Il ne peut y avoir plus vive révélation de l'âme d'une société que la manière dont elle traite ses enfants.

Nelson Mandela, Un long chemin vers la liberté.

A propos du livre de Martin Miller sur sa mère, Alice Miller

Nous avons appris par un article du Nouvel Observateur la parution en 2013 (PUF) de la traduction française du livre de Martin Miller sur sa mère, Alice Miller : Le Vrai « Drame de l’enfant doué » : la tragédie d’Alice Miller (le titre allemand du livre ajoute : « Comment les traumatismes de la guerre agissent dans la famille »).

La parution de ce livre est l’occasion pour nous de faire le point sur l’apport d’Alice Miller, quatre ans après sa disparition. Plusieurs membres de l’OVEO ont lu ce livre et ont souhaité le commenter. Ci-dessous leurs comptes-rendus et témoignages.

Notons que certaines des informations biographiques données dans ce livre figuraient déjà (très résumées) dans la préface de Martin Miller à L’Essentiel d’Alice Miller, ouvrage publié après la mort d’Alice Miller, qui ne souhaitait pas qu’il soit fait état de son histoire personnelle de son vivant. Nous recommandons sur le dépliant de l’OVEO cette édition qui rassemble quatre titres effectivement « essentiels », car il n’existe pas en français d’édition de poche séparée des livres d’Alice Miller, ce qui ne facilite pas la diffusion de son œuvre auprès du grand public.

La tragédie de Martin Miller, par Françoise Charrasse

A propos du livre de Martin Miller, par Sandrine

Un point provisoire sur la vie et l’œuvre d’Alice Miller, par Catherine Barret

Le Vrai "Drame de l'enfant doué", par Jean-Pierre Thielland

A lire aussi, ce témoignage. Et, sur le site Regard Conscient, cet intéressant article de Marc-André Cotton 1.


 

La tragédie de Martin Miller

Par Françoise Charrasse, thérapeute, membre de l’OVEO

Dans son livre Le Vrai « Drame de l’enfant doué », Martin Miller nous apporte des éléments biographiques intéressants concernant l’enfance de sa mère, Alice Miller, l’atmosphère familiale dans laquelle elle a grandi, le contexte historique. Martin Miller s’est bien documenté sur ses ancêtres et sur les atrocités commises par les nazis en Pologne. Il nous décrit son désarroi d’enfant dont les parents, eux-mêmes en souffrance, ne surent pas lui apporter la sécurité affective, la compréhension, la chaleur humaine dont tout enfant a besoin pour se développer.

Biographie et règlement de comptes

À côté de ces informations et analyses souvent judicieuses, le ressentiment de l’auteur à l’égard de sa mère s’insinue presque insidieusement tout au long de l’ouvrage. Bien qu’il s’en défende, il s’agit tout de même d’un règlement de comptes. N’ayant pas pu, semble-t-il, se libérer des traumatismes de son enfance au cours d’une thérapie, il essaie de faire publiquement ce qui devrait rester dans le domaine privé. La postface de M. Oliver Schubbe est éloquente : après avoir loué l’entreprise de Martin Miller, il pense que nous devons la prendre comme modèle : « La seule vérité ne guérit pas, mais elle est cependant le premier pas – et, pour le travail sur le passé, psychothérapeutique, familial et social, il n’est jamais trop tard. » Il semble bien que cet ouvrage constitue une thérapie pour Martin Miller et non une étude objective pouvant nous apporter un éclairage fiable sur Alice Miller. D’une façon générale, je pense que les enfants sont les plus mal placés pour se montrer objectifs à l’égard de leurs parents, surtout quand la prise de recul ne s’est pas effectuée auparavant. Après une thérapie réussie, nul ne ressentirait le besoin de dénigrer publiquement ses parents. Certes, il est sain de prendre conscience des blessures ressenties dans l’enfance et de se donner le droit de critiquer le comportement de nos parents à notre égard, d’être en colère contre eux à certains stades de notre travail sur nous, de nous protéger, éventuellement de ne plus les voir, de ne pas les aimer, mais c’est une affaire entre eux et nous, notre psy et, pourquoi pas, nos amis, notre conjoint. Quand nous avançons sur ce chemin, nous voyons mieux d’une part que nos parents ont aussi été des enfants malmenés et d’autre part que leur personnalité ne se résume pas à leur incapacité à être de bons parents. N’étant plus dépendants d’eux psychiquement, nous n’éprouvons pas le besoin de nuire à l’image que d’autres ont pu avoir de leur personne, les ayant connus dans un autre contexte et d’autres formes de relations.

