La parution de ce livre est l’occasion pour nous de faire le point sur l’apport d’Alice Miller, quatre ans après sa disparition. Plusieurs membres de l’OVEO ont lu ce livre et ont souhaité le commenter. Ci-dessous leurs comptes-rendus et témoignages.
Notons que certaines des informations biographiques données dans ce livre figuraient déjà (très résumées) dans la préface de Martin Miller à L’Essentiel d’Alice Miller, ouvrage publié après la mort d’Alice Miller, qui ne souhaitait pas qu’il soit fait état de son histoire personnelle de son vivant. Nous recommandons sur le dépliant de l’OVEO cette édition qui rassemble quatre titres effectivement « essentiels », car il n’existe pas en français d’édition de poche séparée des livres d’Alice Miller, ce qui ne facilite pas la diffusion de son œuvre auprès du grand public.
À côté de ces informations et analyses souvent judicieuses, le ressentiment de l’auteur à l’égard de sa mère s’insinue presque insidieusement tout au long de l’ouvrage. Bien qu’il s’en défende, il s’agit tout de même d’un règlement de comptes. N’ayant pas pu, semble-t-il, se libérer des traumatismes de son enfance au cours d’une thérapie, il essaie de faire publiquement ce qui devrait rester dans le domaine privé. La postface de M. Oliver Schubbe est éloquente : après avoir loué l’entreprise de Martin Miller, il pense que nous devons la prendre comme modèle : « La seule vérité ne guérit pas, mais elle est cependant le premier pas – et, pour le travail sur le passé, psychothérapeutique, familial et social, il n’est jamais trop tard. » Il semble bien que cet ouvrage constitue une thérapie pour Martin Miller et non une étude objective pouvant nous apporter un éclairage fiable sur Alice Miller. D’une façon générale, je pense que les enfants sont les plus mal placés pour se montrer objectifs à l’égard de leurs parents, surtout quand la prise de recul ne s’est pas effectuée auparavant. Après une thérapie réussie, nul ne ressentirait le besoin de dénigrer publiquement ses parents. Certes, il est sain de prendre conscience des blessures ressenties dans l’enfance et de se donner le droit de critiquer le comportement de nos parents à notre égard, d’être en colère contre eux à certains stades de notre travail sur nous, de nous protéger, éventuellement de ne plus les voir, de ne pas les aimer, mais c’est une affaire entre eux et nous, notre psy et, pourquoi pas, nos amis, notre conjoint. Quand nous avançons sur ce chemin, nous voyons mieux d’une part que nos parents ont aussi été des enfants malmenés et d’autre part que leur personnalité ne se résume pas à leur incapacité à être de bons parents. N’étant plus dépendants d’eux psychiquement, nous n’éprouvons pas le besoin de nuire à l’image que d’autres ont pu avoir de leur personne, les ayant connus dans un autre contexte et d’autres formes de relations.
Si les faits relatés par Martin concernant son enfance ne peuvent pas être contestés, d’autres reproches adressés à sa mère et certaines attitudes sont sujets à caution.
Le silence « coupable » d’Alice Miller
Alice aurait « gardé sous clé » son histoire personnelle, or, d’après son fils, il aurait été de son devoir de dévoiler toutes ces souffrances dues à l’Holocauste. Au nom de quoi ? Parce que nous aidons les autres, en tant que thérapeutes, à comprendre leur propre histoire, devons-nous faire un déballage de tous nos maux et traumatismes sur la place publique ?
Il s’avère tout au long de l’ouvrage qu’Alice Miller avait raconté à son fils des événements déterminants de son histoire. Elle aurait même donné à Oliver Schubbe, son thérapeute, en 2000, l’autorisation de parler quand elle ne serait plus de ce monde : « Ma mère l’avait libéré de son obligation de silence après sa mort. » (P. 146-147.) Nous sommes bien loin de Freud et de son entourage qui brûlèrent des lettres et en cachèrent d’autres. Alice Miller n’a jamais prétendu avoir été une bonne mère et ne s’est pas présentée à ses lecteurs comme un modèle à suivre. Son honnêteté ne peut pas être remise en cause.
Une psychologue de génie n’aurait pas le droit d’être aussi un être humain complexe et vulnérable
Dans le conflit qui les opposait ainsi que dans les relations de Mme Miller avec les autres personnes (famille, psychanalystes, amis…), Martin Miller donne tous les torts à sa mère. Il prend notamment le parti de Jeffrey Masson pour montrer que sa mère ne supportait pas de revenir sur son passé traumatique. Dans le cadre d’une rencontre amicale après la parution du livre Le Réel escamoté, l’auteur, chez qui résidait Alice Miller, l’interviewa. Au cours d’entretiens privés, l’épouse de M. Masson avait abordé avec elle le thème du judaïsme. Mme Masson était également d’origine israélite, elle avait connu le ghetto de Varsovie. Alice Miller devait donc se sentir dans un climat de confiance et la question de J. Masson a dû la surprendre. M. Masson voulait savoir « de quelles manières ses expériences d’alors influençaient sa pensée actuelle ». Il insista lourdement et de façon tout à fait inappropriée, à mon avis : « Je fis finalement valoir que tout analyste qui ignore des traumatismes dus à l’Holocauste se refuse à sa mission. » Le livre de J. Masson est paru en 1984. Alice Miller n’était plus analyste depuis plusieurs années. D’autre part, il est impossible de répondre à brûle-pourpoint et en quelques mots sur le sujet de l’influence de nos traumatismes sur nos pensées. Leurs conséquences émotionnelles peuvent être assez facilement décryptées dans leurs grandes lignes mais pas l’impact sur les processus cognitifs complexes. Notre conception du monde est façonnée dans un premier temps par nos expériences précoces de fœtus et de bébé au sein de la famille puis, dans une moindre mesure, par tout ce que nous vivons ensuite. Est-ce uniquement l’Holocauste qui a rendu Alice Miller plus lucide que ses contemporains sur l’importance des soins apportés à l’enfant pour le restant de sa vie et l’avenir de l’humanité ? Ou bien aussi d’autres facteurs multiples liés à sa vie intime ?
L’insistance de M. Masson dénote un manque d’empathie à l’égard d’une personne dont l’adolescence avait été si douloureusement bouleversée. On conçoit aisément que leur amitié en ait subi le contrecoup !
Pour terminer, le fait qu’Alice Miller ne souhaite pas parler de ses traumatismes au cours d’une interview ne signifie pas qu’elle les ignorait !
La reproduction inconsciente des comportements parentaux mise au jour par Alice Miller ne serait pas applicable à elle-même en tant que mère
M. Schubbe se permet d’affirmer : « En public, elle fut la protagoniste du combat pour l’épanouissement personnel et la protection de l’enfance mais à la maison, elle fut plutôt celle de la tragédie personnelle amenant à reproduire en toute connaissance de cause le cercle vicieux des troubles de l’attachement et de la violence. » M. Schubbe oublie qu’il s’agit de deux périodes bien distinctes de la vie d’Alice Miller : Sa vie de jeune adulte fut évidemment marquée par les graves traumatismes de son enfance et de son adolescence et comme elle l’a écrit elle-même, elle n’avait alors aucune idée de ce qu’elle découvrirait plus tard, notamment, le processus de reproduction inconsciente des mauvais traitements infligés aux enfants. L’auteur dit aussi que sa mère a reproduit le modèle parental « en toute conscience ». Alice Miller a pu commencer à se libérer de son passé (et donc à voir clair) seulement très tard dans sa vie. Dans Images d’une Enfance, elle écrit page 20 : « Il m’a fallu des dizaines d’années pour identifier la cruauté en tant que telle ». Si elle a été une mère négligente, ce n’est certainement pas « en toute connaissance de cause ».
Les regrets et les excuses d’Alice Miller
La deuxième partie de sa vie fut bien différente. Martin Miller écrit p. 91 : « la période pendant laquelle ma mère rédigea ses trois livres les plus importants, appartient – concernant notre relation – aux plus heureuses de ma vie. C'est d’elles que je me nourris jusqu’à aujourd’hui et je dirais même que c’est dans ces bonnes années avec elle que j’ai trouvé mon fondement de thérapeute. » Et p. 106 : « Ma mère me parlait de ses pensées et je la découvris sous un tout autre jour : passionnée, ouverte, abordable, détendue. » Martin Miller admet aussi que sa mère a reconnu ses torts pendant cette deuxième partie de sa vie : « Plus tard, elle trouvera en tout cas sans cesse des moyens d’affirmer combien elle regrettait de m’avoir traité aussi mal dans mon enfance. » (P. 114.)
Alice Miller, contrairement à de nombreux parents, a su reconnaître sa responsabilité et se reprocher ses erreurs. Quel adulte n’aimerait-il pas recevoir de ses parents des lettres de la même tonalité que celles de Mme Miller à son fils (mai 1998 et avril 2010) ? Certes, il a l’honnêteté de nous les communiquer, mais il ne semble pas y attacher plus d’importance qu’aux regrets exprimés précédemment. Il en a tout à fait le droit et nous en expose les raisons. Mais il nous est permis, à nous lecteurs, de penser que dans un conflit entre deux adultes, surtout quand les deux sont sincères, la responsabilité de la mésentente n’incombe pas à une seule personne. Oliver Schubbe écrit: « J’ai été profondément touché de voir le sérieux avec lequel il [M. Miller] s’est sans cesse efforcé de comprendre. J’avais perçu le même sérieux douze ans auparavant avec Alice Miller qui s’efforçait de surmonter ses propres traumatismes d’enfance et de guerre sur le plan physique et d’avoir une relation plus ouverte avec son fils. »
Malentendus ou mauvaise foi ?
