Vous dites : « C’est épuisant de s'occuper des enfants.» Vous avez raison. Vous ajoutez : « Parce que nous devons nous mettre à leur niveau. Nous baisser, nous pencher, nous courber, nous rapetisser. » Là, vous vous trompez. Ce n'est pas tant cela qui fatigue le plus, que le fait d'être obligé de nous élever jusqu'à la hauteur de leurs sentiments. De nous élever, nous étirer, nous mettre sur la pointe des pieds, nous tendre. Pour ne pas les blesser.

Janusz Korczak, Quand je redeviendrai petit (prologue), AFJK.

Boris Cyrulnik : comment la violence éducative est méconnue par les chercheurs sur la violence

La théorie de la résilience a encore frappé

Par Oliver Maurel, novembre 2008

Boris Cyrulnik vient de publier un nouveau livre (Autobiographie d'un épouvantail, Odile Jacob, 2008), agréable à lire et intéressant comme tous ses livres, mais où, du haut de sa notoriété, il soutient de telles contrevérités qu'il nous est impossible de ne pas les dénoncer. Elles concernent en effet directement la violence éducative ordinaire ou, plus exactement, la méconnaissance de cette violence.

Un premier exemple est donné par le récit que fait Boris Cyrulnik d'une expérience de Van Ghijseghem et Gauthier qui montrerait, selon lui, que « l'enfant récite ce qu'il croit qu'un adulte attend ».
Cette expérience se présente ainsi : Un adulte fait jouer des enfants à « Jacques a dit ». Puis « l'expérimentateur demande à l'enfant : "Est-ce que le monsieur [qui animait le jeu] t'a frappé ?" Entre trois et cinq ans, un enfant sur trois répond "oui", alors que l'enregistrement prouve qu'il n'en a rien été. A la question : "Est-ce qu'il t'a montré son zizi ?", beaucoup de petits répondent par l'affirmative. Mais si l'expérimentateur poursuit : "Il ne t'a jamais montré son zizi", les mêmes répondent par la négative. Un adulte ne peut pas se tromper, pense l'enfant, il faut que je dise ce qu'il attend de moi. La moindre des représentations verbales auxquelles adhère le petit dépend des mots avec lesquels un adulte l'aura enveloppé. Malgré sa mémoire vive l'enfant récite ce qu'il croit qu'un adulte attend. » (P. 170-171.)
Dans ce récit, Cyrulnik procède à une étonnante généralisation. Il commence par dire qu'« un enfant sur trois » répond « oui ». Puis « beaucoup de petits » répondent par l'affirmative à la question « Est-ce qu'il t'a montré son zizi ? » Quel pourcentage ? Il ne le dit pas. Mais, dans les phrases suivantes, il ne s'agit plus d'une partie des enfants, mais de « l'enfant » qui pense qu'il doit dire ce qu'on attend de lui. « Le petit » adhère à ce que dit l'adulte. Et « l'enfant récite ce qu'il croit qu'un adulte attend ».
Comment peut-on généraliser ainsi et attribuer à tous les enfants une tendance - supposée naturelle - à accepter contre toute évidence les suggestions des adultes, alors que l'expérience montre qu'elle ne se manifeste que chez un enfant sur trois ? Quand on sait que beaucoup d'enfants sont élevés de façon autoritaire ou simplement peu respectueuse de leur autonomie de pensée, il n'est pas étonnant de les voir adhérer à ce que suggèrent les questions d'un adulte parce qu'ils ont appris par expérience qu'ils ont tout intérêt à ne pas le contrarier. Quoi qu'il en soit, il est abusif d'étendre à tous les enfants ce qui n'est le fait que d'un enfant sur trois. Et c'est d'autant plus grave qu'il s'agit d'un sujet très sensible : la confiance qu'on peut avoir dans les propos des enfants en matière d'abus sexuels.
Les généralisations de Cyrulnik sont un argument tout trouvé pour la défense des auteurs de ces abus : « Mais vous savez bien que les enfants ne disent que ce qu'on leur fait dire ! Ça a été prouvé scientifiquement ! »

Le raisonnement tenu par Boris Cyrulnik est tout aussi étonnant lorsqu'il parle du marquis de Sade. « L'empathie de Sade est celle d'un prédateur qui ne voit de sa proie que ce dont il veut profiter. Sade, enfant bien élevé, n'est jamais devenu pervers puisqu'il lui a suffi de le demeurer. A un stade où les "enfants gâtés" ne perçoivent des autres que ce dont ils profitent, ils développent une empathie partielle analogue à celle d'un prédateur. » (P. 152.) Sade aurait donc été non seulement « bien élevé », mais encore « gâté ».