Si les faits relatés par Martin concernant son enfance ne peuvent pas être contestés, d’autres reproches adressés à sa mère et certaines attitudes sont sujets à caution.


 

A propos du livre de Martin Miller

Par Sandrine, membre de l’OVEO

J'ai lu le livre de Martin Miller, que j'ai trouvé vraiment passionnant, bien que triste et dur.

Pour ma part, il y a plusieurs critiques sur lesquelles je ne partage pas son point de vue.

Pour commencer, je ne suis pas de son avis quand il dit qu'Alice Miller recommandait à ses lecteurs « de demander des comptes aux parents sur leur pratique éducative, de chercher avec eux la bataille ouverte », qu’elle aurait « accordé de plus en plus d'importance à l'affrontement agressif avec les parents » (p. 154-155). Dans les réponses aux courriers que l’on peut lire dans son dernier livre Ta vie sauvée enfin, elle préconise même à plusieurs reprises d'écrire une lettre aux parents sans la leur envoyer :

P. 149 : « La confrontation avec les parents est parfois nécessaire à titre de vérification des faits, si l’on est enclin à nier encore la réalité. Mais une fois qu’elle a été clairement perçue et vécue, la confrontation directe n’est pas absolument nécessaire. […]


 

Un point provisoire sur la vie et l’œuvre d’Alice Miller

Par Catherine Barret, membre de l’OVEO

Tout d’abord, je ne saurais trop conseiller à ceux qui ont déjà lu Alice Miller la lecture de ce livre de Martin Miller. Il jette un éclairage vraiment précieux sur la vie et l’œuvre de sa mère – et nous donne l’occasion de faire le point sur ce qu’Alice Miller nous a apporté, comme son fils le fait également, car, au-delà de toutes ses réserves (justifiées ou non), il en retient les principes fondamentaux de sa propre pratique de thérapeute. S’il ne devait en rester « que » cela, ce serait déjà énorme, car peu de professionnels aujourd’hui encore, en France et dans le monde, remplissent ne serait-ce qu’un seul ou une partie des critères auxquels devrait répondre un « bon thérapeute ».

Ce qui est le plus frappant dans ce livre, même si Martin Miller ne le formule pas ainsi, c’est l’aspect « le cordonnier est le plus mal chaussé »… Martin Miller montre en quoi sa mère (elle l’a reconnu non seulement à la fin de sa vie, mais dans d’autres périodes de leurs relations, même si, selon lui, c’était pour elle une façon de le « satisfaire » provisoirement et de reprendre sa distance…) n’a pas réussi à appliquer à son cas personnel sa propre théorie. Ou plutôt, je dirais qu’elle l’a appliquée « négativement », puisqu’elle a donné à son fils l’image même de la mère avec qui il fallait rompre pour sauver sa vie… Mais aurait-il pu en être autrement ? Rien n’est moins sûr. Ce livre est donc l’histoire du double échec de leur relation.


 

Le Vrai "Drame de l’enfant doué", par Martin Miller

Par Jean-Pierre Thielland, membre de l’OVEO
Le 24 août 2014

Biographie ou règlement de comptes ?

Il est bien légitime de vouloir écrire sur son enfance et sur ce qu’a été la relation à ses parents. Martin Miller nous dit vouloir donner aux lecteurs d’Alice Miller des éléments de son histoire personnelle. Il annonce le projet du livre : « approcher Alice Miller en tant que personne humaine ».

Mais à la lecture on ressent un certain malaise, notamment en raison de la tonalité qui par bien des aspects s’apparente à un règlement de comptes bien que l’auteur s’en défende. Car parallèlement aux éclairages biographiques qu'il nous offre, l’ouvrage de Martin Miller est jalonné par des mises en cause de la pensée et des écrits de sa mère. Ainsi il ne règle pas seulement des comptes avec sa mère, mais porte aussi un jugement sur la psychothérapeute et la défenseure des droits des enfants que fut Alice Miller.

