À propos du livre de Jean-Pierre Chartier « Les Transgressions adolescentes »
Par Rodolphe Dumouch, membre de l'OVEO
Ce livre1 est en fait un recueil disparate d'articles de l'auteur, de chapitres d'autres de ses livres, de passages de sa thèse et de textes déclarés « inédits ».
Alors qu’on annonce un ouvrage sur « les transgression adolescentes », il y sera souvent question d'adultes plus ou moins renvoyés à leur enfance et/ou adolescence, mais aussi de gestion et de « management » des établissements spécialisés (p. 28 à 40).
Tout cela ne serait pas trop gênant si l'ouvrage n'était pas parsemé d'idéologie adultiste, misopède et autoritaire ni de fatras psychanalytique du XXe siècle, totalement dépassé et relégué depuis longtemps à l'état de pseudoscience par la communauté scientifique et médicale. Page 2, l'auteur sent d’ailleurs passer le vent du boulet puisqu’il parle du « contexte actuel de scientisme et d'organicisme qui renoue avec la vieille tradition médicale préfreudienne ».
La première phrase du livre annonce la couleur d'emblée : « Adolescence rime avec délinquance. Progresser, régresser, transgresser résument la problématique centrale de l'adolescence » (sic). Dans ce florilège, on notera : « Quand Thomas More publia, en 1516, Utopia, il ne pouvait pas imaginer que le titre de son ouvrage définirait la place des jeunes adolescents et adultes qui aujourd'hui sont "sans lieu" car insupportés partout et par tous » (p. 18-19). Si l'auteur avait bien lu Thomas More, il aurait, au passage, constaté que l'utopie présentée dans le livre est loin de donner une place de choix aux adolescents et prône un modèle strictement autoritaire.
L'ouvrage est ainsi ponctué de réflexions tournant autour du lieu commun du prétendu manque d'autorité et du prétendu « manque de repères » des jeunes gens, cela en prenant appui sur des cas pathologiques extrêmes censés représenter une illustration générale de l'adolescence (p. 25). Ce sophisme n'est à aucun moment objet d'une réflexion. C'est même assumé : « Pour Anna Freud, "le diagnostic différentiel entre les bouleversements de l'adolescence et la véritable pathologie est une tâche très difficile" » (p. 23).
De surcroît, les cas cités en exemple sont presque tous victimes d'inceste et de graves violences éducatives : « À travers l'alcool et les coups, se revisitait chaque soir au domicile familial la saga des conquêtes et des défaites de l'empire français » (p. 92) pour « Jean-Pierre », « coups de ceinture » pour « Lionel » (p. 113), que son père, trop faible pour faire cela lui-même, livrait à sa mère. On y trouve aussi des enfants surinvestis par leurs parents qui projettent sur eux leurs ambitions démesurées de réussite (p. 149). Mais l'auteur n’interprète tout cela quasiment qu'en termes freudiens et ramène l'inceste à « l’Œdipe », les violences autoritaires à des questions de « transfert », ce qui évidemment crée une belle cécité de nature idéologique. « Le climat incestuel, c'est-à-dire une ambiance qui présente toutes les marques de l'inceste – sans pour autant qu'il ait réalisation sexuelle complète – autorise ainsi toutes les transgressions futures » (p. 21). « Pour conclure, l'absence de limites rencontrées dans l'enfance fait de l'adolescent un sujet en risque de devenir sans limites en perpétuant la mégalomanie infantile » (p. 22). On passe ainsi des violences subies au « manque de limites » et au manque d'autorité ; le biais idéologique est stupéfiant. La touche freudienne en rajoute : « Les conduites ordaliques, les actes délinquants participent de ce processus de réorganisation de la vie libidinale » (p. 25). L'auteur défend l'idée freudienne de l'enfant « pervers polymorphe » (p. 110).
On y trouve d'autres sottises. Ici, on ne sait si c'est une interprétation psychanalytique de l'autisme alors qu'il est à fondement neurologique – complexe, hétérogène et multidimensionnel – ou si c'est un contresens sur le terme « autisme » : « Au fur et à mesure que Thanatos détruit en lui le "bon objet", il désinvestit sa victoire dans la mise à mal du bon objet interne qui aurait permis à ces sujets de vivre, d'apprendre à parler et d'échapper à l'autisme » (p. 150).
