C’est seulement quand se produit un changement dans l’enfance que les sociétés commencent à progresser dans des directions nouvelles imprévisibles et plus appropriées.

Lloyd de Mause, président de l'association internationale de Psychohistoire.

Alain, un pacifiste paradoxal

Par Alexandra Barral, membre de l’OVEO

Alain (Emile Chartier) est un philosophe relativement connu pour s’être intéressé à la question de l’éducation. Toute sa vie, il fut professeur de lycée, en province d’abord, pour finir sa brillante carrière comme enseignant en classe préparatoire au lycée Henri-IV à Paris. Alain a écrit deux œuvres qui portent principalement sur l’éducation : Pédagogie enfantine et Propos sur l’éducation. Comme beaucoup d’adultes, Alain met de côté son enfance, disant qu’il n’y a rien à dire ou qu’il ne se souvient pas. Lorsque l’on tente de retracer son enfance, on se rend compte qu’elle ne fut pas heureuse du tout, même s’il prétend le contraire. « Je me prouverais bien aisément que je fus un enfant malheureux ; mais ce n’est pas vrai. Je ne veux retenir que ce qui m’a donné à penser1. » Si lui-même dit qu’il ne fut pas malheureux, alors, pourquoi chercher plus loin ? Alice Miller nous montre dans Le Drame de l’enfant doué que l’enfant sensible se moule dans la volonté des parents, fait taire tout sentiment. « Les intellectualisations sont également fréquentes, car elles offrent une protection très fiable2 », écrit-elle. La détresse d’Alain enfant se perçoit dans un ensemble de petites anecdotes dispersées sur ses souvenirs d’enfance, souvenirs d’ailleurs souvent très intellectualisés, très rationalisés, sans que jamais il ne remette en cause les adultes qui l’avaient mis dans cette situation. Trouver des éléments sur son enfance s’avère donc assez difficile au regard du désintérêt général et de son propre mépris, et il faut, pour reconstituer cette enfance, aller chercher dans toute son œuvre.

Alain est connu d’autre part pour son engagement pacifiste contre la Première Guerre mondiale. Or, la violence qu’il a subie dans son enfance amène à revoir d’un peu plus près sa dénonciation de la guerre. Si Alain reste le pacifiste que l’histoire nous a rapporté, il est possible de montrer que cette dénonciation est bien moindre lorsqu’il s’agit des rouages internes de la guerre. Habitué depuis l’enfance à l’obéissance absolue, Alain en vient à justifier des violences et des logiques cruelles.

Notre but est de montrer en quoi l’enfance vécue par Alain influence à la fois ses propos sur l’éducation et ses propos sur la guerre.

L’enfance d’Alain

Alain possède un profond mépris de sa propre enfance, dont il affirme qu’elle n’est que bêtises et niaiseries, comme toutes les enfances. Le père d’Alain était vétérinaire dans la ville de Mortagne-au-Perche. C’était un homme colérique, souvent ivre, anticlérical. Il demandait à son fils d’être courageux et lui infligeait de petites épreuves pour affirmer sa virilité, comme en témoigne l’épisode de la castration d’un cheval. « Mon père avait autre chose de bon, c'est que, s'il m'avait vu avoir peur d'un cheval, d'un chien, il m'aurait absolument méprisé. » Un jour, le vétérinaire, devant châtrer un cheval, demande à son fils de tenir la corde. « Quand on châtrait un cheval, il y avait un mauvais poste à tenir par une corde la cuisse libre. Un jour, il regarde autour de lui, après ses ordres traditionnels : “Deux hommes à la queue, un homme à la tête.” Et me donna la corde en disant : “Tiens bon.”3 »

Sa mère est une femme frivole qui passe peu de temps à la maison. Alain est élevé par la bonne avec sa sœur Louise, mais la plupart du temps, il s’élève seul. Dans Mortagne, plusieurs générations de sa propre famille sont concentrées, ce qui donne lieu à toutes sortes de ragots et de moqueries. La famille est endettée, et le jeune Emile doit subir l’humiliation d’aller chercher le pain sans pouvoir le payer.

Ce qui marque l’enfance d’Alain est l’éducation qu’il reçoit de la part des prêtres : violents, ignares, Alain doit subir leur pouvoir à partir de l’âge de quatre ans : « J’étais quelquefois insolent, notamment à l’égard de l’abbé Poupard, un grand au grand nez, dont je savais faire la caricature. Il me punissait d'une heure de piquet le soir dans sa chambre. Je me souviens que le premier soir, comme je disais que ce n'était pas bien terrible, il vint à moi et me donna deux fortes gifles, jamais je n'ai senti d'humiliation pareille4. » L’éducation qu’il reçoit, c’est celle des coups, c’est l’éducation par la peur – des loups, des fantômes, du diable, de l’enfer... Il semble qu'il ait peur de tout. « Toute mon enfance fut peureuse. » Entre camarades aussi la violence est omniprésente, jusque tard dans sa scolarité. Alain avait l’avantage d’être une force de la nature et de pouvoir mettre fin aux agressions assez facilement.

Jules Lagneau

La figure la plus importante pour Alain est celle de son professeur de classe préparatoire au lycée de Vanves : Jules Lagneau, qui lui fait découvrir la philosophie. Alain va s’efforcer par la suite de lui ressembler en tout. Même carrière, même mode de vie, un engagement dans la vie militaire, et une obsession : qu’aurait pensé, dit ou fait Jules Lagneau à ma place ? Ce professeur constitue la seconde figure paternelle, que le jeune Emile admire en tout point. Jules Lagneau est un être pourtant austère, sévère, et Emile n’a de cesse de tenter de briller par tous les moyens pour attirer son attention, son respect, que Jules Lagneau ne lui accordera qu’assez tard, mais il estimera son ancien élève jusqu’à sa mort, ils noueront des liens d’amitié.

