamais utilisé quand il s’agit de violences envers les enfants, à part en situation de guerre. Pourtant, son usage pourrait être étendu si l’on s’en tient à l’article premier de la Convention contre la torture et autres peines et traitements cruels, inhumains ou dégradants1 la désignant comme « tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d'obtenir d'elle ou d'une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d'un acte qu'elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d'avoir commis, de l'intimider ou de faire pression sur elle ou d'intimider ou de faire pression sur une tierce personne, ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu'elle soit, lorsqu'une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite2 ».
Ma perception de l’époque était que les parents choisissaient de mettre leur enfant dans un établissement privé catholique pour qu’ils soient « surveillés » et obligés de « bien travailler ». Parce que l’encadrement y était plus strict que dans les établissements publics et, disait-on, d’une exigence scolaire plus élevée. Il se disait couramment qu’on y trouvait des jeunes issus de familles bourgeoises souhaitant s’assurer du bon (meilleur !) niveau académique (un choix toujours plébiscité par « l’élite », semble-t-il), ou des jeunes « chahuteurs » en phase de décrochage à qui on devait « serrer la vis »… (La combinaison des deux critères étant bien évidemment possible !)
On sait trop bien ce que cache souvent l’euphémisme « une éducation stricte » ou « sévère »…
À noter que, paradoxalement, ce choix était aussi préféré lorsqu’on s’inquiétait d’un climat scolaire violent, régulièrement dénoncé dans l’enseignement public3.
N’est-il pas curieux d’admettre qu’on redoute la violence entre enfants, mais que celle des adultes soit tolérée, voire recherchée4 ?
Si ces récits sont aujourd’hui pris au sérieux, il est probable que l’époque #MeToo y ait contribué. Grâce aux réseaux sociaux, des personnes ont pour la première fois commencé à parler publiquement de ce qui, individuellement, était souvent perçu comme trop anodin pour faire scandale, et qu’elles ont enfin trouvé un écho. Peu à peu les choses ont été entendues pour ce qu’elles sont effectivement : scandaleuses. Scandaleuses et systémiques.
Si « révélations » il y a, ce ne sont pas tant celles des victimes, qui n’ont probablement jamais réellement caché leur souffrance et ce qu’elles subissaient5 (exception faite des événements traumatiques générant une amnésie protectrice6), que la révélation psychologique vécue par une grande partie des commentateur·ices : leur prise de conscience.
Leur prise de conscience que les coups portés sur des enfants n’ont jamais rien d’acceptable et sont bien souvent les prémisses de violences plus graves. Qu’il n’y a jamais eu de frontière nette entre des coups raisonnables et des coups qui ne le sont pas. Qu’il n’y a finalement pas de châtiments corporels qui puissent être bénéfiques. Que le climat de terreur psychologique si longtemps glorifié pour faire des enfants des êtres méritants et vertueux n’a absolument rien de bénéfique, en plus d’être une porte grande ouverte aux pires malveillances.
Si certaines personnalités politiques sont aujourd’hui probablement sincèrement indignées des violences dénoncées, il est certain qu’elles ne l’auraient pas été (ne l’étaient pas) au moment des faits ou il y a même simplement 10 ans.
À l’intérieur de moi, ça crie l’hypocrisie de l’histoire.
Le retrait des œillères et la connexion à plus d’empathie pour le vécu des victimes est possible car, heureusement, les mentalités évoluent. La partie immergée de l’iceberg de la violence devient peu à peu visible.
Mais il est à noter que ce qui facilite cette acceptation tient probablement au fait que ce sont des victimes adultes qui témoignent. Pas des enfants qui « se plaignent »…
N’oublions pas : qu’en est-il des enfants qui pleurent encore régulièrement, craignant d’aller en classe, en foyer ou chez un parent parce que le climat y est « dur », l’adulte « pas gentil·le » ?
Qu’en est-il de la parole des jeunes d’aujourd’hui ? Faudra-t-il attendre qu’eux aussi soient adultes pour que la société voie la violence quotidienne et l’oppression qu’ils et elles endurent et que la société a parfois même l’audace de vanter ?
Le site de l’OVEO regorge de témoignages permettant de comprendre la dimension systémique de la violence envers les plus jeunes. S’enchevêtrent les violences à un niveau interpersonnel (interactions adulte-enfant), organisationnel (il est attendu des responsables parentaux qu’ils soumettent leur enfant à l’autorité) et institutionnel (l’enfant n’a pas des droits à part entière dans la société).
- Texte adopté en 1984 par l’Assemblée générale des Nations Unies et entré en vigueur en 1987. ↩︎
- Le § 1 de l’article se conclut ainsi : « Ce terme ne s'étend pas à la douleur ou aux souffrances résultant uniquement de sanctions légitimes, inhérentes à ces sanctions ou occasionnées par elles. » Les « sanctions légitimes » visées par cette dernière phrase sous-entendent les privations de liberté par emprisonnement. Lorsqu’on l’applique aux enfants, cette précision semble alors neutraliser ce qui précède, beaucoup considérant que les châtiment corporels et autres punitions (y compris l’enfermement en institution) sont de l’ordre de la « sanction légitime » pour redresser les « mauvais comportements ». Le parallèle entre ce que vivent les prisonniers et les enfants n’est-il pas intéressant ? Le seul délit des plus jeunes étant de n’être pas assez âgés pour recourir aux mêmes droits que tous les êtres humains. Rappelons enfin que le « droit de correction » issu de l’Ancien Régime – et malheureusement toujours pas clairement aboli par la loi en France – n’est que jurisprudentiel. ↩︎
- Bien qu’en tant qu’adolescent·es, nous sentions que la violence entre jeunes y était certainement identique voire pire. Elle pouvait paraître insidieuse et sournoise. Si les bagarres dans la cour n’éclataient peut-être pas du fait d’une surveillance accrue, qu’en était-il du harcèlement dans les toilettes ou à la sortie ?… Une violence cachée alors plus difficile à dénoncer. ↩︎
- Par exemple, l'Éducation nationale s’investit contre le harcèlement entre élèves, mais non contre celui des adultes envers les enfants, alors que c'est principalement la violence de l'institution, relayée par les adultes, qui est à l'origine du harcèlement entre élèves. (Note de l’OVEO.) ↩︎
- Ce 28 février, Mediapart publie d’ailleurs les traces d’une douzaine de signalements et plaintes ignorés ou classés depuis 1993. Le 21 février, Arrêt sur images diffusait dans son émission (accessible à tous·tes depuis grâce au vote des abonné·es) des extraits de plusieurs archives de l'INA faisant déjà état des faits. ↩︎
- « Ces amnésies sont des conséquences psychotraumatiques des violences dont les mécanismes neuropsychologiques sont une dissociation de sauvegarde (Van der Kolk, 1995, 2001). Depuis 2015, les amnésies traumatiques dissociatives font partie de la définition de l’état de stress post-traumatique (DSM-5, 2015). Elles peuvent durer plusieurs dizaines d’années et entraîner une amnésie de pans entiers de l’enfance, presque sans aucun souvenir mobilisable, ce qui entraîne une impression douloureuse d’être sans passé ni repère. » (Dre Muriel Salmona, psychiatre, L’AMNÉSIE TRAUMATIQUE, un mécanisme dissociatif pour survivre, 2018.) ↩︎
‹ De quoi nous parle l’affaire de l’institution scolaire privée de Bétharram ?