Ce n’est pas une question de comportement !
Par Alfie Kohn. Article paru dans Education Week le 5 septembre 2018
Traduction : Catherine Barret. Sur la question du behaviorisme, voir aussi l'article de Marc-André Cotton Les sciences du comportement et la domination adulte : une revue d’études scientifiques (intervention au colloque Misopédie) et les articles en lien sur le behaviorisme et le "time-out".
Beaucoup de politiques et de programmes restreignent notre capacité à bien agir avec les enfants. Mais, parmi toutes les camisoles de forces virtuelles auxquelles sont confrontés les éducateurs, la plus contraignante est peut-être le behaviorisme, une théorie psychologique qui voudrait que nous nous concentrions uniquement sur ce qui peut être vu et mesuré, qui ignore ou méprise le vécu intérieur et réduit chaque tout à ses parties. Elle prétend aussi que tout ce que font les individus peut s’expliquer comme une recherche de renforcement – et par conséquent que l’on peut contrôler les autres par des récompenses sélectives.
Aussi, permettez-moi de vous proposer cette règle générale : La valeur de n’importe quel livre, article ou présentation qui s’adresse aux enseignants (ou aux parents) est inversement proportionnelle au nombre de fois où le mot « comportement » y apparaît. Plus notre attention se fixe sur la surface, plus nous méprisons les motivations, valeurs et besoins sous-jacents des élèves.
Cela fait des décennies que la recherche en psychologie ne prend plus au sérieux le behaviorisme orthodoxe de John B. Watson et B.F. Skinner, aujourd’hui réduit à une sorte de secte d’« analystes du comportement ». Mais son influence réductrice est hélas encore vivace, dans des programmes de gestion de classe (et de l’école en général) tels que PBIS et ClassDojo1, dans les programmes d’étude préformatés avec la réduction des apprentissages à des « données », dans les notes et les rubriques, dans les approches de l’instruction basées sur la « compétence » et la « maîtrise », dans les évaluations normatives, les incitations à la lecture, les primes au mérite pour les enseignants.
Certaines de ces variantes sont présentées comme des innovations. Mais, si la compétence et l’efficience sont toujours définies comme la maîtrise de telle ou telle capacité ou élément de savoir, elles reflètent le même modèle skinnérien mis au point sur des rongeurs et des pigeons. De même, les notes ne sont pas moins destructrices du simple fait qu’elles sont maintenant basées sur des normes. L’évaluation formative2 peut être aussi réductrice que les tests sommatifs, surtout lorsqu’elle a lieu constamment. Même mis en œuvre sur une jolie application, les programmes de récompense restent contrôlants et contre-productifs.
En préparant une nouvelle postface pour l’édition du 25ème anniversaire de mon livre Punished by Rewards, j’ai passé en revue des dizaines d’études récentes sur ces sujets. J’ai été frappé par le fait que la recherche continue à découvrir que le meilleur prédicteur d’excellence est la motivation intrinsèque (trouver qu’une tâche a une valeur en soi), et que l’intérêt est régulièrement sapé par la motivation extrinsèque (faire quelque chose pour obtenir une récompense). De nouvelles expérimentations confirment que les enfants tendent à moins se soucier des autres après avoir été récompensés pour aider ou partager. De même, il est rarement efficace de payer les élèves pour améliorer leurs notes ou leurs résultats aux tests – sans parler de l’aberration que constitue en soi cet objectif.
À chaque nouvelle étude – que ce soit à l’école, dans les familles ou les entreprises –, la recherche confirme que plus on récompense les gens pour accomplir une tâche, plus ils perdent d’intérêt pour ce qu’ils ont dû faire pour obtenir la récompense. Et souvent aussi, ils finissent par avoir de moins bons résultats que ceux qui n’ont pas été traités comme des lots de comportements qu’on doit gérer et manipuler.
Mais que le « renforcement positif » se révèle être tout sauf positif n’est pas la seule leçon que les éducateurs peuvent tirer de ces études. Le problème est que tout le behaviorisme est en soi une impasse. Chaque jour et avec chaque enfant, nous devons garder à l’esprit que les comportements ne sont que la partie émergée du fameux iceberg. Il est plus important de savoir « pourquoi » que « quoi » ou « combien ».
Quelques illustrations :
* Le meilleur prédicteur des futurs résultats scolaires d’un élève n’est peut-être pas ses résultats antérieurs, mais plutôt la raison pour laquelle il pense avoir plus ou moins bien réussi. Autrement dit, la clé n’est pas le résultat mesurable, mais comment la réussite a été vécue et expliquée3.
* L’obstination (“grit”) et l’autodiscipline4 sont-elles souhaitables ? Ceux qui se soucient du comportement diront oui sans prendre en compte les motivations possibles de l’élève : aime-t-il/elle ce qu’il/elle fait, ou s’acharne-t-il/elle sur sa tâche par un besoin désespéré de prouver sa compétence ? Pour savoir si la persévérance est plus ou moins constructive, il y a, entre autres facteurs, le fait qu’elle soit motivée par la passion ou par la compulsion.