La misogynie d’Alain, son besoin maternel

Comme Jules Lagneau, Alain est un célibataire endurci. Non qu’il n’apprécie pas les femmes. Il a au contraire un puissant appétit sexuel qui lui fait fréquenter les prostituées, à Paris et dans les villes où il est nommé par la suite. Ce mode de relation lui convient, car il craint par-dessus tout les attaches, les femmes trop exigeantes ou jalouses. Il a peur d’être emprisonné par l’une d’elles. Cette peur de l’attachement et son immense besoin de substitut maternel expliquent en grande partie la relation très singulière avec Marie-Monique Morre-Lambelin, qu’il rencontre alors qu’il est professeur à Rouen. Cette femme va jouer un rôle décisif dans sa vie. Pendant une courte période, la nature de leur relation reste hésitante. C’est finalement une relation filiale qui s’installe. Marie-Monique, plus âgée, joue le rôle de la mère. Alain l’appelle « Mah meh », ce qui signifie « maman ». Il s’épanouit parfaitement dans cette relation. Si Marie-Monique, véritablement amoureuse du philosophe, désirait autre chose, elle devra et saura se contenter de cette relation d’amour filial et platonique. Elle sera tour à tour maman, secrétaire, garde-malade, s’occupera de faire éditer les œuvres d’Alain, veillera sur ses vieux jours jusqu’en 1941, date de sa mort, dont Alain demeure inconsolable. Gabrielle Landormy, l’autre femme de sa vie, est décrite par tous les biographes comme le grand amour de sa vie. Mais Gabrielle s’est effacée au profit de Marie-Monique et n’a jamais vécu avec Alain tant que Marie-Monique était vivante. Ils finiront par se marier alors qu’Alain est cloué depuis longtemps dans sa chaise roulante, et vivront ensemble cinq ans, jusqu’à la mort du philosophe.

A part quelques figures féminines privilégiées, Alain a des mots très durs et très misogynes envers les femmes, comme en témoignent ces deux citations : « Si l’on regarde longtemps la femme, sans parti pris [sic], on apercevra son identité avec les animaux domestiques, dont l’attachement à leurs maîtres est aussi et plus visiblement, un travestissement de l’instinct sexuel5. » « Elles ne seront jamais nos amies : ce sont des insectes à corselet ; il y a comme deux êtres en elles, deux êtres presque séparés, la tête et la poitrine d’un côté, c’est-à-dire ce qui invente et qui ose, le ventre de l’autre, c’est-à-dire ce qui nourrit et reproduit […]. J’ai souvent envie de demander aux femmes par quoi elles remplacent l’intelligence6. »

Sans enfants, mais grand professeur, Alain s’intéresse à la pédagogie. Les propos qu’il consacre à l’instruction sont pour l’essentiel rassemblés dans deux ouvrages : Propos sur l’éducation et Pédagogie enfantine.

La famille et l’école

Ces ouvrages sont le signe que l’éducation, à l’époque d’Alain, sort de la sphère privée, et finalement du bon vouloir du père de famille d’instruire ou non ses enfants, pour devenir une affaire publique. Alain stigmatise particulièrement l'éducation à la maison, qu’elle soit faite par les parents ou par un précepteur. Il affirme que « la famille instruit mal et même élève mal » PE, 8. Le « peuple d’enfants » (concept propre à Alain) est une entité à part qui ne peut s’observer qu’à l’école. Pour Alain, l’enfant n’est pas vraiment lui-même dans sa famille7. Il trouve sa pleine nature au milieu des siens, qui sont les enfants de son âge. Les parents ne sont pas capables d’apporter des connaissances aux enfants, ni d'en faire des hommes moraux, ce qui est le but de l'éducation. La raison en est la présence du sentiment dans les familles, et les sentiments sont toujours exacerbés. Ne pouvant être objectif avec ses enfants, le père agit nécessairement de façon inégale avec chaque enfant, avec emportement la plupart du temps. Pour Alain, l'école est tout le contraire d'une grande famille, et c’est une faute que de vouloir la considérer comme telle et de voir le maître comme un père. L'école n'est pas un lieu de vie. C'est un lieu d’égalité. Dans la famille, le père règne sur ses enfants, l’aîné règne sur son petit frère. L’enfant ne fait que subir, il est étranger à lui-même. A l’école, les enfants sont tous égaux devant le maître qui les considère tous indifféremment (et avec indifférence).