Par ailleurs, les quelques interviews ou articles parus à l’occasion de la sortie du livre ont tous une tonalité identique. Ils mettent en cause la sincérité et l’honnêteté des travaux d’Alice Miller en minimisant l’importance de son œuvre. Martin Miller affirmant sur la chaîne de télévision suisse RTS en parlant de sa mère : « Cette personne piétine ses propres théories sur le plan privé … on dit quelque chose et on fait le contraire… »



  1. Article dont on peut cependant trouver certaines conclusions discutables. L'auteur estime "regrettable que l’auteur – devenu psychothérapeute à son tour – ne parvienne pas à partager la détresse que la petite Alicija vécut dans la solitude au sein de sa propre famille" : Martin Miller fait cependant explicitement la distinction entre son travail de thérapeute et ce qu'il ressent "en tant que fils" – il précise bien qu'il n'était pas le thérapeute de sa mère. On s'interroge aussi sur les implications de cette phrase : « Ainsi l’on se demande si l’auteur est conscient qu’il doit sa propre existence à la "trahison" de sa future mère envers le judaïsme, puisque celle-ci fut l’expression de son désir de vie. » Même si on comprend le "puisque", il y a un retournement bizarre des valeurs à considérer le renoncement violent à l'identité comme une vertu. (Alice Miller peut d'ailleurs avoir renoncé au judaïsme pour bien d'autres raisons que sa survie, de même que son père n'y a pas renoncé sans qu'on doive voir là une volonté suicidaire... De plus, pour les nazis, on était juif même sans le vouloir.) Et "devoir son existence" à cela ressemble un peu trop à l'injonction de reconnaissance envers les parents à qui on "doit la vie".[]
  2. Raison pour laquelle j’ai tant apprécié le livre d’Ingrid Müller-Münch, dont j’ai fait ce compte-rendu. Dans ce livre, on voit que le traumatisme de la guerre concerne tous ceux qui l’ont vécue et subie, quel que soit le camp auquel ils appartenaient – la guerre ne fait que des vaincus.[]
  3. Voir, parmi bien d’autres, le consternant livre de Corinne Maier No Kid – Quarante raisons de ne pas avoir d’enfant (Michalon, 2007) sous son camouflage d’humour et de dénonciation politique. La critique de ce que la consommation de masse et le capitalisme – ainsi que les « bons conseils » – font à nos relations avec les enfants aurait pourtant été bienvenue ! Mais il n’en reste que le goût amer de la moquerie envers l’animal stupide que serait tout enfant, de la naissance jusqu’à la fin de l’adolescence au moins… et envers les mères également assez stupides pour (entre autres) allaiter leur enfant – comble de l’horreur réactionnaire et de l’offense à l’esthétique...[]
  4. Chose qu’on peut cependant comprendre, si elle refusait que la compréhension de son œuvre soit entachée de cette surinterprétation à laquelle n’auraient pas manqué de se livrer ses détracteurs… Alice Miller ne se voulait pas « intellectuelle juive », elle revendiquait le droit à une autre identité, à la fois plus personnelle et plus universelle...[]
  5. A propos de « couper les ponts », on peut noter aussi que, sur son site, Alice Miller était loin de recommander cela comme une condition de la thérapie, encore moins comme quelque chose d’utile dans la plupart des cas. Là aussi, cela a pu faire l’objet d’interprétations excessives de la part de ses lecteurs. Voir par exemple cette lettre : Se séparer des parents[]
  6. Car on a bien l’impression, sans pouvoir l’affirmer bien sûr, qu’Alice Miller en présentait les symptômes… Ce qui rend d’autant plus intéressante la confusion entretenue par le titre Le Drame de l’enfant doué : Alice Miller défendait le droit à l’identité personnelle pour tous les enfants (tous les enfants étant « doués » à la naissance), elle-même ne revendiquait absolument pas la qualité de « surdouée » (encore moins de « surdouée hypersensible ») et n’était peut-être même pas consciente que cela pouvait être son cas…[]