* De nouvelles études confirment que les incitations financières ne permettent pas durablement d’amener les gens à perdre du poids, à cesser de fumer ou à faire de l’exercice physique5. En partie parce que le plus important n’est pas visible à la surface. De même pour les élèves qui souffrent de troubles alimentaires ou d’addiction aux drogues. « Comment les faire changer de comportement ? » est une question oiseuse et improductive. Il vaut mieux essayer celles-ci : « Qui est cet enfant ? Quels besoins, quelles peurs peuvent expliquer ce qu’il fait ? »
* Les behavioristes peuvent certes contrôler si les enfants regardent bien l’enseignant, mais cela ne signifie pas grand-chose. Deux chercheurs de l’université du Wisconsin ont filmé en vidéo des élèves de CM1-CM2 en cours de maths, puis leur ont demandé à quoi ils avaient pensé pendant le cours et comment ils évaluaient leur compréhension de celui-ci. Il n’y avait aucune corrélation entre leur attention apparente et leur activité mentale – et celle-ci était un meilleur prédicteur de réussite. (Un élève peut avoir l’air très attentif alors qu’en réalité il « s’inquiète de ses résultats et se demande s’il va échouer ».) Les auteurs concluent que « les mesures du comportement en classe, par exemple l’observation du temps passé sur un travail, ne fournissent que des informations limitées sur l’apprentissage ».
* Les enfants de familles aisées sont-ils stressés parce qu’ils ont trop d’activités ? Une étude6 de trois chercheuses a montré que le nombre d’activités extrascolaires pratiquées – le comportement mesurable – était très peu significatif. Le facteur réellement important était ce que les élèves pensaient de la façon dont leurs parents percevaient leurs activités.
On pourrait multiplier les exemples à l’infini – et, bien sûr, cela concerne tout autant la parentalité que l’enseignement. (Ainsi, ce qui compte n’est pas qu’un enfant s’excuse lorsqu’il a blessé quelqu’un, mais de savoir s’il éprouve ou non du remords. Si ce n’est pas le cas, insister pour qu’il s’excuse ne lui apprend que le mensonge.) C’est valable aussi pour les adultes. Par exemple, une étude de 2005 a montré que se sacrifier pour son conjoint ne prédit ni la longévité ni la qualité de la relation. La variable vraiment pertinente est la raison pour laquelle on le fait.
Il est grand temps de dépasser cette théorie psychologique limitée et limitatrice. C’est-à-dire de faire moins attention au comportement des élèves et davantage aux élèves eux-mêmes.
- PBIS : Positive Behavior Interventions and Supports. ClassDojo est une plateforme de communication qui « aide les enseignants et les familles à collaborer pour soutenir l’apprentissage socio-émotionnel des enfants avec les points et les Big Ideas et donne aux enfants une voix qui leur est propre avec les portfolios », selon la traduction automatique « en 35 langues » du site classdojo.com. D’autres techniques encore sont résumées sur le site de cette école primaire du Maryland. (N.d.T.) [↩]
- Une évaluation est dite « formative » (concept introduit par Michael Scriven dans The Methodology of Evaluation, Social Science Education Consortium, 1967, disponible en ligne) lorsqu'elle vise à améliorer la formation de l'apprenant ou le développement d’un projet, tandis que l’évaluation « sommative » fait la somme des acquis d'un individu ou d'un projet pour le définir, le situer ou le classer. En pédagogie, l'évaluation sommative vise à estimer (par un système de points, à travers des tests ou des examens) les apprentissages acquis à la fin d'un processus de formation, en les comparant à un niveau à atteindre préalablement établi. (Source : Wikipédia.) (N.d.T.) [↩]
- Voir l’étude citée au chapitre 2 (“Getting Motivation Wrong”) de mon livre The Schools Our Children Deserve [« L’école que nos enfants méritent »] (Houghton Mifflin, 1999). [↩]
- Voir les articles GRIT. A Skeptical Look at the Latest Educational Fad, adapté du livre Le Mythe de l’enfant gâté (éd. L’Instant présent) et « Pourquoi l’autodiscipline est surévaluée. [↩]
- Voir la postface à l’édition du 25ème anniversaire de Punished by Rewards (Houghton Mifflin, 2018, pp. 285-88), dont la traduction paraîtra en 2025 aux éditions L’Instant présent. [↩]
- Suniya Lathar et Karen A. Shoum de l’université Columbia et Pamela J. Brown de l’université Yale, Extracurricular Involvement Among Affluent Youth: A Scapegoat for “Ubiquitous Achievement Pressures”? [↩]
‹ Stéphanie Mulot : Héritage colonial et violences dans l’éducation