Tout en reconnaissant que son travail de thérapeute repose sur les découvertes de sa mère, Martin Miller en minimise l’importance à plusieurs reprises. Il écrit page 154 : « Les idées telles que ma mère les formulait ne sont pas applicables dans la pratique thérapeutique. En particulier, celle qui prétend que l’on peut aussi travailler sur soi de façon autothérapeutique. Un vis-à-vis humain est indispensable pour une thérapie réussie. »
C’est ce qu’écrit Alice Miller dans Libres de savoir (p. 135) : « À mon avis, nous avons absolument besoin, pour ce travail, de l’accompagnement d’un témoin éclairé. »
Contrairement à ce qu’affirme Martin Miller, sa mère n’a pas vraiment encouragé ses lecteurs à entrer en conflit avec leurs parents. À la page 155, il écrit : « Ma mère […] a toujours accordé de plus en plus d’importance à l’affrontement agressif avec les parents. » Dans Ta vie sauvée enfin, nous lisons p. 149 : « La confrontation avec les parents est parfois nécessaire à titre de vérification des faits, si l’on est enclin à nier encore la réalité. Mais une fois qu’elle a été clairement perçue et vécue, la confrontation n’est pas absolument nécessaire. » Plus loin : « La peur des parents violents qui taraude le petit enfant demeure latente, chez l’adulte […]. La surmonter est la tâche de la thérapie. Si, dans ce cadre, l’on y réussit, il est rare qu’on désire encore la confrontation avec les parents. » P. 193, Alice répond à une lectrice qui lui demande conseil : « Je vous conseille de n’essayer à aucun prix de parler à vos parents. Votre corps vous met en garde, à juste titre, contre cette démarche. On ne peut attendre des gens qui n’avaient aucune pitié pour leur enfant qu’ils se montrent maintenant plus humains et plus intelligents avec l’âge. » Dans Libres de savoir, Alice Miller explique qu’il ne sert à rien de prendre ses parents âgés comme boucs émissaires. Dans ce cas, on réagit comme un petit enfant et l’on reste prisonnier de la relation aux parents sans assumer la responsabilité de ses sentiments et de ses actes. Concernant « la guerre » entre le fils et la mère quand Martin Miller était adulte, l’auteur aurait pu nous éclairer sur les divergences idéologiques des protagonistes, mais non, il s’agit là encore de montrer « la mauvaise mère » en action. Même le fait qu’Alice Miller ait décidé quand et comment mourir est interprété par Martin Miller comme un abus de contrôle « tragique » de la part de sa mère ! Sa mort dans d’atroces douleurs prolongées aurait-elle été moins tragique ? Le titre de l’ouvrage révèle les intentions (peut-être inconscientes) de l’auteur : il peut donner le sentiment qu’Alice Miller n’a pas écrit le « vrai » drame de l’enfant doué et qu’elle a trompé le lecteur ! D’ailleurs, M. Miller l’affirme de façon plus explicite quand il écrit, faisant référence à la correspondance de sa mère avec ses lecteurs, p. 87 : « Elle s’entendait excellemment à vendre ses expériences imaginaires comme étant la réalité. »
La critique des pratiques religieuses place-t-elle celui qui émet ces critiques au rang des persécuteurs ?
Quand Alice Miller critiquait le judaïsme et les règles de vie que ses parents lui imposaient au nom de la religion, Martin Miller avait l’impression que sa mère commettait un sacrilège et il ressentait de la honte. « Ne se moquait-elle pas des victimes de la persécution ? » (P. 33.) La critique des pratiques religieuses peut-elle être assimilée à une sorte de justification de la persécution ? Non, évidemment. Cela n’a strictement rien à voir. Le fait que les Juifs aient été exterminés par des fous rend-il impossible toute remise en cause de leur religion ? Alice Miller devait-elle renoncer à son esprit critique à cause de l’Holocauste dont elle fut elle-même victime?
Quelles répercussions aura la parution de ce livre ?
Je ne nie pas les souffrances de l’enfant Martin, je ne comprends simplement pas le but que poursuit l’adulte psychothérapeute. En quoi ses différends avec sa mère vont-ils faire progresser la psychologie ? Au contraire, nous pouvons craindre que ce livre ne dissuade un bon nombre de lecteurs potentiels d’aborder l’œuvre d’Alice Miller. Encore à notre époque, ses découvertes sont peu connues et rarement comprises alors qu’elles sont révolutionnaires et pourraient changer la face du monde si elles étaient largement diffusées. Tous ceux que ces découvertes dérangent (et ils sont nombreux !) vont se réjouir du fait que dans sa jeunesse Alice Miller n’ait pas été une bonne mère, qu’elle soit décrite par son fils comme une adulte « paranoïaque », incapable de s’entendre avec son prochain et vivant en dehors de la réalité ! Personnellement, je peux témoigner du fait qu’elle avait le sens de l’humour, savait se montrer chaleureuse et m’a paru, malgré les douleurs provoquées par sa maladie, tout à fait lucide et en phase avec la réalité du monde. D’autre part, elle n’a pas dénigré son fils en me parlant de lui. Elle m’a dit qu’il était un bon thérapeute.
Alice Miller a été bien plus qu’« une protagoniste du combat pour l’épanouissement personnel et la protection de l’enfance »
Ni Oliver Schubbe ni Martin Miller lui-même ne semblent avoir compris l’importance des découvertes d’Alice Miller. Même si certaines qualités lui sont reconnues. Les grands thèmes millériens sont négligés : l’innocence de l’enfant et sa fragilité, le fait que l’éducation ne soit qu’un prétexte pour satisfaire les besoins des adultes et le concept si important de cécité émotionnelle ne sont pas clairement abordés. La cécité émotionnelle est l’incapacité à savoir ce que nous avons subi, de ressentir ce que nous avons éprouvé enfant. Elle nous empêche d’avoir de l’empathie pour les enfants, de satisfaire leurs besoins fondamentaux, de respecter leurs émotions. Cette cécité entraîne, outre la reproduction du comportement parental – déjà évoqué – à l’égard de ses propres enfants, le déni de toute la société qui préfère sacrifier ses petits pour protéger les adultes d’une douloureuse remise en question. Ces processus sont inconscients, comme le signifie bien le terme de cécité. Contrairement à ce qu’écrit Oliver Schubbe, Alice Miller a su rompre le mur du silence et a permis à ceux qui l’ont vraiment comprise de rompre le cercle vicieux de la violence. Dans mon travail de thérapeute, qui s’appuie sur les travaux d’Alice Miller, je constate tous les jours la grande pertinence des concepts qu’elle a développés. Je pense que M. Miller ne sait pas à quel point la lecture des livres de sa mère, de ses articles et les conseils qu’elle prodiguait sur Internet (site en langue allemande) ont aidé un grand nombre de personnes à retrouver le goût de se battre pour connaître leur propre vérité.
Ce qui nous importe pour que l’humanité progresse vers la connaissance de la nature humaine, l’harmonie, le respect de la vie et la paix universelle, ce sont toutes les clés qu’Alice Miller nous a données pour comprendre le monde, pas tels ou tels autres traits de caractère d’une grande dame qui avait beaucoup souffert et a su utiliser ses souffrances pour explorer le psychisme humain plus profondément que personne avant elle.
J'ai lu le livre de Martin Miller, que j'ai trouvé vraiment passionnant, bien que triste et dur.
Pour ma part, il y a plusieurs critiques sur lesquelles je ne partage pas son point de vue.