D'où Cyrulnik a-t-il bien pu tirer une telle affirmation ? Quand on ouvre la très documentée biographie de Sade par Jean-Jacques Pauvert (Sade vivant, Robert Laffont, 1986), on y apprend :

  • que « nous en savons très peu sur l'enfance de Sade et sa jeunesse » ;
  • que le comportement de son père et de sa mère « est encore mal cerné » ;
  • que son père était « distant jusqu'à l'extrême froideur », « pompeux avec les siens comme avec ses domestiques », « rigide jusqu'à l'étroitesse », ce qui ne prédispose guère à « gâter » un enfant.

Quant à la figure de sa mère, « elle reste encore à ce jour aux trois-quarts plongée dans l'obscurité la plus épaisse ». Mais Sade a attribué à plusieurs de ses héros une véritable haine de leur mère (l'un d'eux va jusqu'à fêter sa mort par un feu de joie), ce qui ne fait guère présumer chez Sade un très grand amour de sa propre mère.
On apprend également que « les quatre premières années de la vie de Sade se déroulèrent assez à l'écart de ses parents », dans la famille Condé qui était apparentée à sa mère. On ne sait absolument rien de la façon dont il y a été traité.
Il est vrai que J.-J. Pauvert écrit que Sade a été un enfant gâté, mais la seule preuve qu'il en donne est ce qu'écrivait son père qui ne l'aimait pas : « Il est impossible de le faire changer. » Rien ne prouve que ce comportement soit celui d'un enfant trop aimé. La violence éducative peut faire des enfants soumis ou au contraire des enfants rebelles.
Ensuite, de quatre à dix ans, Sade a été élevé chez une de ses grands-mères et entouré de cinq de ses tantes, mais aussi, une partie de ces années, chez un oncle abbé dont Sade lui-même a révélé qu'il était profondément débauché et que son château était un véritable « b... » (sic).
Enfin, Sade a été, pendant trois ou quatre ans, de l'âge de dix à treize ou quatorze ans, pensionnaire au collège Louis-le-Grand, tenu par les Jésuites, dont la discipline s'exerçait au moyen de verges « données à huis clos ou devant témoin » et dont la réputation d'homosexualité « était proverbiale », écrit toujours Jean-Jacques Pauvert.
Tout cela permet-il de dire que Sade a été un « enfant gâté » ? Et à plus forte raison qu'il n'a pas subi de violences, voire d'abus sexuels dans son enfance ? A un lecteur objectif, évidemment non. Mais à Boris Cyrulnik, oui. On aimerait savoir pourquoi.

Mais ce que Boris Cyrulnik dit de Sade n'est rien à côté de ce qu'il écrit des terroristes islamistes.
Pour lui, le terroriste est « la plupart du temps un homme ni névrotique, ni psychopathe, ni traumatisé » (p. 92).
Comment Cyrulnik peut-il affirmer cela ? Ignorerait-il que, dans la plupart des pays d'où sont issus les terroristes, comme dans la plupart des pays qui n'ont pas remis en question les traditions millénaires qui préconisent de battre les enfants, ainsi qu'en France il n'y a pas si longtemps, l'autorité passe ou passait nécessairement par des châtiments corporels violents ? Les adultes qui ont subi ces châtiments lorsqu'ils étaient enfants ont bel et bien été traumatisés, mais ne se considèrent pas comme tels. Ils se considèrent sans doute au contraire comme « bien élevés », c'est pourquoi la tradition se perpétue de génération en génération au grand dam des théoriciens de la résilience pour qui les enfants maltraités ne répètent que rarement ce qu'ils ont subi.
Associant « la cruauté gestapiste » à celle du terroriste islamique, Cyrulnik affirme sans hésiter qu'« ils sont tous sous l'emprise d'une séduction narcissique maternelle qui, par son monopole affectif, appauvrit le milieu sensoriel où il n'y a qu'une seule personne à aimer » (p. 117). Bref, le terrorisme est dû à un excès d'amour maternel !
Mais Cyrulnik va beaucoup plus loin : « Hyperadapté au monde d'un seul amour (celui d'une mère dominante) il se retrouve en situation d'apprendre la perversion. Cela explique l'étonnement du psychiatre Léon Goldensohn qui, lors du procès de Nuremberg, s'attendait à voir des monstres, puisque ces hommes avaient commis d'impensables monstruosités. Il fut désorienté en entendant les coupables lui raconter une enfance heureuse, dans une famille aimante. Ils n'étaient pas pervers et pourtant s'étaient comportés comme de grands pervers [p.117]. [...] seul Herman Goering présentait des signes de psychopathie. Tous les inculpés du procès de Nuremberg ont été des enfants "gâtés", bien aimés et bien élevés. » (P. 118.)
Surpris de telles affirmations, j'ai commandé l'édition française du livre de Goldensohn : Les Entretiens de Nuremberg (Flammarion, 2005). Je l'ai lue de très près et j'ai eu la stupéfaction de constater que ce qu'affirme Cyrulnik est entièrement faux.

En effet, sur 33 accusés ou témoins interrogés par Goldensohn,

  • 15 d'entre eux, soit près de la moitié, ne disent pas un mot de leur enfance.
  • 4 sont extrêmement évasifs et ne disent rien non plus qui permette de savoir si leur enfance a été heureuse ou malheureuse.