Le refus de l’éducation par le jeu et le travail de l’enfant

Pour autant, Alain ne s’intéresse pas vraiment à ce peuple-là. Disons qu’il en fait tout de même un sous-groupe de l’humanité adulte. A l’époque d’Alain, la sociologie est débutante. Il arrive souvent à Alain de faire des parallèles entre les peuples sauvages et ce qu’il appelle le « peuple d’enfants ». Il le compare à un peuple de sauvages parce qu’il est, dit-il, dans une forme de pensée magique, un état superstitieux : « Ils croient aussi qu'un charme, c'est-à-dire une conjuration de paroles, fait mourir. Ils ont vu les effets, ils craignent les causes ; en quoi je reconnais le mouvement de l'animal qui a peur du fouet ; on prend le fouet et il gémit déjà […]. Le sauvage est gouverné de la même manière et naïf de la même manière8. » Ce peuple est gouverné par des passions qu’il a du mal à maîtriser. L’enfance n'a pas vraiment de valeur en elle-même, mais elle est un passage qu'il faut quitter le plus vite possible, comme la destinée humaine est de quitter la sauvagerie pour se discipliner. « J'appelle enfant l'être humain qui est en pleine croissance9. » En cela, Alain se rapproche de Descartes pour qui l’état d’enfance est un pis-aller, il regrette que cette période de la vie soit « perméable à toutes sortes d‘influences », et aurait préféré naître déjà homme : « J'admets qu'il serait avantageux de naître homme et non pas enfant, mais enfin, puisqu'il faut grandir peu à peu, j'ai idée qu'il faut aussi s'instruire peu à peu et penser d'abord par ses idées d'enfance10. » Le but de l'éducation, puisqu’il faut bien en passer par là, est de dépouiller l'enfant de sa sauvagerie primitive, de lui faire quitter cet état naturel et biologique pour lui faire acquérir le monde de la culture, seul digne de l'homme. Un certain mépris transparaît dans les propos d’Alain, dans lesquels l’enfant qui ne reçoit pas d’éducation (ou en reçoit une qui n’est pas conforme aux vœux d’Alain) est comparé soit à un singe, soit à un chien, soit à un sauvage.

Alain s’oppose tout d’abord au fait de jouer en famille : « Les grandes personnes ne doivent jamais jouer avec les enfants ; il me semble que le parti le plus sage est d’être poli et réservé avec eux, comme on le serait avec un peuple étranger. […] J'ai souvenir d'un père indiscret qui voulait jouer aux soldats de plomb avec nous enfants ; je voyais clairement qu'il n'y comprenait rien ; son propre fils montrait de l'humeur et renversait tout11. » Peut-être aussi a-t-il le souvenir de parents qui, ne s’occupant pas de lui, ne jouaient pas non plus avec lui.

A l’époque où Alain écrit, des pédagogies différentes voient le jour qui soulignent plus fortement (car l’idée n’est pas nouvelle) que l’éducation doit intéresser les enfants12. Les enfants, dans les jeux, ne font pas d’effort pour être attentifs et le sont sans le rechercher. Alain, lui, s'oppose toujours farouchement à la pédagogie par le jeu.

Alain évoque plusieurs raisons au refus d'instruire en s'amusant : tout d'abord, c'est méconnaître que l'enfant est une volonté. Selon Alain, l'enfant n'aspire pas au jeu, il aime la difficulté et il aime la vaincre. Il aspire au travail et à devenir grand, à devenir un homme. C’est une idée qu’Alain reprend de Hegel : « Et l'enfant ne désire rien de plus que de ne pas être enfant13. » Favoriser le jeu, en faire un argument pédagogique, ce serait, dit Alain, entretenir l’enfance dans l’enfance, prolonger cet état, c’est-à-dire prolonger l’étape inhumaine de l’homme – l’étape animale –, en faire un enfant qui ne se contrôle pas : « Un enfant gâté, c’est un enfant repu de flatteries et de plaisirs tout faits14. » C’est maintenir l’enfant à l’état de « singerie ».

Enfin, si, en tant que professeur, vous tentez l’éducation par le jeu, alors « vous attirez sur vous son mépris ». Il risque de vous prendre de haut, de vous prendre pour un amuseur, et de rejeter ces faux travaux ludiques qu'il peut bien réaliser seul. Il faut que le professeur se fasse respecter, qu'il fasse travailler les élèves. Celui qui n'impose pas son autorité, qui refuse de s'imposer, de s'opposer, est méprisé des parents comme des élèves. « L'enfant vous sera reconnaissant de l'avoir forcé ; il vous méprisera de l'avoir flatté15. »

Le travail de l’enfant

Le travail de l’enfant constitue la voie nécessaire de son humanisation. D’où le refus d’Alain de lui donner « la noix épluchée ». Car en faisant cela, on empêche l’enfant de devenir homme. Alain affirme au contraire : « J’aimerais mieux rendre amers les bords d’une coupe de miel16. » La satisfaction que provoquera la réussite est un plaisir qui n'est certes pas immédiat comme l'est celui du jeu, mais c'est un plaisir bien supérieur, qu'il faut faire découvrir à l'enfant. D’un autre côté, ce n'est pas non plus le monde du travail adulte, car on peut se tromper, on n'y perd pas son emploi, on peut gommer, recommencer. Mais la vision qu’Alain a de la classe a quelque chose de militaire. Au coup de sifflet ou de cloche, tout le monde doit se mettre en rangs. « L'attention est élevée d'un degré ; elle ne cherche plus alors quelque plaisir à lécher, comme font les chiens ; elle n'est plus gourmandise ; elle est privation, patience, attente qui regarde au-dessus de soi. L'attention du chien n'est pas l'attention17. »

Eloge de l'indifférence : tel Guillaume Tell

Le maître doit être le plus possible éloigné du sentiment. L'enfant doit savoir qu'une fois la punition passée, le maître oublie, repart à zéro, ce que ne peut pas faire (selon Alain) le père ou la mère. C'est une faute de vouloir capter l’attention des élèves par l’amusement, de vouloir les intéresser, leur plaire en général. Il faut faire ce que l'on a à faire sans chercher l'intérêt des élèves, qui viendra de lui-même. « Il faut intéresser […] mais il ne faut pas vouloir intéresser, et surtout, [....] il ne faut pas montrer qu'on le veut18. » Pour illustrer son propos, Alain fait référence à l’histoire de Guillaume Tell, capable de viser une pomme sur la tête de son fils au risque de le tuer. Cette valorisation de la violence éducative n'est d'ailleurs pas sans rappeler la violence que constitue l'histoire d'Abraham. Dans le récit de Guillaume Tell, le bailli Gessler, que Guillaume aurait refusé de saluer, lui demande de viser une pomme sur la tête de son fils. Pour Guillaume Tell, c'est une question d'honneur, un défi auquel il répond sans hésiter. « Le tyran pensait bien que Guillaume Tell tremblerait à cause de son fils. Or, celui qui explique est comme un tireur d’arc ; il ne faut pas que la cible l’intéresse trop19. » Ce qui sauve le fils, c'est que finalement son père ne l'aime pas ou pas « trop », car si le père avait aimé le fils, son bras eût tremblé et il l'aurait tué. Il en est de même pour un maître vis-à-vis de ses élèves : « Selon moi le bon maître est assez indifférent, et il veut l'être, il s'exerce à l'être. » C'est cette absence de sentiment qui est censée les sauver. La privation d’affection (ce que Kant nommait une punition morale) n’est donc nullement une punition chez Alain, elle est le bain quotidien de l’école et la condition de sa réussite.