  7. Cependant, dans Notre corps ne ment jamais, Alice Miller écrit, p. 126 : « Dans mon enfance, j’ai dû apprendre à réprimer mes réactions les plus naturelles aux blessures (par exemple la rage, la colère, la douleur ou la peur), de crainte d’une punition. Plus tard, à l’école, je fus même fière de mon aptitude à la maîtrise de soi et à la retenue. Je prenais cette capacité pour une vertu, et en attendais autant de mon premier enfant [c’est-à-dire Martin !]. C’est seulement après avoir réussi à abandonner cette vue de l’esprit que je parvins à comprendre la souffrance d’un enfant auquel on interdit de réagir de manière appropriée à une blessure. » Ce passage, où l’on voit que le ressenti de l’enfant Alice Miller était totalement différent de la vision qu’en avait sa famille (qui la trouvait au contraire visiblement trop exubérante, en tout cas trop « curieuse » !) confirme par ailleurs toute la difficulté qu’Alice Miller a pu éprouver à s’attacher à son fils à sa naissance (en 1950 !), alors qu’elle-même avait construit toute cette identité où l’essentiel était le contrôle de soi et la répression de toute émotion. On peut penser qu’elle avait aussi intériorisé la rareté (ou le refus pur et simple) du contact physique, l’absence de démonstrations d’affection qui sont de grands classiques de la « pédagogie noire » des pays du Nord – à la différence d’autres cultures où, tout en infligeant des violences parfois graves aux enfants, on ne leur refuse pas les marques d’affection, surtout lorsqu’ils sont petits.[]
  8. C’est en tout cas le constat fait par Claude-Suzanne Didierjean-Jouveau, spécialiste de l’allaitement, dans sa préface au livre de Marie Australe Les Années de lait (éditions l’Instant Présent, 2009, p. 7).[]
  9. S’il n’avait pas vécu la guerre, il avait très certainement souffert de ses conséquences, comme la plupart des Allemands de sa génération. Ses articles en allemand (non traduits) sur le site d’Alice Miller témoignent des graves abus dont il a été victime. Dans les rares messages que j’ai pu échanger avec lui lorsque j’ai traduit deux de ses articles (voir en particulier Frenzy...), il a catégoriquement repoussé l’idée que ses textes puissent être un jour édités sous forme de livre (comme je le lui suggérais). Cette modestie et ce retrait du monde restent pour moi l’une des marques du traumatisme, car ses écrits étaient aussi dignes que bien d’autres d’être publiés.[]
  10. Voir en particulier p. 87-88 : « En lisant les réponses apportées par ma mère à ces lettres, je ressentais souvent un malaise. Alice Miller y adoptait toujours une position claire : elle demandait aux [auteurs] des lettres de se défendre de leurs parents et de les confronter concrètement à leurs actes. A la lecture de ces lettres, je me sentais trompé dans la mesure où ma mère, dans son affrontement avec moi, avait totalement rejeté ma critique et, comme je le décrirai plus tard, cessé pour cela toute relation avec moi. » Au-delà de la question de savoir jusqu’à quel point Alice Miller avait réellement « rejeté » la critique de son fils ou s’était plutôt sentie incapable d’affronter elle-même cette critique (voir plus haut à propos de la citation sur les p. 149-150 de Libres de savoir), on peut se demander s’il n’y avait pas, la plupart du temps, une confusion possible, due au fait qu’Alice Miller ne répétait pas à chacune de ses réponses (chose qu’elle a précisée à d’autres endroits) qu’il s’agissait d’affronter non pas les parents réels eux-mêmes, mais la « réalité des faits ». Il n’en reste pas moins que cette ambiguïté a sans doute pu donner lieu à des confrontations difficiles, et nous devons donner acte à Martin Miller qu’il était possible de comprendre les réponses de sa mère de cette façon, et d’autant plus lorsqu’on ne lisait pas ses livres.[]
  11. A propos des « erreurs » d’Alice Miller, il faut cependant noter que c’est là l’argument massue de ceux qui refusent d’affronter la réalité des conséquences de la violence éducative ordinaire. Voir à ce sujet notre article sur les affirmations de Boris Cyrulnik à propos d’Alice Miller et des dictateurs : Boris Cyrulnik, Alice Miller et l'enfance des nazis.[]
  12. L’Avenir du drame de l’enfant doué, p. 18[]
  13. On peut supposer que la tante Alla et l’oncle Bunio ont pu tenir cette place de témoin secourable pour la petite Alice (cf p. 45).[]
  14. Cf. p. 147 la réponse d’Oliver Schubbe à Martin Miller.[]
  15. Jean-Claude Snyders, Drames enfouis, éd. Buchet-Chastel, p. 10.[]

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