Ce qu'affirme Cyrulnik (« Tous les inculpés du procès de Nuremberg ont été des enfants gâtés ») ne peut concerner au maximum que moins de la moitié des accusés (14 sur 33). Qu'en est-il des autres ?

  • 3 disent explicitement que leur enfance a été malheureuse.
  • 6 disent qu'ils ont eu un père « strict » ou « très strict ».

Quand on sait ce que signifiait « être strict » dans l'Allemagne de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, où la majorité des enfants étaient élevés à la baguette, cela interdit bien évidemment de dire qu'ils ont été des « enfants gâtés ».

Ne restent donc que cinq accusés, sur lesquels :

  • 3 accusés seulement disent avoir été « gâtés ». Mais, dans deux cas sur trois, c'est uniquement par leur mère et avec un père « strict ». Quant au troisième, Funk, qui dit effectivement avoir été « terriblement gâté », on apprend ensuite qu'à partir de l'âge de neuf ans, il n'a plus vécu dans sa famille et a été mis constamment en pension. Or, dans les pensionnats allemands de cette époque, il y a quelques raisons de douter que les enfants aient été « gâtés » !

Comment et pourquoi Cyrulnik peut-il se permettre de telles contrevérités, qui, grâce à sa notoriété de scientifique, risquent d'être reçues par l'opinion publique ? Combien de lecteurs confiants dans son prestige vont-ils penser que choyer les enfants est la meilleure manière d'en faire des terroristes et des bourreaux ?

Quand on examine ce qui a pu amener Cyrulnik à énoncer de telles contrevérités dans les quatre cas évoqués ci-dessus (les enfants de l'expérience de Van Ghijseghem et Gauthier, Sade, les terroristes et les responsables nazis), on découvre trois points communs : l'influence de la psychanalyse, la théorie de la résilience et la méconnaissance de la violence éducative ordinaire.
Vient directement de la psychanalyse, et plus particulièrement de Mélanie Klein, la croyance à la « séduction narcissique maternelle » cause de tout le mal. Associée à la « perversion du nourrisson » qui, « s'il en avait les moyens, n'hésiterait pas à détruire celle qui lui donne le sein trop lentement », qui « la tuerait sans vouloir sa mort ni jouir de sa souffrance puisque, n'ayant pas encore accès à l'empathie, à la représentation des mondes différents du sien, il répond essentiellement à ce qui vient de son propre monde » (p. 116), elle explique, pour Cyrulnik, et la cruauté gestapiste, et le terrorisme islamiste.
La théorie de la résilience, elle, pousse Cyrulnik à soupçonner toujours derrière les monstres, contre toute évidence et quitte à déformer sans scrupules la réalité, comme on l'a vu ci-dessus, des mères trop aimantes et des enfants trop choyés, alors que les gens bien, eux, ont certainement eu la chance de subir le « merveilleux malheur » d'être maltraités et donc de pouvoir se montrer « résilients ».

Enfin, la méconnaissance de la violence éducative ordinaire fait ignorer à Cyrulnik :

  • que 80 à 90 % des enfants subissent à des degrés divers cette violence, ce qui peut parfaitement expliquer qu'un certain nombre d'enfants s'alignent spontanément, par une prudence acquise, sur ce que leur suggèrent les adultes, sans que ceux-ci aient besoin d'insister ;
  • que le petit Donatien Sade a très probablement été élevé à la baguette par ses parents et par ses maîtres comme cela se faisait couramment au XVIIIe siècle, qu'il a même pu subir des abus sexuels lorsqu'il s'est trouvé dans la société que rassemblait autour de lui son oncle abbé, et que rien ne permet d'affirmer, en tout cas, qu'il a été « bien élevé » ;
  • que la pratique des coups de bâton est tout à fait courante dans les pays d'où viennent les terroristes islamistes, aussi bien dans les familles que dans les écoles coraniques ;
  • que la même pratique de ce qu'on a pu appeler la « pédagogie noire » était en usage dans presque toutes les familles allemandes de l'époque où ont été élevés les responsables nazis.

Et si Boris Cyrulnik méconnaît ainsi la violence éducative ordinaire sur laquelle j'ai pourtant plusieurs fois attiré son attention, c'est, notamment, parce qu'elle cadre mal avec la théorie de la résilience. En effet, une violence qui se poursuit depuis des millénaires et qui touche 80 à 90 % des enfants infirme quelque peu cette théorie qui prétend que seule une minorité d'adultes répète la violence subie dans l'enfance. Mais cela, la plupart des partisans de la résilience ne veulent pas l'entendre, si bien que la résilience est devenue une des mille manières de se dissimuler les conséquences des violences ordinaires infligées aux enfants. De les dissimuler jusqu'à les nier, comme on l'a vu ci-dessus. Et, pire, d'attribuer à la supposée « perversion » des nourrissons et à l'amour maternel l'origine des cruautés les plus abominables.