Sur les punitions et les châtiments corporels

Alain reprend à son compte les distinctions kantiennes du dressage et de l’instruction. L’éducation d’un enfant doit avoir ces deux pôles : d’abord le dressage, afin de pouvoir instruire. Alain présente souvent l’enfant comme un petit tyran qui, dès qu’on lui cède, vous rend la vie impossible. A l’école, l’important pour le maître est d’avoir la paix dans sa classe, paix sans laquelle, selon Alain, aucune transmission du savoir n’est possible. Alors qu’il a tellement souffert de la peur étant enfant, Alain en fait pourtant à l’âge adulte un ressort efficace de la maîtrise de l’enfant et donc de son éducation : « Le peuple enfant est un monstre, par la peur, qui est la première des passions et peut-être le ressort caché de toutes. […] Dès que la menace se montre, il faut que l’assemblée d’enfants soit divisée, et gouvernée de près par un bon nombre d’êtres plus fermes qui ne renvoient point peur contre peur20. » Le pire pour un maître est de se laisser déborder par le chahut. La punition est à l’image de l’instruction : sans sentiments. « La punition doit être donnée avec froideur et détachement, sans que paraisse le moindre trait de colère, ce qui pourrait être interprété comme une vengeance. J’ai observé quand j’étais enfant que ceux qui maintiennent l’ordre comme on balaie, comme on range des objets matériels, étaient aussitôt redoutés par cette indifférence, qui enlevait tout espoir. Et, sans exception, ceux qui voulaient persuader, écouter, discuter, pardonner enfin aux promesses c’est-à-dire à ceux qui promettent de ne pas recommencer, étaient méprisés, hués, et, chose triste à dire, finalement haïs ; au lieu que les autres, les hommes sans cœur, étaient finalement aimés21. » Il faut que la punition passe pour l'application d'un ordre juste, et non pour une vengeance du maître. Il faut donc garder tout son sang-froid quand on applique la sanction. La punition doit prendre des allures de punition naturelle, comme le prône Rousseau, comme si la punition était une loi physique, une nécessité, une conséquence coextensive à la faute elle-même22. « [Le maître] dispose de punitions fort sensibles à cet âge remuant, et qui suffisent toujours, pourvu qu’elles soient inflexibles à la manière des forces naturelles23. »

La punition pour un maître est plus facile à administrer que pour un père, puisque les sentiments n’y sont pas mêlés. La punition administrée, la faute est aussitôt oubliée. « La force du maître, quand il blâme, c’est que l’instant d’après, il n’y pensera plus, et l’enfant le sait très bien24. » Il n’y a pas de rancœur parce qu’il n’y a pas d’attachement. « La situation d’un père est tout à fait autre [que celle du maître d’école]. D’un côté il aime son enfant, et l’enfant le sait. L’enfant a ce moyen redoutable de punir son père en l’obligeant à le punir25. » Alain le philosophe a bien intériorisé le discours tenu à Emile enfant : c’est l’enfant qui, par son comportement, oblige l’adulte à le punir26.

Alain, dans Pédagogie enfantine, dresse une liste des punitions possibles : la liste de ce qu’il a subi enfant. « Laissons l’ordre ; supposons-le. Il reste encore des fautes, et des sanctions. Par exemple : Paresse ; devoir fait sans soin. À refaire. Privation de quelque loisir ou promenade ou jeu. Pis l'élève a menti disant que sa mère est malade. Punition plus grave. Avis aux parents par cahier de notes ou lettre. Réprimande, quelquefois publique : Punition exceptionnelle (Renvoi temporaire. Autrefois séquestre. Vers à copier. Retenue, vers à écrire sous dictée)27. » Nous avons ici un parfait panel de la violence éducative. « Pour les fautes qu'il faut punir : mensonge, paresse, manque de soin. Pour les punitions de ces fautes : refaire les devoirs, privation de loisir (récréation, sortie, promenade, jeu). Vers à copier. Avertissement aux parents (voire honte). Réprimande publique, honte. Autrefois séquestre ! » On connaît pourtant ses récits sur l'usage des châtiments corporels à l’école, ou dans les familles, qu'il eut à subir ou à voir subir par ses camarades. Sa souffrance est réelle et l'on pourrait s'attendre à ce qu'il les remette en cause. « Non que je sois pour les coups », écrit-il28. Mais tout de même… À considérer les résultats selon les valeurs humaines, on comprend, affirme Alain, qu'il manque quelque chose à une éducation douce. « C'est pourquoi, gardant des coups de bâton ce qui mérite d'être gardé, on ne doit pas craindre de lui déplaire, et même il faut craindre de lui plaire. » Les coups ont une vertu et « l’homme ne compte que par ce qu’il obtient de lui-même selon la méthode sévère ; et ceux qui refusent la méthode sévère ne vaudront jamais rien. » Prenant l'exemple de l'apprenti boxeur, il montre que les coups portés font que le boxeur évite mieux la fois suivante. Pire ! L'apprenti boxeur exige le coup pour progresser. C'est « l'apprenti boxeur lui-même qui veut que l'on frappe fort ». L'enfant qui fait une faute veut être puni. Il demande la punition et pas du tout la complaisance.