Pour commencer, je ne suis pas de son avis quand il dit qu'Alice Miller recommandait à ses lecteurs « de demander des comptes aux parents sur leur pratique éducative, de chercher avec eux la bataille ouverte », qu’elle aurait « accordé de plus en plus d'importance à l'affrontement agressif avec les parents » (p. 154-155). Dans les réponses aux courriers que l’on peut lire dans son dernier livre Ta vie sauvée enfin, elle préconise même à plusieurs reprises d'écrire une lettre aux parents sans la leur envoyer :
P. 149 : « La confrontation avec les parents est parfois nécessaire à titre de vérification des faits, si l’on est enclin à nier encore la réalité. Mais une fois qu’elle a été clairement perçue et vécue, la confrontation directe n’est pas absolument nécessaire. […]
« Certains réussissent à surmonter leur peur des parents tout-puissants et menaçants en leur écrivant des lettres qu’ils n’enverront jamais. Ils peuvent ainsi, sans l’ombre d’une censure, donner la parole au petit enfant qu’ils furent, et, au fil de la plume, laisser émerger et ressentir, pour la première fois, l’amère déception, la colère impuissante, la véhémente indignation et enfin l’infini chagrin qui, depuis des décennies, étaient condamnés au silence. Une confrontation avec les parents ne peut remplacer cet événement. »
P. 193 : « Je vous conseille de n’essayer à aucun prix de parler à vos parents. Votre corps vous met en garde, à juste titre, contre cette démarche. On ne peut attendre de gens qui n’avaient aucune pitié pour leur enfant qu’ils se montrent plus humains et plus intelligents avec l’âge. A quatre-vingt-dix ans, votre père manifeste encore sa méchanceté sans vergogne. Votre corps ne veut pas de cette sorte d’entretiens et cherche à vous protéger de nouvelles blessures. Il a raison. Prenez ses messages au sérieux. […]
« A présent vous souhaitez, et c’est fort compréhensible, coucher tout cela sur le papier, afin que vos parents – enfin, enfin – posent sur vous leur regard. Mais ils ne le feront point. Tout ce que vous écrivez en atteste : ils n’ont rien compris. En revanche, vous pourriez écrire à la petite fille que vous étiez, et maintenant vous montrer pour elle ce “témoin secourable” qui lui a si cruellement fait défaut. »
P. 214 : « Vous pouvez écrire à votre mère, sans les lui envoyer, des lettres où vous lui décrirez tout ce qu’elle vous a fait et combien vous en avez souffert. Vous donnerez ainsi à votre Soi plus d’espace où se développer, sans se laisser exploiter, comme autrefois, pour les besoins de votre mère et ses versions des faits ».
On peut également lire, dans Notre corps ne ment jamais, de nombreux extraits où Alice Miller explique clairement sa position au sujet de la relation parent-enfant et où il n’est nullement question de se confronter violemment avec ses parents :
P. 112 : « Que l’on rompe ou non les contacts avec les parents n’est pas un point essentiel. Le processus de détachement, le chemin de l’enfant à l’adulte, s’effectue en effet intérieurement. Couper les ponts est parfois le seul moyen de répondre à nos propres besoins. Par ailleurs, pour que les contacts aient encore du sens, il faut impérativement s’être assuré de ce que l’on peut ou non supporter. Il ne faut pas se contenter de savoir ce qui nous est arrivé, mais aussi nous montrer capable de mesurer ce que cela nous a fait.
« Chaque cas est différent, et les formes des relations avec les parents peuvent varier à l’infini. Mais il existe des règles inéluctables :
« Les vieilles blessures ne peuvent cicatriser que lorsque leur victime a décidé de changer, de se témoigner du respect et réussit donc à abandonner, dans une large mesure, les attentes de l’enfant.
« Les parents ne changeront pas automatiquement si leurs enfants adultes leur montrent de la compréhension et leur pardonnent. Le changement ne peut émaner que d’eux-mêmes, et suppose qu’ils en aient la volonté. »
P. 113-114 : « Par cette allusion à Kertész et à ce qu’il a vécu au camp, je ne veux toutefois pas dire que, s’ils reconnaissent leurs torts et expriment leurs regrets pour la souffrance infligée à leurs enfants, il ne faut pas pardonner à ses parents. Malheureusement, c’est rare. Il est beaucoup plus fréquent, en revanche, de voir se maintenir la dépendance : les parents âgés, affaiblis, cherchent un soutien auprès de leurs enfants adultes et recourent à la culpabilisation pour obtenir leur pitié. C’est cette même compassion qui a peut-être entravé dès le départ le développement personnel de l’enfant – son passage à l’état adulte – et qui continue à le faire. »
P.120 : « Je ne veux pas insinuer, à travers cet exemple, qu’il ne faut pas accompagner avec amour des parents au seuil de la mort. Chacun doit décider par lui-même de la conduite à adopter. Cependant, lorsque notre corps nous rappelle si clairement notre histoire, les mauvais traitements qui nous ont été infligés, nous n’avons d’autre choix que de prendre son langage au sérieux. Parfois, des tiers seront bien plus capables d’entourer l’agonisant qui ne les a pas fait souffrir. Ils n’auront pas à se forcer à mentir. Ils pourront lui témoigner de la compassion sans devoir prétendre l’aimer. »
P. 139-140 : « Tout ce que nous pouvons, c’est vivre notre vie et modifier nos attitudes. La plupart des thérapeutes pensent que ce dernier point permettrait d’améliorer les relations avec les parents, car, devant l’attitude plus mûre de leurs enfants adultes, ils seraient incités à leur témoigner davantage de respect. Je ne puis adhérer sans réserve à cette opinion : d’après mon expérience, les parents autrefois maltraitants répondent rarement à ce changement par des sentiments positifs et de l’admiration. Ils réagissent souvent, au contraire, par de la jalousie, des manifestations de frustration et le désir de voir leur fils ou leur fille redevenir comme avant, c’est-à-dire soumis, fidèle, toujours prêt à accepter d’être traité(e) avec mépris – soit, au fond, dépressif et malheureux. Beaucoup de parents prennent peur devant une prise de conscience chez leurs enfants adultes, et dans bien des cas l’amélioration des relations reste hors de question. Mais il existe aussi des exemples inverses.
« Une jeune femme longtemps tourmentée par ses sentiments de haine finit par avouer à sa mère, la peur au ventre et le cœur battant : “Quand j’étais enfant, je n’aimais pas la mère que tu étais avec moi, je te détestais, sans même avoir le droit de le savoir.” Après avoir prononcé ces mots, elle se sentit soulagée, mais à sa stupéfaction sa mère – qui était consciente de ses torts – eut la même réaction. Au fond d’elles-mêmes, elles savaient toutes deux ce qu’elles éprouvaient, mais la vérité avait besoin d’être dite. À partir de cet instant, elles purent construire, en toute sincérité, une nouvelle relation. »
P. 145 : « Il ne s’agit pas de condamner en bloc les parents, mais de se placer du point de vue de l’enfant souffrant et qui n’a pas droit à la parole, de renoncer à un attachement que je qualifie de destructeur. »
P. 146 : « Bien entendu, les femmes et les hommes qui n’ont jamais été battus dans leur enfance ni n’ont eu à subir des violences sexuelles n’ont pas à faire ce travail : ils peuvent goûter les joies de leurs bons sentiments en présence des parents, prononcer sans réserves le mot amour et ne sont pas obligés de se renier. »
P. 212 : « Tout d’abord je souligne le fait que, dans le livre, je parle toujours de parents introjetés, rarement de parents véritables et jamais de parents “méchants”. Je ne donne pas le conseil, même à Hänsel et Gretel, de fuir des parents cruels, mais je plaide pour que l’on prenne au sérieux les sentiments vrais réprimés depuis l’enfance, et qui depuis lors subsistent enfouis au fond des cœurs. »
D’ailleurs, en ce qui me concerne, après la lecture des écrits d’Alice Miller, je n’ai plus ressenti l’envie de confronter mes parents à leurs actes passés, alors que cette envie était présente auparavant.</p^>
Dans son livre Libres de savoir, elle parle, après la guérison, de prendre ses responsabilités sans rejeter ses erreurs sur ses parents :
P. 55 : « De très nombreux thérapeutes sont même d’avis qu’il est néfaste de s’occuper de l’enfance du patient, parce que alors celui-ci se vit comme victime et non comme l’adulte responsable qu’il est à présent.
« Je pense moi aussi que l’adulte est responsable de sa conduite – c’est seulement dans son enfance qu’il était une victime sans défense. Mais, d’après moi, prendre connaissance de cette histoire peut précisément l’aider à saisir pourquoi il se sent toujours une victime sans défense. La psychothérapie peut lui apprendre à comprendre ces mécanismes et à abandonner l’attitude de victime. »
P. 154-156 : « Il arrive aussi que des enfants, parvenus à l'âge adulte, confondent la réalité de leur enfance avec l'actuelle. Cela peut s'exprimer dans leur manière de traiter leurs enfants, mais aussi dans leur comportement envers leurs vieux parents.
« J'ai connu une femme, quadragénaire, qui n'avait jamais réussi à trouver un partenaire ni un travail satisfaisants, et en rejetait la responsabilité sur sa mère. Elle lui reprochait perpétuellement de s'être trop peu occupée d'elle quand elle était petite et de ne pas l'avoir protégée d'un inceste. La mère n'était pas à la maison quand c'était arrivé, et ne s'était aperçue de rien. Quand, plus tard, sa fille le lui raconta, cette femme, qui avait elle-même été victime d’un inceste, fut si bouleversée qu'elle voulut tout faire pour expier ses fautes. Elle s'excusait perpétuellement de ses défaillances de jadis et acceptait tous les reproches de sa fille, même à propos d’événements où elle n'avait aucune part. Et la fille, qui malgré tout ne voulait ou ne pouvait pas renoncer à son image du père bien-aimé, prenait, en toutes circonstances, sa mère comme bouc émissaire. Elle était adulte, mais réagissait comme un petit enfant et restait prisonnière de cette relation à sa mère, sans assumer la responsabilité de ses sentiments et de ses actes. […]
« Les dialogues intergénérations peuvent être très utiles lorsque, des deux côtés, l'on ose ouvrir son cœur et écouter l'autre, sans éprouver le besoin de se cacher derrière le mur du silence ou du pouvoir.
