Ça n’arrive pas qu’aux autres
Premier novembre, début de soirée. Dehors il fait nuit ; la rue est éclairée par le réverbère visible depuis la fenêtre de la cuisine. Je commence à débarrasser le lave-vaisselle. Soudain, c'est l'effondrement, littéralement, en sanglot. Un mot vient : maltraitance.
La douleur est vive, incontrôlable, elle me submerge. Une digue à sauter, un abcès à crever. Les larmes coulent.
Ni toxicomane, ni alcoolique, ni délinquant ; « bien inséré » comme on dit ; travail stable, père de deux enfants d'un premier et pour l'instant seul mariage, tous deux scolarisés. Une famille maintenant « recomposée » avec trois ados en alternance à la maison.
Ça n'arrive pas qu'aux autres.
Prise de conscience donc. Inattendue, soudaine, un jaillissement : la douleur, crue, vraie, sans fard, ressentie jusque dans la chair. Seulement la douleur. Un peu moins d'un an et demi après la reprise de ma thérapie.
Bien sûr il y a eu la scolarité tronquée, l'orientation subie, le divorce.
Et puis ce foutu manque d'assurance, cette difficulté à pouvoir affronter certaines situations du quotidien, dans la famille, au travail, entre amis… Ces comportements, ces « attachements » suscitant parfois quelques interrogations... Cette lancinante culpabilité. Ces peurs injustifiées, ces angoisses. Cette agressivité retenue. Cette impression sourde de ne jamais être à la hauteur. Ce perfectionnisme. Ce sentiment diffus, vague, à peine palpable, de ne pas être tout à fait soi, d'être un peu hors de ma vie, d'être toujours à la recherche de « ma voie ».
Mais, bon…
Et pourtant. La douleur. Elle dit, parle, exhume des ténèbres une vérité tout juste croyable : j'ai été mal traité.
Mais qu'est-ce à dire exactement ? Pas de placard sous l'escalier, pas de torgnoles à coups de ceinturon, pas de passages à tabac, pas de sévices sexuels. Aucune trace visible sur l'épiderme.
Alors ?
Une « ambiance familiale ». Une amère mixture de dénigrements, de punitions, d'obligations domestiques, de petites claques, de gifles, de moqueries, d'obéissance totale aux parents, de cris, de disputes, d'engueulades, de remarques désobligeantes, de règles strictes, d'impossibles contradictions… Une violence « ordinaire ».
Bien que l'ayant effectivement vécu, je n'avais jamais entendu parler de « violence éducative ordinaire ».
Découverte du site OVEO (entre autres) et d'Alice Miller.
Première lecture : « Le drame de l'enfant doué ». J'y retrouve à peu près tout ce que j'ai pu dire au cours de mes toujours en cours séances thérapeutiques : la solitude, vive, intense, douloureuse ; la sensation du vide intérieur, un abîme ; la tristesse à l'horizon de l'enfance ; l'empreinte indélébile, gravée au plus profond de mon être, marquant pour toujours, déterminant même, mon existence ; la répétition inconsciente ; le devoir, plus que la joie de vivre…
« Je nomme maltraitance la méthode d'"éducation" qui s'appuie sur la violence 1. »
Ça n'arrive pas qu'aux autres.
Jean-Marie.
- Notre corps ne ment jamais, Alice Miller, Flammarion 2013, collection Champs essai, p. 21.[↩]
‹ Nous étions « les pires gamines du monde » Parfois la satisfaction d’une journée sans baffe ni fessée… ›