La meilleure alternative : l’autodiscipline

Le maître aimerait se passer de punition, mais il ne le peut pas, puisque c’est l’enfant qui l’oblige. L’idéal de la pédagogie est donc d’amener l’élève à comprendre de lui-même la nécessité de la punition, voire à se l’administrer lui-même : « L’idée de réparation remplaçant celle de punition29. Se promettre à soi-même. Se jurer à soi-même. Le maître : “Ce n’est pas à moi qu’il faut promettre. Qu’est-ce que cela me fait ? Voulez-vous être sot, ignorant ou sans courage ? Je n’y puis rien, et je trouve juste que ce soit comme vous voudrez. Pourquoi vous pousserais-je. C’est injustice. Vous devez combattre avec vos propres forces”30. » Tout ici est une question de volonté, de maîtrise de sa propre personne, de refoulement de ses émotions. Si un enfant ne le fait pas, c’est qu’il ne veut pas vraiment. « A l’excuse : je ne sais pas, il faut répondre : vous ne voulez pas. » La violence éducative est donc bien à l’œuvre dans la philosophie d’Alain. D’un autre côté, Alain est connu pour son pacifisme et pour son opposition à la violence que constitue la guerre. N’ayant jamais pu dénoncer la violence éducative qu’il avait subie enfant, peut-il vraiment dénoncer la violence de la discipline militaire ?

Absence d’empathie

On retrouve, entre ses thèses sur la guerre et ses thèses sur l’éducation, la même logique, le même vocabulaire. Il use de nombreuses comparaisons entre ses années de guerre et ses années d’apprentissage, relevant souvent deux traits communs : la peur et le rapport à l’autorité et à la discipline. Alain a 42 ans quand éclate la guerre de 1914. Bien qu’il ne soit plus en âge d’être mobilisé, il s’engage pour les raisons qu’il développe lui-même : la curiosité, un serment qu’il s’était fait à lui-même, et l’idée insupportable d’attendre pendant que d’autres risqueraient leur vie. Ayant passé trois années dans cette guerre, parfois au front, parfois à l’arrière comme téléphoniste, Alain gagne le droit de parler de la guerre en l’ayant vécue de près. Cela donne deux ouvrages : Mars ou la Guerre jugée, qu’il commence à écrire en 1915, et Suite à Mars : l’échec de la force.

On est surpris de ce qu’on trouve dans les deux livres d’Alain consacrés à la guerre. On s’attend à y voir l’horreur décrite, la souffrance, la mort de toute part…. Il n’en est rien. Ce sont des livres écrits dans un style journalistique qui ne laisse absolument aucune place au pathos. Ces deux livres sont exempts de sentiments. Alain raconte les pires événements avec une très grande froideur. La mort de son compagnon de guerre De Wathaire, mort à Verdun très jeune, est décrite ainsi dans Souvenirs de guerre : « De W. fut tué à Verdun en voulant se sauver. Se sauver où ? Je n’ai jamais su me sauver. » L’incendie de la ville d’Essei causant des milliers de morts ? « C’est là, à ce balcon, qu’un soir, je connus que le commandant B. n’avait pas de patience. Il était au bout du fil, fort satisfait de me trouver là ; car, me dit-il, il allait proprement incendier la ville d’Essei. Je savais où regarder. J’entendis passer les projectiles ; et je ne me souciais guère des gens que nous allions faire rôtir, parmi lesquels des Français ; ce genre de remarque ne frappe pas les soldats. Simplement j’attendais les flammes et je ne vis rien31. »

On peut avancer deux explications à la froideur de ce style. D’une part, le fait qu’Alain ait appris dès son plus jeune âge à contrôler ses moindres sentiments et émotions. D’autre part, l’habitude de devoir assister sans broncher et sans détourner le regard aux châtiments infligés en public aux autres enfants (punitions qu’il a lui-même subies). « C'est pourquoi des exécutions précipitées, effrayantes et même révoltantes, ne me touchent pas plus que la guerre elle-même, dont elles sont l'inévitable conséquence. Il ne faut jamais laisser entendre, ni se permettre de croire que la guerre soit compatible, en un sens quelconque, avec la justice et l'humanité32. »

Comme l’école, la guerre humilie…

Ce qu’Alain connaît à la guerre, il l’a déjà connu à l’école. Il utilise les mêmes adjectifs, les mêmes métaphores pour parler des prêtres et des chefs militaires, sans nécessairement s’en rendre compte lui-même. « Qu’ai-je appris à la guerre ? […] Je compris le commandement. Car les chefs dont je dépendais étaient souvent ignorants et paresseux, mais du moins ils savaient commander. Je compris que c’était leur étude, et leur force, et leur charge. Exercer un pouvoir absolu, enlever l’espérance, lâcher leur colère comme un chien.33 » L’autoritarisme fait partie des éléments nécessaires dans la guerre contre lesquels il est absurde de s’insurger. « Il faut battre le fer. Toute la force des coups de marteau se trouve dans la barre. La trempe est [l’effet d’]une violence. C’est à peu près ainsi qu’on forge une armée34. » La discipline militaire piétine les hommes qui à leur tour se vengent. Les militaires savent parfaitement exploiter les passions humaines comme la haine, la frustration, l’humiliation, le refoulement, la colère et la vengeance : « L’homme humilié, méthodiquement, si borné soit-il, finit par sentir sa puissance d’oser, en accord enfin avec les opinions, les exemples, avec les ordres… » « Quand vient le moment de dépasser en courage ce chef si habile à mépriser, le troufion la saisit de toute son âme. Il force ainsi l’estime qu’on lui refuse par une audace qui paraîtra surhumaine parce que l’homme aura perdu tout souci de se conserver. » Les soldats traités ainsi se retournent alors, non contre leur chef, mais contre l’ennemi, de même qu’un enfant ne retourne pas sa colère contre ses parents qui le dominent, il exprime sa vengeance sur plus faible que lui ou sur lui-même.

