La violence n'est pas innée chez l'homme. Elle s'acquiert par l'éducation et la pratique sociale.

Françoise Héritier, anthropologue, ethnologue, féministe, femme politique, scientifique (1933 – 2017)

Amnésie sélective

Des coups, je pensais n'en avoir presque jamais reçu. Seulement quelques gifles infligées par ma mère à l'adolescence lorsqu'elle perdait patience. J'étais très fière de pouvoir dire : "Mon père n'a jamais levé la main sur moi !" Ce n'est que très récemment, alors que j'évoquais le sujet avec ma maman, que j'ai appris que j'avais aussi reçu quelques claques petite. Cela restait exceptionnel. Quand je m'étais mise en danger par exemple. J'ai aussi reçu au moins une fessée par ma grand-mère maternelle vers l'âge de 4 ans (je ne m'en souvenais pas, c'est elle qui me l'a appris). Si elle a tapé une fois, elle a donc pu taper à d'autres occasions, mais cela restait aussi exceptionnel. Dans son cas, elle m'avait fessée parce que j'avais été "ingérable" en ville toute la journée. C'est une fois rentrées à la maison que j'avais eu ma correction. Non mais !

Cette amnésie sélective m'a toujours questionnée. J'ai énormément de souvenirs de ma petite enfance. Par exemple, en petite section, je me souviens très bien que la maîtresse avait jeté mon dessin à la poubelle parce qu'il ne "fallait pas faire un gribouillage mais un dessin !" Sauf que je n'étais pas en train de gribouiller mais de dessiner une route de montagne avec beaucoup de virages (j'habitais en Auvergne à l'époque) !

Je me souviens des injustices que j'ai subies (être punie alors que je n'avais rien fait), des jeux que j'ai partagés, des petits jouets que je n'avais pas le droit d'emmener à l'école mais que je cachais au fond de mes poches... Je me souviens de mes premières expériences : scruter scrupuleusement la barbe de mon papa, goûter des morceaux de pastille de lessive, poser la main sur le fer à repasser, décorer la cuisine avec de la confiture, insérer des biscuits apéritifs dans mon nez... Je me souviens aussi avoir demandé à mon père, après une journée à l'école maternelle : "Papa, ça veut dire quoi avoir une mémoire d'éléphant ? Parce que le maître il a dit que j'en avais une !"

Des souvenirs, ce n'est donc pas ce qui me manque !

Mais des souvenirs de gifle ou de fessée, même reçues à 4 ans, âge où j'ai déjà beaucoup de souvenirs, je n'en ai aucun. Et même en le sachant, rien ne m'est revenu en mémoire...

Je me souviens par contre des quelques gifles reçues à l'adolescence. Ce n'était pas forcément quand j'avais fait quelque chose de mal, c'était simplement quand ma mère perdait patience. Je voyais très bien que je ne méritais absolument pas le coup. C'est pour cela que ça ne me touchait pas profondément. Par contre, cela abimait le lien et l'image que j'avais de ma maman. Je la trouvais ridicule et la méprisais un peu de ne pouvoir se contenir.

Concernant ma mère, les gifles, fessées voire coups de pieds faisaient partie de l'arsenal éducatif de ses parents. Elle a toujours un doigt tordu à cause d'un coup de pied donné par son père... Mais, étant en révolte contre ses parents pour diverses raisons (la violence éducative reçue n'est d'ailleurs pas le grief principal), elle s'était juré de ne rien faire comme eux. De faire tout le contraire avec ses enfants. Ce n'était donc pas par conviction profonde mais plutôt par réaction à ses propres parents qu'elle a décidé de ne pas taper ses enfants. Elle a quasiment réussi à faire ce qu'elle souhaitait, mais parfois, l'émotion qui la submergeait était si forte que le coup pouvait quand même partir. Même contre sa propre volonté. Aujourd'hui encore, c'est une femme qui a parfois du mal à gérer ses émotions (et même plus simplement à les reconnaître...)

Quant à mon père, il a toujours souffert de la froideur affective de sa mère. Ses parents prenaient soin de lui matériellement, il a été nourri, soigné... Mais câliné, embrassé, rassuré par sa mère ? Jamais... Je pense qu'il a dû recevoir quelques coups occasionnellement car je sais que sa mère pouvait menacer : "Tu vas voir, tu vas t'en prendre une !" C'est donc que le coup devait partir de temps en temps. Je ne peux malheureusement pas lui demander, il s'est suicidé à l'âge de 49 ans... Mon père ne tapait pas (ni ses enfants, ni sa femme) mais il était parfois ravagé de colère. Alors il cassait des objets. Je me souviens d'une table basse cassée, ou d'une télévision bousillée. Il avait aussi une dépendance à l'alcool.

Mes parents ont fait fort quand même... Ils ont réussi ce tour de force de donner plus que ce qu'ils avaient eux-même reçus. Se souvenant de manque ou de souffrance ressentis enfant (en partie causés par une violence éducative ordinaire), ils ont tout fait pour ne pas infliger la même chose à leurs enfants. Un grand merci pour cela... Mais malheureusement, pour l'un comme pour l'autre, à des degrés différents, leur souffrance intérieure ne les a jamais quittés... Pour mon père, cette souffrance aura eu raison de lui. Quant à ma mère, je lui souhaite de trouver un jour l'apaisement...

Marie

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