« La relation mère-fille décrite plus haut est évidemment très éloignée de ce schéma. Elle n'est pas constructive, mais destructrice. La fille utilise les remords de sa mère, toujours prête à s'accuser, pour ne pas se prendre en charge […]. Si, un jour, toutes deux pouvaient accepter leurs sentiments et se parler à cœur ouvert, peut-être parviendraient-elles jusqu'aux sources de ces sentiments, dans leurs vies respectives. Grâce, précisément, à leur sincérité, de tels dialogues peuvent amener les deux interlocuteurs à sortir de l'enfance et à s’apercevoir, avec surprise, que leurs peurs se sont apaisées et que, par suite, ils ont retrouvé leur capacité originelle à aimer et à communiquer librement. »
P. 164-165 : « Une femme âgée qui entend sa fille lui dire qu'en la battant elle lui a porté préjudice peut réagir de diverses façons. Elle peut dire : “Je regrette beaucoup, j'ai moi-même été battue et, devenue mère, j'ai cru devoir faire de même. Je te remercie de me dire aujourd'hui combien tu en as souffert. Ainsi, je comprends beaucoup mieux ton comportement à cette époque, car tu me révèles des choses dont je n'avais aucune idée. Je te demande pardon, j'ai agi par ignorance.” […]
« Dans le premier [cas, celui où sa mère reconnaît ses torts], ses réactions se montreront très variables selon sa personnalité d'adulte. L’une pourra se satisfaire des explications de sa mère et nouer avec elle une nouvelle relation, riche de confiance. L’autre, pour diverses raisons, n'en sera pas capable et persistera à accabler sa mère de reproches, ne pourra s'empêcher de lui répéter sans relâche combien elle a souffert de sa volonté de puissance. En pareil cas, la mère aura toujours la possibilité de se soustraire à ces attaques en disant par exemple : “Je ne peux pas, à mon âge, t'entendre m'accuser sans arrêt, ça me fait trop mal. Tu es aujourd'hui adulte, et c'est toi qui es responsable de ta manière de mener ta vie. Je ne veux pas que tu me rendes coupable de tous tes actes et décisions.” Cependant, à mon avis, seule une mère qui n'a pas subi de très graves maltraitances dans son enfance et qui, même si elle a été parfois battue, a eu le droit de commettre des erreurs, sera capable d'adopter cette attitude. »
Dans l’article Qu’est-ce que la haine ?, Alice Miller explique qu'une fois que les sentiments réels refoulés envers ses parents ont été ressentis, le sentiment de haine latent disparaît et seuls des sentiments de colère et de rage ponctuels peuvent subsister, qui permettent de ne pas oublier notre vécu traumatique :
« Je pense moi aussi que la haine peut empoisonner un organisme, mais seulement tant qu'elle reste inconsciente et dirigée contre des substituts, c'est-à-dire des boucs émissaires. Alors, elle ne peut pas se dissoudre et disparaître. Supposons que je haïsse les travailleurs immigrés, mais que je sois dans l'incapacité de voir comment mes parents m'ont traitée lorsque j'étais enfant, comment par exemple ils laissaient le nourrisson que j'étais hurler pendant des heures, ou ne me regardaient jamais avec amour, alors je souffre d'une haine latente qui peut m'accompagner ma vie durant et déclencher dans mon corps divers types de symptômes. Mais si je sais le mal que mes parents m'ont fait du fait de leur aveuglement et que j'ai pu ressentir consciemment ma révolte contre leur comportement, je n'ai pas besoin de reporter ma haine sur des personnes qui n'y sont pour rien. Avec le temps, la haine que j'éprouve à l'égard de mes parents pourra s'atténuer et même disparaître pendant des périodes plus ou moins longues, mais des événements de la vie présente ou la remontée de souvenirs sous un angle neuf pourront aussi la ranimer brusquement. Mais maintenant, je sais de quoi il retourne. Maintenant, je me connais suffisamment bien, grâce justement aux sentiments que j'ai revécus, ET LA HAINE NE ME POUSSERA PAS A TUER QUI QUE CE SOIT, NI A PORTER PREJUDICE A QUICONQUE. »
Même constat dans cette réponse à une lettre d’un lecteur publiée dans Ta vie sauvée enfin, p. 226 : « Je suis si heureuse que vous ayez compris l’importance de la fureur et de la colère, si souvent frappées de tabou, précisément dans maintes thérapies encore prisonnières de la pédagogie noire. Cette émotion forte, libératrice et logique, on la bannit. […] Cette colère, il est possible de s’en délivrer, mais seulement à condition de cesser de la nier et d’apprendre à saisir ses légitimes raisons ».
Et dans Notre corps ne ment jamais, p. 107-108 : « La haine ne rend pas malade. C’est vrai de la haine refoulée, déconnectée, mais non du sentiment vécu consciemment et exprimé. Adultes, nous n’éprouvons de la haine que lorsque perdure une situation où l’expression de nos sentiments nous est refusée. Dans cet état de dépendance, nous commençons à haïr. Dès que nous en sortons (et l’adulte le peut dans la plupart des cas, sauf s’il est prisonnier d’un régime totalitaire), dès que nous nous délivrons de cet esclavage, la haine s’évanouit. Mais tant qu’il demeure, il ne sert à rien de s’interdire de haïr, comme le prescrivent toutes les religions. Il faut comprendre ce qui se passe pour pouvoir adopter ce comportement qui nous libère de la dépendance génératrice de haine. »
Je ne partage pas non plus le point de vue de Martin Miller lorsqu’il affirme qu'on ne peut pas travailler sur soi de façon auto-thérapeutique. Effectivement, tout le monde n'a pas la possibilité de faire ce travail seul face à lui-même, mais pour certaines personnes c'est possible, on en a la preuve dans beaucoup de courriers écrits à Alice Miller sur son site Internet, par exemple dans celui-ci.
Alice Miller explique aussi dans ces deux articles, Féminisme et marxisme : quand les idéologies servent à masquer les souffrances de l’enfance et Le rôle décisif des témoins lucides dans notre société, que la rencontre avec un témoin secourable dans l'enfance permet de développer cette capacité d'autoguérison : « Si l’enfant avait eu un témoin secourable, l’adulte aurait pu, plus tard, affronter son vécu d’enfant, il n’aurait pas eu besoin d’une idéologie pour masquer ses souffrances. » « Quand j'ai commencé à illustrer ma thèse en utilisant les exemples d 'Hitler et de Staline, quand j'ai essayé de montrer quelles conséquences a eues la maltraitance des enfants pour la société, j'ai rencontré les résistances les plus profondes. Beaucoup de gens m'ont dit : “Mais moi aussi j'ai été un enfant battu et je ne suis pas devenu un criminel.” Quand j'ai demandé des détails sur leur enfance à ces gens-là, ils m'ont toujours parlé d'une personne qui les aimait bien, même si elle n'était pas capable de les protéger. Quand même, cette personne leur a donné, au moins par sa seule présence, une notion de confiance et d'amour. J'appelle ces personnes les témoins secourables. Par exemple, chez Dostoïevski dont le père était très brutal, on trouve une mère aimante. Elle n'était pas assez forte pour le défendre contre son père mais elle a transmis à son fils la notion de l'amour sans laquelle les romans de Dostoïevski auraient été impensables. Il y a aussi des gens qui ont rencontré, en plus des témoins lucides et courageux, des personnes qui pouvaient les aider à reconnaître l'injustice subie et à articuler leurs sentiments de colère, d'indignation ou de douleur à propos de ce qui leur était arrivé. Ces gens-là ne sont jamais devenus criminels. »
Personnellement, j'ai commencé ce travail seule, et la lecture des livres d'Alice Miller m'a permis de faire le deuil, j'avais besoin que mes sentiments soient reconnus pour me débarrasser de ma culpabilité et des sentiments de haine envers mes parents.
Dernière chose sur laquelle je ne rejoins pas Martin Miller : la question du témoin lucide rencontré dans l'enfance, dont il affirme qu'il était pour Alice Miller « plutôt un désir qu'une réalité » (p. 166). Alice Miller ne pensait pas que seul un thérapeute pouvait tenir le rôle de témoin lucide et ne définissait pas le témoin lucide rencontré dans l'enfance comme quelqu'un qui défendait et protégeait l'enfant de toute violence, mais comme quelqu'un qui comprenait l'enfant, l'écoutait et lui apportait du soutien, ce qui est loin d'être un doux rêve, mais quelque chose de tout à fait réalisable et qui peut même devenir de plus en plus fréquent dans les sociétés où une prise de conscience des violences faites aux enfants émerge.
Il est vrai qu'Alice Miller différenciait le témoin lucide du témoin secourable (voir Le rôle décisif des témoins lucides dans notre société), le témoin lucide ayant une influence plus forte sur l'enfant en lui témoignant son sentiment d'injustice face à ce qu’il subit, alors que le témoin secourable apporterait seulement de l'affection et de l'intérêt à l'enfant.
J’ai trouvé que Martin Miller passait trop rapidement sur ce concept développé longuement et régulièrement par sa mère dans ses livres, et qu'il ne précisait pas assez sa pensée.