…et fait peur

Alain affirme en même temps qu’on ne peut pas attendre autre chose de la guerre que des horreurs. « Il ne faut jamais laisser entendre, ni permettre de croire que la guerre soit compatible, en un sens quelconque, avec la justice et l’humanité. » Dans un étonnant chapitre de Mars, nommé « Les règles du jeu », dont j’ai déjà cité un extrait plus haut, Alain semble presque légitimer la violence militaire dans ce qu’elle a de plus dur et de plus arbitraire, par la façon dont il décrit les qualités humaines que la guerre permet de révéler. Pour envoyer des hommes au combat, il faut leur ôter tout espoir de pouvoir faire autrement, leur enlever l’idée qu’ils puissent feindre la blessure ou la fatigue, que la seule issue possible, celle de la survie, c’est le combat. « Il faut donc que celui qui n'est pas où il doit être ne puisse invoquer ni une défaillance d'un moment, ni une fatigue, ni une erreur, ni même un obstacle insurmontable ; d'où la nécessité de punir sans aucune pitié, d'après le fait, sans tenir compte des raisons35. » Il ne faut pas hésiter alors à en fusiller deux ou trois pour l’exemple (des poltrons qui de toute façon ne se battront pas) afin de pousser les meilleurs à la lutte : « Au surplus, qu'il s'agisse de faire un exemple ou de chasser l'ennemi de ses tranchées, l'homme est toujours moyen et outil. Et les plus courageux et les plus dévoués étant destinés à la mort, il n'est pas étonnant que l'on sacrifie encore sans hésiter quelques poltrons ou hésitants36. » La colère est le fruit de la peur, non du courage, et Alain a été très en colère, mais ne se révolte jamais. Il est d’une discipline absolue et le revendique : « Au sujet de la colère, que beaucoup appellent courage, il faut comprendre qu'elle n'est pas absolument opposée à la peur. Chacun sait par expérience comment l'on passe de la peur à la colère, et comment l'action vive soulage et délivre37. » Lorsqu’il était enfant, Alain s’est fait un devoir d’être courageux, de ne pas faiblir, pour lui la peur, bien que tout à fait naturelle, est le pire des maux. Ces moments de peur, il en a connu deux dans sa vie : à l’école et au front. « De telles peurs, j’en ai retrouvé la guerre et ce fut à la guerre comme à l’orage, j’arrivais à en être le spectateur38. » Sans cette peur implacable de la punition et de la mort, la guerre n’existerait pas, tout le monde fuirait. « D'après de telles raisons, et en supposant même chez le soldat prudent une espèce de bonne foi, par la puis¬sance que la peur exerce naturellement sur les opinions, on verrait bientôt fondre les troupes, et se perdre comme l'eau dans la terre, justement dans les moments où l'on a un pressant besoin de tous les combattants ; j'ajoute que c'est ce que l'on voit si l'on hésite devant des châtiments qui puissent inspirer plus de terreur que le combat lui-même39. »

L’enfance est oublieuse, la guerre aussi

La guerre, comme l’enfance, transforme les souvenirs. « C'est une réflexion bien naturelle que celle-ci. “Soyons indulgents ; car ils ont beaucoup souffert, et ils souffriront encore.” Mais ce raisonnement se trouve toujours mauvais, parce que la moindre partie de liberté conduit à réfléchir. Les vues du praticien sont plus justes. “Soyons très sévères, car ils ont beaucoup souffert ; ils ne nous le pardonneront jamais, s'ils ont le loisir d'y penser.” Alors tombent les coups de marteau, et sur le point sensible ; alors la moindre liberté est pourchassée40. » Ici, à la guerre, on retrouve le même paradoxe que dans l’éducation. Les chefs militaires pas plus que les parents ne sont détestés pour ce qu’ils font. Au contraire, ils n’en sont que plus aimés. L’enfant transforme le souvenir dans sa tête, l’efface pour se constituer de bons parents qui ont toujours bien fait d’être aussi sévères, comme le montre cet extrait : « Mon frère de lait était un garçon silencieux, ingénieux et, autant que je puis savoir, affectueux. Je ne me lassais point de sa compagnie ; ensemble nous avons construit des bateaux, fabriqué de la poudre et élevé des vers à soie. Je n'ai point souvenir de l'avoir vu jamais injuste avec moi, ni distinguant, dans nos jeux, le sien et le mien. Tant qu'il restait avec moi sous la domination de mes parents, il était oublieux, aventureux et imprudent comme un enfant ordinaire ; ni plus ni moins que moi-même ; mais obéissant, poli et convenable en présence du pouvoir, comme j'étais. Quand nous étions dans sa maison et sous l'autre dynastie, les choses changeaient. Ce n'étaient que scènes violentes et punitions terribles. Je me souviens que son père brisa l'un après l'autre plus de vingt soldats de plomb pour obtenir que l'enfant dît bonjour à sa grand-mère ; et il ne le dit point. J'étais en dehors de cette guerre privée, seulement très choqué de cette scène, à cause des soldats de plomb. Dès que nous étions seuls, nulle trace d'humeur chez le petit bonhomme, et nous reprenions nos jeux. Mais dès que le pouvoir se montrait, même sous de pacifiques apparences, que ce fût grand-père, grand-mère ou père, je dois dire qu'ils étaient mal reçus. L'enfant terrible attaquait aussitôt, selon les règles de la guerre, faisant ouvertement ce qui était défendu, lançant des cailloux dans les fenêtres, et se servant de mots injurieux qu'il n'employait jamais avec moi. On finissait par l'attacher à une fenêtre, exposé aux regards des passants, avec un bonnet d'âne, ou bien portant au cou un écriteau sur lequel on lisait : menteur, enfant méchant, sans-cœur, et autres choses de ce genre. Comment avait commencé cette guerre, je ne sais mais je comprends maintenant qu’elle durait par son propre élan. Le père rêvait aux moyens de corriger son fils, et jugeait nécessaire de le qualifier sans faiblesse ; et le fils, soucieux de cette sorte de gloire, ne manquait pas de se montrer désobéissant, menteur et brutal, selon les jugements paternels. Ces drames furent oubliés, et l’enfant terrible devint un homme semblable aux autres41. »

