CIIVISE : l’inquiétude des associations et collectifs de l’enfance
Nous publions ici la tribune rédigée et coordonnée par l'OVEO, Le Collectif Enfantiste et Claf’Outils pour critiquer les conditions de mise en place de la nouvelle CIIVISE et la remise en cause de sa doctrine « Je te crois je te protège ».
Ce texte, paru sur L'Humanite.fr, a recueilli les signatures de nombreuses autres associations que la nôtre : Ancrage, Cap d’agir, Claf’Outils, Collectif enfantiste, Eveil et Sens: Grandir Ensemble, Impact, JUFAM (Justice des Familles), Collective des mères isolées, Lamevit (l'association mille et une victimes d'inceste) Martinique, Association Le Monde à Travers un Regard, Mouv'Enfants, Protéger l'enfant, Tangram, Vers une autre relation adulte enfant.
Depuis le 11 décembre, le gouvernement a annoncé le remaniement de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, allant à l’encontre des demandes des associations de l’enfance. La sortie du juge des enfants Edouard Durand marque un éloignement de la doctrine de l’accueil inconditionnel de la parole des enfants qu’il portait avec son équipe, si importante pour toutes les victimes d’hier et d’aujourd’hui. La remise en doute de la parole de l’enfant et de la compréhension des violences sexuelles elles-mêmes est un véritable recul.
La Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE), créée en 2021, après la parution des livres Le Consentement de Vanessa Springora et La familia grande de Camille Kouchner, a initié un travail d’écoute et de compréhension sans précédent auprès des survivants et survivantes de l’inceste et des violences sexuelles. À l’issue de ce premier mandat, le juge des enfants Édouard Durand a été remercié et la commission s’est vu attribuer une nouvelle feuille de route et une nouvelle organisation.
Nous, associations et collectifs de lutte contre les violences faites aux enfants, souhaitons ici exprimer notre opposition au maintien de la CIIVISE sous cette nouvelle forme, et contester le nouveau programme du gouvernement qui témoigne d’un manque patent de considération pour les victimes. Cette décision de l’État préfigure un recul grave de la lutte contre l’inceste et la massivité des crimes sexuels contre les enfants.
Plusieurs semaines avant que la nouvelle composition et la nouvelle forme de la CIIVISE soient annoncées le 10 novembre, diverses associations, collectifs et personnes concernées se sont mobilisés pour soutenir le maintien de la commission. Une pétition a recueilli plus de 10 000 signatures et une tribune cosignée par 60 personnalités a été publiée dans la presse.
Le 11 décembre, le gouvernement a annoncé la réorganisation de la CIIVISE et le remplacement d’Edouard Durand et de Nathalie Mathieu par Sébastien Boueilh et Caroline Rey Salmon, avec un élargissement de leurs missions à la pédopornographie et à la prise en charge des enfants victimes de prostitution.
Après trois années d’un travail remarquable et des avancées considérables dans la prise de conscience des violences sexuelles faites aux enfants comme structurant l’ordre social et comme enjeu de santé publique, cette réorientation marque un retour en arrière pour la justice, la cause des enfants et pour l’ensemble de la société.
L’inceste est au cœur de la mission et de l’engagement de la première CIIVISE. Au vu de l’ampleur de la question sociale de l’inceste, l’élargissement de ses missions vient remettre un voile de silence sur le sujet qui se retrouve noyé parmi d’autres problématiques. De plus, le gouvernement n’a pas eu un mot d’égard dans ses communications sur les 30 000 témoignages recueillis. La loi du silence sur l’inceste continue de régner depuis l’intime des familles jusqu’aux plus hautes sphères politiques.
La doctrine “je te crois, je te protège” résume toutes les valeurs et l’esprit d’accueil inconditionnel de la première CIIVISE et représente toute la problématique de la non protection des enfants victimes de violences sexuelles aujourd’hui : les enfants sont considérés comme de potentiels menteurs et l’adulte privilégie sa propre protection ou celle de l’agresseur présumé. Le rapport de la CIIVISE le montre : pour lutter contre les violences sexuelles imposées aux enfants, il faut prendre la parole des enfants au sérieux. Sa nouvelle co-présidente, Caroline Rey Salmon, peu après sa nomination a immédiatement émis un bémol sur cette doctrine/posture en invoquant l’affaire d’Outreau.
Nous dénonçons l’instrumentalisation de cette affaire pour défendre un système social adultiste qui met en doute la parole des enfants. Le véritable échec à long terme de l’affaire d’Outreau, c’est la remise en cause durable de la parole des enfants et la diminution drastique du nombre de condamnations pour viols dans les années suivantes, alors que le nombre de plaintes augmentait (moins 40 % de condamnations pour viols entre 2007 et 2016 selon les statistiques du Ministère de la justice) et que douze enfants ont bel et bien été reconnus victimes d’agressions sexuelles et de viols.
La CIIVISE a toujours assumé la portée politique de sa mission et de ses recommandations. Toutes les associations qui luttent contre les causes profondes des violences subies par les enfants savent que leur dénonciation est toujours politique. Face au système social qui consacre la soumission de l’enfant à la domination adulte et étouffe ainsi la parole des plus jeunes, être “neutre” revient à prendre le parti de l’agresseur. Écouter les enfants victimes et leur accorder autant de respect qu’aux adultes, c’est adopter une position enfantiste qui refuse de considérer les enfants comme des “sujets” de non-droit. C’est la seule façon de lutter efficacement contre l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants.
La CIIVISE a été qualifiée de trop ”féministe” quand elle a eu le courage de ne pas nier la question du genre : 97% des auteurs de violences sexuelles sont des hommes et la grande majorité des victimes sont de genre féminin. Reconnaître la place du genre dans la compréhension des violences et de la stratégie des agresseurs (syndrome d’aliénation parentale non reconnu scientifiquement, contrôle coercitif, etc.) c’est faire preuve de lucidité sur des causes et des mécanismes communs qui permettent la violence et sa banalisation.
La culture de la pédocriminalité sur laquelle prolifère l’inceste et les crimes sexuels sur les plus jeunes est indissociable du système social de la domination adulte qui fait de l’enfant une propriété dont l’adulte dispose. La violence éducative ordinaire enseigne à l’enfant, dès le plus jeune âge, la soumission à la toute puissance de l’adulte et le prédispose à la prédation sexuelle en le vulnérabilisant.
Lutter contre la dimension systémique des violences sexuelles et de l’inceste, c’est promouvoir un changement de société et c’est bien la mission qui avait été donnée à la CIIVISE. Nous revendiquons la mise en place des 82 recommandations du rapport de fin de mission de la CIIVISE et la mise en place d’une réelle culture de protection et également d’empouvoirement des jeunes personnes.
Associations signataires (par ordre alphabétique):
- Ancrage
- AAVAS (Association d’aide aux victimes d’abus sexuels)
- Cap d’agir
- Claf’Outils
- Collectif Enfantiste
- Éveil et sens
- Impact
- JUFAM (Justice des Familles)
- La collective des mères isolées
- LAMEVIT (L’association des mille et une victimes d’inceste) Martinique
- Le Monde à travers un regard
- Mouv’Enfants
- OVEO (Observatoire de la violence éducative ordinaire)
- Protéger l’enfant
- Tangram
- Vers une autre relation adulte enfant
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