Enfin, je voudrais revenir sur la question soulevé par Oliver Schubbe dans la postface :
« Mais si quelqu'un comme Alice Miller n'a pas réussi à rompre le silence et le cercle vicieux de la violence, y arriverons-nous comme parents, comme société, à le faire un jour ? »
Martin Miller est né en 1950, la prise de conscience d'Alice Miller eut lieu en 1975 (p.104), son fils avait alors 25 ans ! (Et sa sœur 19 ans.) Alors, comment lui jeter la pierre à cause de la façon dont elle a élevé son fils, avec l'enfance qu'elle a eue, et à une époque où il n'y avait pas d'information sur les violences envers les enfants, sachant qu'elle ne commença à lire des auteurs aux idées subversives (H. Kohut ; J. Bowlby et D. W. Winnicott) qu'à partir de 1960, et qu'à l'époque elle ne prit pas pleinement conscience de la portée de leurs idées (d'après ce que dit Martin Miller lui-même p. 98) ?
Effectivement, elle ne parvient pas non plus à nouer des relations saines, même plus tard, avec son fils, mais ce travail où entrent en jeu de forts sentiments de culpabilité, et alors que la relation est déjà très abîmée, n'est à mon avis pas comparable avec la relation que s'apprête à nouer une femme nouvellement mère qui a fait un travail sur elle-même auparavant et qui a été informée de tous les tenants et aboutissants de la violence éducative et de l'importance de l'attachement.
Tout cela n'excuse en rien les violences qu'elle a fait subir à ses enfants, bien entendu, et n'atténue pas non plus la souffrance de Martin Miller, mais la question que je me pose est celle-ci : Qui, à la place d'Alice Miller, en ayant eu son vécu et en ayant élevé ses propres enfants à la même époque qu'elle, aurait trouvé les ressources intérieures et extérieures pour le faire de façon non violente et affectueuse ? Très peu à mon avis...
Pour terminer, voici ce qu’explique Alice Miller sur la raison qui l’a poussée à éviter de parler de son enfance dans ses livres (extrait d’une interview de novembre 1992 publiée en français dans son livre Ta vie sauvée enfin, p. 241-242) :
« Dans mes premiers ouvrages, j’ai beaucoup parlé de mon enfance sans me rendre tout à fait compte que je décrivais ma propre expérience. Depuis 1985, je le fais sciemment, de sorte que le lecteur trouve dans mes écrits beaucoup d’éléments autobiographiques. Ces dernières années, de nombreuses réactions de gens d’horizons culturels variés m’ont montré que mon cas n’est nullement exceptionnel. Dans leurs lettres, venues non seulement d’Europe et d’Amérique, mais aussi d’Australie, des Philippines, du Japon, du Vietnam et de bien d’autres pays, ils m’ont relaté des histoires analogues. J’ai donc décidé de ne pas en dire davantage sur mon passé. Je ne voulais pas que mes révélations sur le refoulement généralisé des souffrances de l’enfance puissent être rejetées en prétextant qu’il s’agissait de “mon problème personnel”. Une réaction fort compréhensible, car il est douloureux de lever son propre refoulement.
« Il s’est avéré que j’avais pris la bonne décision. Les lecteurs de mes livres y rencontrent souvent leur propre enfance. Et souvent c’est la première fois de leur vie que leur histoire prend de l’importance à leurs yeux. Or c’est là un événement capital. Car tant que nous n’avons pas, émotionnellement, franchi ce pas, nous ne savons à vrai dire rien de notre vie, même si les faits nous sont connus. Je sais, par mon courrier, que mes livres ont permis à certains de leurs lecteurs d’entreprendre le voyage vers leur propre histoire, sans que la mienne soit venue faire diversion. Et je ne veux pas mettre cela en péril. »
Par Catherine Barret, membre de l’OVEO
Tout d’abord, je ne saurais trop conseiller à ceux qui ont déjà lu Alice Miller la lecture de ce livre de Martin Miller. Il jette un éclairage vraiment précieux sur la vie et l’œuvre de sa mère – et nous donne l’occasion de faire le point sur ce qu’Alice Miller nous a apporté, comme son fils le fait également, car, au-delà de toutes ses réserves (justifiées ou non), il en retient les principes fondamentaux de sa propre pratique de thérapeute. S’il ne devait en rester « que » cela, ce serait déjà énorme, car peu de professionnels aujourd’hui encore, en France et dans le monde, remplissent ne serait-ce qu’un seul ou une partie des critères auxquels devrait répondre un « bon thérapeute ».
Ce qui est le plus frappant dans ce livre, même si Martin Miller ne le formule pas ainsi, c’est l’aspect « le cordonnier est le plus mal chaussé »… Martin Miller montre en quoi sa mère (elle l’a reconnu non seulement à la fin de sa vie, mais dans d’autres périodes de leurs relations, même si, selon lui, c’était pour elle une façon de le « satisfaire » provisoirement et de reprendre sa distance…) n’a pas réussi à appliquer à son cas personnel sa propre théorie. Ou plutôt, je dirais qu’elle l’a appliquée « négativement », puisqu’elle a donné à son fils l’image même de la mère avec qui il fallait rompre pour sauver sa vie… Mais aurait-il pu en être autrement ? Rien n’est moins sûr. Ce livre est donc l’histoire du double échec de leur relation.
Martin Miller l’explique par le traumatisme de la guerre (et le déni de ce traumatisme), aspect qui me parle tout spécialement – nous sommes certes nombreux dans ce cas, mais je sais ce que c’est qu’avoir des parents traumatisés par la guerre (qui plus est dans une région particulièrement éprouvée… et aux traditions éducatives très proches de la « pédagogie noire » allemande). Le livre de Martin Miller me donne donc l’occasion (bénéfice accessoire) de « revisiter » les conséquences pour ma propre famille en termes de stress post-traumatique. Oui, les conséquences peuvent s’étendre à la génération suivante, et il est bien difficile, pour cette génération, de démêler (mais tout n’est-il pas lié ?) ce qui est dû à la tradition éducative (familiale ou culturelle), à la personnalité de chacun ou aux traumatismes de la grande Histoire . La lecture de C’est pour ton bien avait déjà été pour moi le déclic qui m’avait fait comprendre quelle part de mon histoire n’était justement pas due au seul traumatisme de la guerre, comme je l’avais cru pendant des décennies, mais aussi à l’histoire familiale et personnelle de chacun de mes deux parents. Ainsi qu’à des conceptions idéologiques qui, sous couleur de progressisme, allaient finalement toutes dans le sens d’un abandon affectif des enfants « pour leur bien » : privilégier la « qualité » et non la « quantité » (comme si cette dernière n’avait aucune importance et pouvait même être néfaste – il est vrai que nous avons joui d’une liberté appréciable… mais à quel prix, parfois ?), mettre les enfants le plus possible « en collectivité » (école, étude du soir, colonies de vacances dès le plus jeune âge), et cela quelle que soit leur personnalité, car certains enfants s’en trouvent évidemment mieux que d’autres… à quoi s’ajoutaient les bons conseils tels que le sevrage à trois mois… – difficile dans ces conditions de savoir jusqu’à quel point il s’agissait de nous faire « changer d’air », de nous former le caractère ou tout simplement de permettre à nos parents de vaquer à leurs nombreuses occupations sans être encombrés de nous, parfois pour des raisons matérielles supposées objectives (dans son livre, Martin Miller raconte des épisodes semblables encore plus douloureux), comme si la relation non seulement ne pouvait pas en souffrir, mais devait en être enrichie… C’est aujourd’hui encore la conception qui prévaut chez beaucoup d’intellectuels et de féministes – à telle enseigne que le mot « féminisme » est pour ainsi dire devenu synonyme, aujourd’hui encore, de haine des enfants, dans le discours sinon toujours dans la pratique ...
Dans son livre, Martin Miller décrit ce que sa mère a vécu pendant la guerre – et qu’il a dû reconstituer en grande partie après sa mort, car elle a refusé jusqu’au bout d’en parler, à lui comme à presque tous, et d’abord à ses lecteurs . Et bien sûr les conséquences sur sa vie d’après, son mariage avec un homme violent qu’elle n’aimait pas (le père de Martin). J’ai été particulièrement intéressée (parce que cela me rappelle, là encore, des souvenirs familiaux) par la partie concernant sa formation psychanalytique et ses démêlés avec les tenants de la théorie freudienne pure et dure, mais aussi avec le courant « freudien marxiste » de l’époque, avec la fascination de nombreux intellectuels pour des régimes autoritaires qui, finalement, répondaient sans doute à une « quête du père » absent ou détruit par la guerre (voir d’ailleurs à ce sujet son article Féminisme et marxisme : quand les idéologies servent à masquer les souffrances de l’enfance). Même s’il y avait dans cette fascination davantage d’aveuglement que de vrai désir d’une réalité autoritaire (bien au contraire, l’idéal affirmé était celui d’une libération – à la fois collective et individuelle – et d’un progrès, voire d’un « sens de l’Histoire » qui, lui, est nettement plus douteux…).