On voit très bien à l’œuvre dans ce passage ce que l’on appelle la prophétie auto-réalisatrice. L’enfant que l’on accuse d’être méchant ou menteur devient ce qu’on dit de lui. Par ailleurs, en creux se dessine pour Alain une image positive de son père, qui, en comparaison du père de son frère de lait, devient un bon père... Quant à son frère de lait, il devient un garçon comme les autres. De même, une fois la guerre terminée, les anciens combattants se prennent à aimer le système militaire et à devenir nostalgiques. « L'homme qui a échappé aux dangers, qui s'est vengé comme il pouvait, et qui a admiré son propre courage, trouvera occasion, si les cérémonies sont convenablement réglées, d'adorer le système et le chef, un court moment, et ensuite par souvenir. Ainsi les survivants louent la guerre toujours plus qu'ils ne voudraient42. »

Vous êtes sans excuses

A la guerre, aucune excuse ne peut être trouvée à celui qui, pour une raison ou une autre, ne se trouve pas à sa place. La logique demande que toutes les tentatives de fuite ou de mensonge soient punies de mort, que toutes les faiblesses du corps soient punies de même. « Chacun a toujours une bonne excuse à donner, s’il ne se trouve pas là où il devrait être. Si ces excuses sont admises, la peine de mort, la seule qui ait puissance contre la peur, est aussitôt sans action ; car, bonne ou mauvaise, l’excuse paraîtra toujours bonne au poltron; il aura quelque espérance d’échapper au châtiment ; et cette espérance, jointe à la peur, suffit pour détourner imperceptiblement du devoir strict l’homme isolé à chacun de ses pas. Il faut donc que celui qui n’est pas où il doit être ne puisse invoquer ni défaillance d’un moment, ni fatigue, ni une erreur, ni même un obstacle insurmontable : d’où la nécessité de punir sans aucune pitié, d’après le fait, sans tenir compte des raisons43. » C’est toujours par sa propre faute qu’on n’est pas au bon endroit au bon moment. De même que l’enfant, s’il ne parvient pas à quelque chose, c’est toujours sa faute, par manque de volonté. Finalement, à la guerre, c’est comme à l’école, si vous n’y parvenez pas, c’est que vous ne voulez pas, et vous pouvez être puni.

Conclusion

Peut-on dire qu’Alain est un philosophe progressiste en matière d’éducation et un pacifiste inconditionnel ? Ayant à subir à quarante ans ce qui lui a été infligé dès son enfance, il en vient à valoriser inconsciemment la logique militaire. Certes, il n’approuve pas la guerre. Certes, il a tout fait pour éviter que la Première Guerre mondiale ne soit déclarée. Mais, lorsqu’elle est présente, alors Alain légitime son organisation, indiquant souvent à quel point la guerre forme des hommes dignes de ce nom, en les rendant courageux, en mettant au jour des actes de bravoure, des actes glorieux et désintéressés. Alain n’est donc pas le pacifiste inconditionnel qui nous est souvent proposé. En revanche, il serait abusif de dire que la pédagogie développée par Alain pourrait se calquer en tout point sur la discipline militaire. Non, et nous allons essayer d’en montrer les limites, dans trois domaines : l’idée de justice, l’idée de sens et l’idée de morale.

A propos de la justice, il y a une différence essentielle entre le système militaire (les « mécanismes de la guerre ») et l’éducation rigide qu’il prône, ne pouvant se défaire de ce qui lui semble, malgré les souffrances qu’il a connues, bon pour lui et pour tous. En effet, on sent Alain très sensible à l’idée de justice dans la classe : la punition mesurée, trouver le bon coupable, bien châtier dans de justes proportions, ne pas être rancunier… Or, à la guerre, le système militaire est fondé sur l’injustice, comme l’est le système scolaire qu’il a connu. C’est ce qui justifie évidemment toutes les révoltes contre la guerre, ce qui n’est pas le cas à l’école, car tant que le sentiment de justice est maintenu dans la classe, la paix règne.
Deuxièmement, l’école qu’il défend doit avoir du sens, et chaque punition, chaque leçon est commandée par le sens global de cette entreprise. Dans l’armée, à la guerre, nous sommes face à l’absurde, à l’irrationnel, au non-sens absolu. C’est aussi ce qu’il a connu durant son éducation chez les prêtres. L’absurdité de la guerre justifie tous les crimes, toute la bêtise, toutes les punitions et exécutions sommaires et absurdes qui existent.
C’est ce qui explique aussi une troisième grande différence : celle de la moralité. Pour Alain, le maître d’école est un exemple par son savoir, par son esprit et par sa conduite. Rien de tel chez les chefs militaires. Il peut certes y avoir des hommes bons et sensés à la tête d’un bataillon, mais cette humanité n’est nullement commandée par la fonction, bien au contraire. La violence de la guerre implique que les hommes soient dirigés par des chefs qui n’aient pas d’états d’âme. Alain souvent été commandé par des hommes violents, dangereux, immoraux et peu soucieux de justice, chose qu’il a dénoncée. Cependant, on voit malgré cela, derrière l’humaniste qu’il est certainement et dont l’histoire nous a laissé le portrait, que sa philosophie est parfois sèche, abrupte et ses Propos, parfois violents.


Abréviations

PE : Propos sur l'éducation. (Les numéros renvoient aux chapitres.)
Ped. Enf. : Pédagogie enfantine. (Les numéros renvoient aux chapitres.)
HP : Histoire de mes pensées.
PF : Portrait de famille.

BIBLIOGRAPHIE

Jean Château, Les Grands Pédagogues, PUF, 1972.
Georges Pascal, Alain éducateur, PUF, 1964.
Jean-Charles Herry, Alain, fils de vétérinaire mortagnais, 1970.
Yves Lorvellec, Alain, philosophe de l'instruction publique.
André Sernin, Alain, un sage dans la cité.
Thierry Leterre, Alain, le premier intellectuel, Stock, 2006.


NOTES

1.Histoire de mes pensées, p. 19.
2. Alice Miller, Le Drame de l’enfant doué, P.U.F, p. 11.
3. PF, p. 36.
4.. HP, p. 26.
5.. André Savin, op. cit., p. 74.
6. Ibid., p. 79.
7. On comprend fort bien qu’Alain puisse écrire ceci. S’il doit effectivement passer son temps à nier ses sentiments, à se conformer à l’idéal que ses parents ont de lui, il y a peu de chances qu’il se sente vraiment lui-même dans sa famille.
8. PE, 2. Alain semble ignorer (par déni ou par méconnaissance scientifique) à quel point le stress induit par la peur de la sanction et la peur d’être frappé provoque dans le cerveau des lésions comparables au stress provoqué lors des coups réels dans le cerveau de n’importe quel mammifère.
9. Ped. Enf., 1.
10. Cité par J.C. Herry, op. cit., p. 45.
11. PE, 13.
12. Clarapède par exemple, qui est contemporain d’Alain.
13. PE, 3.
14. PE, 4.
15. PE, 5.
16. PE, 2.
17. Il est possible qu’Alain se souvienne, en analysant cela, de ce qu’il a lui-même ressenti, en tant qu’« enfant doué » (pour reprendre le concept d’Alice Miller), du possible mépris de l’enfant pour un apprentissage tout mâché par de fausses activités qu’il ne choisit pas, et qui lui apparaissent pour ce qu’elles sont : une forme de manipulation plus ou moins adroite. En même temps, il ne parvient pas à saisir ce que pourrait être pour l’enfant une motivation intrinsèque de l’apprentissage.
18. PE, 4. Comme chez Rousseau, le maître doit se placer au-dessus des situations sans laisser paraître ses sentiments, afin de mieux mener l’enfant où il le souhaite.
19. PE, 1.
20. PE, 15.
21. PE, 12. Alain, sans en avoir conscience sans doute, montre la relation sadomasochiste qui peut se constituer dans une éducation fondée sur la punition. Celui qui est aimé est l’homme fort et qui use de force. Ce qui est aimable, c’est le rapport de force : d’un côté le soumis, de l’autre, celui qui ordonne et maîtrise. L’enfant intègre l’idée que l’amour passe par la contrainte.
22. Voir PE, 12.
23. Cf. article sur Rousseau : « Si punitions il doit y avoir, elles sont en général données par “la nature” et par les conséquences de l'action. Tel enfant ne fait pas attention, chute et se fait mal, voilà la punition. Rousseau remplace la soumission au maître par l'obéissance à la nature. Malgré tout, cette sanction par la nature mérite bien le nom de sanction et évite peut-être au pédagogue d'avoir à l’infliger lui-même. »
24. PE, 9.
25. PE, 12.
26. La situation qu’Alain décrit ici est très certainement une illusion, car un maître qui punit un élève n’oublie pas. Au contraire, il le catalogue comme un enfant puni, qu’il sera d’autant plus prompt à punir une seconde fois pour cette raison. De même, Alain affirme comme une évidence que le père aime son enfant et que l’enfant le sait. On ne peut que souligner la fausseté de cette affirmation. Il n’est pas exact qu’un père aime nécessairement son enfant ; et il est tout aussi faux de dire qu’un enfant sait, quoi que son père fasse, qu’il est aimé de lui.
27. Ped. Enf. 20.
28. PE, 2.
29. C’est Alain qui souligne.
30. Ped. Enf. 19.
31. Souvenirs de Guerre, Infatuation.
32. Mars ou la Guerre jugée, Les règles du jeu.
33. HP, p. 172.
34. Mars ou la Guerre jugée, Les règles du jeu.
35. Id.
36. Id.
37. Mars ou la Guerre jugée, De la violence.
38. PF, p. 32.
39. Id.
40. Mars ou la Guerre jugée, La forge.
41. PE, 11.
42. Mars ou la Guerre jugée, La forge.
43. Mars ou la Guerre jugée, Les règles du jeu.

Révision, notes additionnelles : Catherine Barret


, , , ,