A propos de la vie d’Alice Miller, j’ai bien sûr été intéressée (ayant moi-même eu des difficultés à entrer en contact avec elle, simplement pour proposer de traduire certains articles de son site) par les passages qui concernaient sa vie « retranchée » dans le sud de la France, les dernières années de sa vie. J’ai souvent eu l’impression (justifiée ou non) tantôt qu’elle se protégeait, tantôt que d’autres la protégeaient malgré elle. Parmi les articles de son site, j’avais été frappée par cet entretien avec Thomas Gruner intitulé Réactions à mes livres (non traduit et qui n’apparaît d’ailleurs pas dans la liste des interwiews) où elle parle de ses relations avec ses lecteurs, de la façon dont certains, après l’avoir portée aux nues (et, selon elle, cherché à utiliser son nom à leurs propres fins), finissaient par la prendre à partie agressivement et à la traiter de « sorcière » (Hexe). Martin Miller parle de sa célébrité, de son influence (voir p. 123 : « Le succès de ma mère fut fulgurant. Le livre [Le Drame de l’enfant doué] fut un best-seller international, traduit en trente langues ») : outre que cette influence a été vraiment très limitée en France (où beaucoup de gens ne connaissent toujours pas l’existence de ses livres, même ceux qui en auraient besoin, et même ceux dont ce serait le métier de les connaître…), elle en payait donc le prix. Elle refusait d’être considérée comme un « gourou », mais le drame est finalement que beaucoup de ses lecteurs (pour cause : ils ne savaient vers qui se tourner) la voyaient un peu de cette façon, et de là à lui reprocher de ne pas leur accorder sa « bénédiction »…
Le récit que fait Martin Miller de « l’affaire Stettbacher » est très éclairant (surtout en comparaison du peu que sa mère en a dit elle-même). On comprend qu’Alice Miller soit devenue d’autant plus méfiante envers toute idée de « disciples », y compris pour elle-même. On peut penser que cette affaire fut un nouveau traumatisme qui s’est ajouté aux précédents – et c’est visiblement à partir de ce moment-là qu’Alice Miller s’est refusée à conseiller quelque thérapie que ce soit.
Il est particulièrement surprenant, dans cette affaire, qu’Alice Miller ait cru pouvoir non seulement conseiller cette thérapie à son fils – ce qu’on peut encore comprendre, étant donné son désir de réparation –, mais qu’elle se soit comportée (et sur ce point, on est bien obligé de croire le témoignage de Martin Miller) comme si elle était elle-même sa thérapeute, ou plutôt comme si elle devait contrôler la thérapie (à son insu), chose qu’elle considérait apparemment comme moins grave que la première solution – contraire à ses propres principes ? Ou seulement à ceux de la psychanalyse, bien qu’ils aient été également violés par Freud lui-même, Melanie Klein et sans doute bien d’autres qui ont « analysé leurs propres enfants » ? On peut penser qu’elle a fait cela par peur que le résultat ne soit pas à la hauteur… et, finalement, cette peur n’était pas sans fondement, même s'il s’agissait à l’évidence d’un abus de pouvoir vis-à-vis de son fils (en plus d’une erreur de jugement sur la thérapie elle-même).
De toute évidence, dans son désir de « réparation », elle a dû faire un long chemin, et être mise devant ce résultat catastrophique (son fils « au bord du suicide »… mais surtout les preuves matérielles de l’imposture), avant de s’apercevoir qu’elle était elle aussi (comme n’importe quel parent) la plus mal placée pour aider son fils à sortir de la dépendance affective. Les pages que Martin Miller consacre à ce qu’on pourrait appeler ses « années Stettbacher » (1983-1994, voir p. 127-136) sont à cet égard édifiantes, et contester la réalité de son témoignage reviendrait à le traiter sur le mode du fantasme au lieu de la « réalité des faits », donc à renier l’apport le plus essentiel d’Alice Miller. Car le plus grand drame de l’analyse freudienne classique est précisément celui-là : ce que le patient raconte de la réalité n’a aucune importance, seul compte le fait qu’il l’ait « vécu comme cela » (et, en conséquence, c’est de sa faute s’il n’a pas été capable de faire mieux !). Alice Miller nous a libérés de ce mépris de la réalité, mais son histoire avec son fils n’en reste pas moins douloureuse. Les explications qu’il donne sur les raisons de ses mauvaises relations avec sa mère pendant la plus grande partie de sa vie sont très éclairantes, et le fait qu’il lui ait été possible, dans d’autres périodes, d’avoir de bonnes relations avec elle, rend ces ruptures – et d’abord cette histoire d’enfance – d’autant plus tragiques. Comme il l’écrit lui-même p. 121 : « Je sais naturellement aujourd’hui que les parents qui sont accablés par la guerre […], la détresse économique, ont toujours beaucoup de peine à ressentir avec empathie le monde de leurs enfants. J’ai pourtant du mal à lire mes expériences sur cette toile de fond. J’en suis capable en tant que thérapeute mais, en tant que fils, la souffrance est toujours présente après des décennies. »
A cet égard, la citation faite dans l’article précédent des p. 164-165 de Libres de savoir me met un peu mal à l’aise, et je souhaitais la commenter du point de vue de Martin Miller. Mon impression est que justement, dans plusieurs des passages cités (mais de façon plus cruciale dans celui-ci !), Alice Miller à la fois tire visiblement (sans le dire) des conclusions de sa propre expérience (avec son fils), et en même temps cherche à se justifier (de ses ratages). On ne peut s’empêcher de s’interroger sur les conséquences pour Martin Miller de phrases comme celles-ci : « L’une pourra se satisfaire des explications de sa mère et nouer avec elle une nouvelle relation, riche de confiance. L’autre, pour diverses raisons, n'en sera pas capable et persistera à accabler sa mère de reproches, ne pourra s'empêcher de lui répéter sans relâche combien elle a souffert de sa volonté de puissance. En pareil cas, la mère aura toujours la possibilité de se soustraire à ces attaques en disant par exemple… » (etc.) – si on remplace « fille » par « fils » et « mère » par « je » (Alice Miller), on peut au minimum se dire qu’Alice Miller n’était pas « n’importe quelle mère » et que le « pour diverses raisons, n’en sera pas capable » (de ne pas accabler sa mère de reproches) sonne comme une condamnation de son fils, une façon de l’envoyer paître s’il n’est « pas capable » de s’en sortir tout seul, on serait tenté d’ajouter : après tout ce qu’elle a fait pour l’aider…
On peut bien sûr lire ce passage comme une tentative désespérée de se sortir de sa propre culpabilité (envers lui, à cause précisément de ces ratages), mais je trouve dommage, pour tous les anciens enfants qui n’ont pas nécessairement envie de rompre avec des parents « intéressants » (comme elle l’était pour son fils), qu’elle n’ait pas pu ou pas cru bon de commenter ce « n’en sera pas capable » et ces « diverses raisons »… En l’occurrence, c’est ce que son fils aurait été intéressé de savoir… On a l’impression – aussi en lisant la suite du paragraphe (non citée plus haut) – qu’Alice Miller dit à son fils : laisse-moi tranquille, je ne fais pas partie de ces mères qui « se comportent comme un petit enfant s’évertuant sans relâche à être sage, pour recevoir de l’amour et ne pas être seul » (Libres de savoir, p. 165). Son fils pouvait recevoir cela (et l’a visiblement reçu) comme voulant dire : « Je ne suis pas capable de t’aimer, donc tant pis pour toi si tu ne m’aimes pas (ou si tu as besoin que je t’aime), moi je n’ai besoin de personne ! » Difficile dans ces conditions de « réparer »… Et de sortir réellement de la culpabilité – chose dont elle s’est rendu compte plus tard, semble-t-il. Peut-être ne lui était-il tout simplement pas possible de faire autrement. Elle s’est réellement sentie persécutée par ce fils qui, contrairement à tous les conseils et surtout à tous les outils qu’elle lui donnait pour « couper les ponts », se refusait à le faire, même « pour son bien ».
Dans le témoignage de Martin Miller, je n’ai pas eu le sentiment qu’il niait quoi que ce soit de la réalité des souffrances d’enfance de sa mère, mais il est possible, hélas, que ce passage soit lu différemment par ceux qui – comme Boris Cyrulnik par exemple (voir note 10) – voient des « enfants choyés » partout. Martin Miller commence par rapporter les témoignages des membres survivants de la famille (voir en particulier p. 40-46), mais il ne met pas en doute son vécu de l’oppression par une éducation moralement rigide.
On peut regretter cependant qu’il ne soit question nulle part – peut-être parce qu’il n’existe là-dessus aucun autre témoignage que celui d’Alice Miller elle-même dans ses livres ? – des châtiments corporels destinés à rendre l’enfant obéissant « au doigt et à l’œil » dès le plus jeune âge (les mêmes châtiments corporels devenant donc par la suite « inutiles »). On se demande quelle a été l’attitude des parents face à une petite Alicja présentée (du moins dans la version française) comme « une enfant difficile » (p. 40). Nos expériences personnelles d’enfance comme les écrits d’Alice Miller nous donneraient plutôt à penser qu’il y a bien eu au moins quelques tentatives de « dressage violent » pour dompter cette « enfant inhabituelle ». Le témoignage de la cousine Irenka (p. 40-42) montrerait alors que ces tentatives, comme c’est généralement le cas avec les enfants « précoces » ou « surdoués », ont eu l’effet inverse de celui qui était recherché, en provoquant plutôt la révolte et un comportement « asocial », sans pour autant détruire la curiosité, le désir de savoir et de comprendre …
Dans le témoignage de Martin Miller, j’ai trouvé particulièrement émouvant le passage concernant sa naissance et ce que sa mère a, selon lui, interprété comme le « refus de son lait » (p. 123, et il y revient plus loin dans le livre). Qu’a-t-il pu se passer réellement à la naissance de Martin qui a empêché cet allaitement, et peut-être aussi, serait-on tenté de dire, l’attachement lui-même ? Au pays de Nestlé, et quand on connaît aujourd’hui encore les pratiques dans la plupart des maternités (séparation, « biberons de complément » qui peuvent faire qu’ensuite le bébé refuse le sein, manque d’aide qualifiée…), toutes sortes d’explications sont possibles – y compris des sentiments ambivalents de la mère vis-à-vis du fils d’un homme qu’elle n’aimait visiblement pas (et on ne peut s’empêcher de penser ici à une autre psychanalyste héritière de la « pédagogie noire », Melanie Klein, qui, elle, est restée toute sa vie dans la haine de la maternité – et a malheureusement fait largement école comme supposée « féministe »). Mais Alice Miller n’est plus là pour nous dire ce qu’elle a réellement éprouvé à la naissance de ce fils, si ce qu’il a ressenti – l’idée qu’elle projetait sur Martin son ressentiment contre le père de cet enfant – correspondait à une réalité, dans quelle mesure, ou s’il s’agissait d’autre chose encore... On peut se dire que la vérité est sans doute quelque part entre toutes ces interprétations… De là à en conclure qu’elle en voulait à son fils de l’avoir rejetée, et surtout de l’avoir fait comme s’il avait réellement été le « représentant » de son père, c’est sans doute lui prêter moins d’intelligence qu’elle n’en avait – même si l’on est souvent plus lucide sur les autres que sur soi-même. Il est vrai que Martin Miller attribue aussi ce blocage psychologique, sans doute à juste titre, au traumatisme de guerre « non résolu ».
Quoi qu’il en soit, il n’est pas étonnant, dans ces conditions, qu’Alice Miller ait eu des réserves sur l’allaitement long – c’est-à-dire plus de deux ans, voire moins (il faut le préciser, six mois étant déjà considéré en France comme beaucoup !). On sait que le temps d’allaitement considéré comme moralement « tolérable » par un individu est directement relié à l’expérience vécue (soit en tant que parent, soit dans l’enfance) … Ce chiffre de deux ans est d’ailleurs la dernière limite « tolérée » (au point que certains trouvent qu’au-delà les enfants devraient être retirés à leur mère pour maltraitance !) par les psychologues et pédiatres de formation psychanalytique, sans doute en vertu de ces « phases de développement » de l’enfant définies plus ou moins arbitrairement, sur des bases beaucoup plus sociales, culturelles et « éducatives » que biologiques ou même psychologiques… A cet égard, le livre de Martin Miller est très éclairant, car cette question de l’allaitement « long » nous a été plusieurs fois posée [à l'OVEO], à propos du seul passage de ses livres où Alice Miller en parle explicitement : Libres de savoir, p. 145, à propos de sa rencontre avec un groupe de La Leche League, je la cite : « Ces femmes veulent allaiter aussi longtemps que possible, car elles estiment que c’est très important pour son développement. En ce qui concerne la première année de la vie, je souscris entièrement à cette opinion. » Elle se justifie de ce point de vue dans sa réponse à une lettre en allemand du 16 mars 2006 (Langes Stillen), reprise en français dans Ta vie sauvée enfin, p. 170 : « […] ma réponse a, la plupart du temps, entraîné des malentendus, car tout ce que j’écris repose sur l’observation et non sur des idéologies. » Nous avons pris acte de cette réponse, sans être nécessairement convaincus – sinon de sa bonne foi lorsqu’elle s’inquiète de la possibilité que l’enfant réponde aux désirs de sa mère en continuant à téter au-delà de deux ou trois ans. On imagine qu’elle a dû se poser d’autant plus de questions (sur ses propres désirs) lorsque son fils a refusé le sein dès la naissance… Mais aussi lui en vouloir pour cela, sans chercher d’autres causes possibles à ce « refus » (y compris des causes innocentes que personne, peut-être, ne connaissait dans son entourage…).
A l’occasion de ce retour sur l’existence d’Alice Miller que nous offre son fils (qu’on ne saurait trop remercier pour cela aussi), je souhaiterais rendre ici hommage à Thomas Gruner, auteur de plusieurs articles sur le site d’Alice Miller et de longs entretiens avec elle (dont un seul a été traduit : Entretiens sur l’enfance et la politique). A la lumière de ce livre de Martin Miller – qui ne le nomme pas, mais on peut comprendre qu’il ait souhaité se limiter à sa propre expérience, et même l’en remercier –, je me demande aujourd’hui si Thomas Gruner n’a pas aussi joué pour Alice Miller le rôle de « fils de substitution », un fils selon son cœur (j’entends par là qu’il pouvait partager beaucoup avec elle sans que cette relation à distance soit entachée de l’histoire d’une relation personnelle douloureuse), multitraumatisé comme elle, bien que d’autres façons, et fidèle disciple… Thomas Gruner est mort quelques semaines après Alice Miller, peut-être d’une « longue maladie », comme on dit ? Je n’ai aucune information à ce sujet (autre que ce qu’il en dit dans ses articles) et n’ai aucune idée si, comme Alice Miller, il a pu vouloir hâter sa propre fin… Que de non-dits, que de lourds secrets malgré tout ce qui était exposé ! Thomas Gruner partageait avec Alice Miller cette méfiance envers le reste du monde … Pour moi, c’est vraiment l’effet majeur du traumatisme, un effet que nous comprenons tous (lecteurs d’Alice Miller) et partageons pour certains… Comment savoir si la vie de Thomas Gruner aurait pu être « sauvée » elle aussi ? Le titre de ce livre d’Alice Miller est à prendre tout à fait littéralement. Nous connaissons tous des gens morts prématurément de maladie, plusieurs dizaines d’années après de graves traumatismes d’enfance…
Une chose m’a un peu étonnée : Martin Miller semble dire qu’Alice encourageait ses lecteurs à continuer à être en colère contre leurs parents, à les haïr. Or, mon expérience personnelle (confirmée par les témoignages de cette page, et par bien d’autres) est au contraire que la lecture de ses livres m’a permis de sortir de cette colère dont je ne savais pas qu’elle s’adressait (pour l’essentiel) à mes parents : j’ai seulement fini par m’apercevoir un jour, précisément sans avoir jamais cherché à leur « pardonner » – démarche qui doit être étrangère à la thérapie –, que je n’étais plus en colère contre eux (ni en colère tout court), que je m’étais placée à leur niveau, à leur hauteur. Le fait de les « comprendre » (sans les excuser ni les justifier) m’avait permis de relier mon vécu au leur, je pouvais donc assumer cette histoire commune, qui me pèse toujours, mais sans que je me sente dans une dépendance ou soumise à un pouvoir de leur part, tant que je garde mes distances ou ma distance. Ainsi, de la façon dont je l’ai lue, je n’ai pas eu l’impression qu’Alice Miller incitait à la haine ou la colère contre les parents, mais bien plutôt à cette prise de distance permise par le fait d’avoir reconnu ses vraies émotions d’enfant (colère, rage, peur), leur origine et leur légitimité, et d’avoir pu se les formuler. Grâce à quoi on peut ensuite, précisément, ne plus vivre dans la colère ni la peur (la dépression, etc.).
Quant à la confrontation directe avec les parents, je dirais volontiers que, lorsqu’elle a lieu, cela n’aide pas nécessairement… et ce n’est pas un moment agréable à vivre, et parfois il faut de l’aide… ou il en faudrait ! Mais surtout, n’oublions pas que (pour la plupart d’entre nous) la confrontation avait déjà lieu avant ! Qu’elle se répétait indéfiniment, sans issue possible ! Demander des comptes à ses parents n’est donc pas nécessaire – et, comme on le voit dans les autres commentaires sur ce livre, Alice Miller incitait plutôt à le faire indirectement, en écrivant des lettres qu’on n’envoyait pas (aux parents), dans le travail seul ou (pour les plus chanceux) avec un thérapeute qui ne prenait pas le parti du parent contre l’enfant qu’on avait été. Mais elle reconnaissait aussi que certains de ses lecteurs pouvaient avoir besoin d’affronter leurs parents, ne serait-ce que pour se soulager, ou, mieux, pour obtenir des réponses à des questions factuelles qu’ils se posaient sur leur enfance ou sur l’histoire familiale. Elle prenait souvent soin de préciser que cette démarche, si on en ressentait le besoin, ne devait surtout pas être faite dans l’espoir d’obtenir une reconnaissance, de l’amour ou un changement quelconque de la part des parents – s’ils reconnaissaient leurs torts, s’ils « changeaient », tant mieux, mais sinon, on ne devait pas être déçu et ne pas s’obstiner.
Inversement, il est vrai qu’on pouvait parfois avoir l’impression, à cause de sa façon de s’exprimer un peu lapidaire, qu’il ne s’agissait pas seulement de la démarche thérapeutique (ou d’affronter la réalité des faits et non les parents réels, actuels). Quand Brigitte Oriol (responsable du site d’Alice Miller et qui a longtemps travaillé avec elle) était intervenue au colloque 2012 de la FF2P (voir note 3 de l’article), ses affirmations sur la nécessité de ne pas pardonner aux parents (sous-entendu : dans la thérapie ?) avaient également choqué certaines personnes. Rétrospectivement, je comprends mieux aujourd’hui l’auditeur qui avait réagi en disant que c’était une vision totalement désespérante. Il est possible que la façon dont Alice elle-même vivait cela (dans sa relation avec son fils) ait parfois « déteint » malgré elle sur la façon dont elle en parlait pour d’autres, malgré sa capacité d’empathie avec ses lecteurs (qui, eux, restaient à distance d’elle, et elle avait tout fait pour cela). Il serait certainement intéressant de suivre l’évolution de ses réponses au courrier en fonction des phases de ses relations avec son fils, même si ce n’est possible que sur les dix dernières années environ de sa vie… Il est possible aussi qu’il existe des différences entre ses réponses en allemand (probablement celles auxquelles Martin Miller fait allusion ) et celles aux lecteurs français, avec qui elle avait certainement plus de distance émotionnelle (du fait qu’elle maîtrisait moins la langue, surtout au début)… Toutes ces choses restent à vérifier et ne sont que des hypothèses.
Il faudrait bien sûr commenter d’un point de vue théorique – mais ce sera l’affaire des professionnels qui liront ce livre – toute la partie où Martin Miller parle de ce que pourrait être une pratique de thérapeute « millérien »… pratique que n’a pas eue Alice Miller elle-même, en tout cas pas directement avec des patients, puisqu’elle a développé ses théories après avoir cessé son activité. Mais d’autres pourront s’en inspirer, comme son fils l’a fait en reprenant des principes essentiels qu’il développe à la fin de son livre, et on peut espérer que c’est ce qui en restera pour les lecteurs, au-delà de toutes les contradictions et histoires non résolues.
A la lumière de cette relation mère-fils, on peut trouver finalement beaucoup moins surprenant l’intérêt pour l’éducation de Rousseau, qui a abandonné ses propres enfants. Lui aussi était un traumatisé, il n’a pas pu assumer ses enfants, il aurait probablement été incapable de les aimer (ou de bien les traiter), mais il a cherché des solutions théoriques et « idéales » – même si les moyens qu’il préconisait (en reproduisant en grande partie des méthodes subies par lui ou préconisées dès l’Antiquité…) étaient souvent violents (cf. l’article d’Alexandra Barral Rousseau et la violence éducative). On est tenté de se dire que si Jean-Jacques Rousseau avait vécu Mai 68 (c’est bien sûr de la science-fiction ! mais j’essaie d’imaginer cela au regard de son « tempérament individuel », de son génie particulier), ses théories auraient sans doute été bien différentes et nettement plus « progressistes »… il aurait peut-être voulu fonder des écoles parallèles (sinon Summerhill...), ou être un « Colibri » !
Autre objection : Martin Miller trouve qu’il était « plus facile » pour sa mère d’analyser des auteurs morts et des dictateurs, ou de faire des réponses par Internet, que de soigner des patients réels. Cela sent le procès d’intention. Pour ce qui est des patients réels, outre qu’on ne peut demander à personne de continuer à pratiquer jusqu’à la mort (tout en écrivant des livres et en essayant de survivre soi-même), on peut comprendre qu’Alice Miller ait « préféré » répondre (fût-ce parfois un peu évasivement, mais chacun pouvait se faire sa propre opinion sur la réponse) à des correspondants nombreux, s’adresser à nous tous et à la société en général, plutôt que de s’occuper d’un nombre très limité de patients. Je regretterais plutôt – étant donné le manque cruel – qu’elle n’ait pas davantage cherché à former elle-même des thérapeutes qui à leur tour en auraient formé d’autres… Mais était-il possible de trouver, à l’époque où elle aurait pu le faire, les moyens et surtout le soutien nécessaire ? Sa personnalité (ou ce que son histoire en avait fait) s’y prêtait-elle ? Il semblerait que non… Je crois aussi que le traumatisme de la guerre (avec le côté – pure supposition personnelle – « hypersensible surdoué », qui est presque toujours un handicap social) est pour une bonne part dans ce repliement sur un fonctionnement privé et retiré du monde.
Mais surtout, n’est-ce pas un mauvais procès que de reprocher à Alice Miller d’avoir fait ces analyses sur des personnalités historiques, littéraires ou artistiques connues ? Ces analyses ne sont-elles pas justement l’un de ses apports les plus convaincants, les plus percutants ? J’ai été personnellement bouleversée par ce qu’elle avait écrit sur Nietzsche et Ainsi parlait Zarathoustra (dans La Souffrance muette de l’enfant), ainsi que sur la Lettre au père de Kafka (dans L’Enfant sous terreur). Au-delà de la part d’interprétation des faits qui peut comporter quelques inexactitudes et conjectures hasardeuses (quoique…), l’effet produit sur le lecteur par ces écrits est en soi une véritable thérapie. Oui, il est possible qu’on ait du mal ensuite à remettre en ordre ses propres émotions (et, oui, on aimerait qu’il existe des thérapeutes capables de nous aider dans ces moments-là ! de ne pas minimiser les émotions qui ressurgissent de notre enfance, de prendre notre parti et pas celui de n’importe quel adulte « raisonnable » qui voudrait nous faire rentrer dans le rang, nous empêcher de semer le trouble dans sa propre petite vie !). Mais quelle révolution, déjà, lorsqu’on comprend le rôle de la violence éducative dans tous ces épisodes prétendus mystérieux et incompréhensibles, objet d’exégèses savantes sans que rien jamais ne transparaisse du traumatisme d’enfance à l’origine ! Nietzsche affligé de maux de gorge terribles toute sa vie, s’effondrant devant le cheval battu de Turin – le « surhomme » comme révolte et refus de rester toute sa vie le « sous-homme », le sous-être humain qu’il avait été et resterait toujours aux yeux de sa mère ! –, Kafka, méprisé toute son enfance et vivant dans la peur, resté malade et incapable de vivre l’amour… Et après cela, voir que la « postface de la traductrice » à ce texte (la Lettre au père, éd. Mille et Une Nuits) où tout est dit si clairement porte ce titre insensé et assassin (mais que nul n’oserait contester au pays de la psychanalyse reine) : Les traductions de l’Œdipe kafkaïen !
On pourrait bien sûr citer d’autres exemples, et Martin Miller lui-même considère C’est pour ton bien comme un « essentiel d’Alice Miller », reconnaissant donc l’utilité de son analyse de l’enfance d’Hitler, ou de celle du tueur d’enfants Jürgen Bartsch. On a besoin de thérapeutes compétents, on voudrait beaucoup plus de Martin Miller pour s’occuper de nos « cas personnels », mais Alice Miller nous a aussi apporté autre chose, un regard sur la société et sur la politique, sans doute en partie hérité de la psychanalyse elle-même (qui ne s’est pas gênée pour faire des « analyses sauvages » de tous les phénomènes historiques, politiques et sociaux, analyse reposant malheureusement souvent davantage sur des fantasmes personnels des auteurs ou de Freud lui-même que sur la « réalité des faits »), mais avec un renversement de perspective (la violence éducative plutôt que la théorie des pulsions !) qui ouvrait des horizons totalement nouveaux.
Même si Alice Miller n’a pas découvert tout cela seule, même si elle n’a pas été seule à le formuler, elle l’a fait d’une façon totalement originale et sans concessions, avec ce but unique dans sa vie, en se trompant , en revenant parfois sur ses erreurs (sans pouvoir toujours les réparer, et on le regrette bien sûr pour son fils). Son système de défense vis-à-vis des traumatismes successifs qu’elle a vécus n’était certes pas formidablement efficace ni adapté à la société où nous vivons. Elle fait en quelque sorte partie d’une « génération sacrifiée » (une de plus !) qui est aussi celle de mes parents et, en conséquence, largement celle aussi de leurs enfants nés après la guerre (voir le livre d’Ingrid Müller-Münch sur la « génération battue » déjà cité).
Ce dont nous avons besoin maintenant, c’est d’une génération qui tire les leçons de toutes ces vies gâchées, dans les relations avec les enfants, dans les pratiques thérapeutiques et médicales, dans les relations sociales en général, l’économie, la politique, l’environnement… Tous les aspects de la vie sont concernés par les conséquences de la violence éducative, parce que tout se tient, la « destructivité » ne saurait se manifester seulement dans la famille ou seulement en politique ou seulement dans l’économie. Le travail que la psychanalyse n’a pas su ou pas pu faire (faute de reconnaître l’existence de la violence éducative et surtout faute de la considérer comme n’étant pas inhérente à la « nature humaine »), il faut le faire maintenant.