L'auteur parvient aussi, en une demi-page, à faire la synthèse tant attendue de la relativité générale et de la physique quantique en les unissant même avec la génétique et le freudisme (p. 19-20) :
La délocation dont il fut l'objet, c'est-à-dire cette expulsion d'une matrice sans introduction réelle à la vie humaine (Sélosse, 1991) sape les bases de l'éthique. Elle aura des conséquences sur l'intrication pulsionnelle.
Si l'on compare le psychisme élémentaire de l'être humain à la structure hélicoïdale de l'ADN, telle que l'ont mise en évidence Watson et Cricks [sic], une branche représentait une pulsion de vie et l'autre une pulsion de mort reliée à la première par la pulsion d'emprise qui essaie de maîtriser l'excitation haineuse en la "libidinisant". Le sadisme et le masochisme vont être, pour ces sujets, des moyens ultimes pour tenir en respect une pulsion de mort partiellement déliée par la faillite initiale de l'établissement du lien à l'autre. J'ai appelé cette catastrophe interne le "trou noir psychique" ; comme le trou noir dans le cosmos qui retient et "accrète" les étoiles, il garde prisonnière la libido du sujet et attire à lui les êtres et les objets qui passent à sa portée pour les détruire.
L'auteur précise : « L'analyste doit être avant tout contempteur des évidences, un poète inspiré par l'esprit de l'enfance » (p. 1). On pourrait rire de ce bullshit, mais le souci est que l'auteur a précisément un problème avec les enfants : « La Convention des droits de l'enfant, dont on fêtait en grande pompe l'anniversaire, n'est-elle pas la plus grande aberration des temps modernes, pour reprendre le titre du film de Charlie Chaplin, en ce qu'elle consacre le déni de la nécessaire différence entre le statut d'adulte et celui d'enfant ? » (P. 17.)
Ce dernier passage n'est pas resté confiné dans cet obscur ouvrage. L'auteur l'avait déjà prononcé en 2002 devant le Sénat, où il était reçu comme « expert » de l'adolescence. Il y avait tenu un propos de même nature, ajoutant : « Le contenu [de la Convention] n'est pas mauvais, mais il faut dire que ce sont les parents qui sont obligés de se comporter d'une certaine manière et non pas les enfants qui ont des droits ! » (Rapport sénatorial n° 340, 2001-2002).
Ce personnage a manifestement été largement écouté comme « expert », puisque la France a précisément suivi cette ligne depuis plus de 20 ans. Elle a ainsi pris un retard considérable en matière de droits de l'enfant, en particulier de droits-libertés et de capacité juridique des « mineurs2 ». Les comparaisons internationales sont sans appel : le minimum existant presque partout dans les pays développés, sauf en France, est la « pré-majorité médicale » à 15 ans ; en France, on se contente de directives incitant parents, médecins et soignants à s'efforcer d'« obtenir le consentement du patient mineur », mais sans jamais que ce consentement n'obtienne une valeur juridique opposable. Cela a d'ailleurs été confirmé par la Cour de cassation en 2022 avec un scandaleux arrêt sur l'internement psychiatrique des « mineurs » (arrêt 22-70.003)3.
Il est en de même en matière scolaire, où le choix de l'orientation des langues et des spécialités, y compris au lycée, nécessite l'approbation du seul représentant légal et non de l'élève lui-même, qui est seulement « informé de la décision » (sic) ; de même, quand il signe une convention de stage, il est « informé » de sa convention de stage. Pire : pour toucher ses propres indemnités de stage, il lui faut une autorisation parentale et, comme au bon temps du père Grandet de Balzac, le représentant légal peut encore, en 2025, demander le versement sur son propre compte. Sur ces questions, les syndicats lycéens sont totalement inactifs : ils n'ont jamais soulevé ces sujets dans leurs revendications. Leur dépendance vis-à-vis de certains politiciens adultes devra tôt ou tard être interrogée.
De même, l'introduction en 2019, dans l'article 371 du code civil français, de la formule incitant à tenir compte de « son âge et son degré de maturité » sous forme d'un vague conseil pédagogique aux parents sans portée contraignante reprend presque mot pour mot les recommandations de Jean-Pierre Chartier. Il est stupéfiant qu'un tel personnage ait manifestement eu un pouvoir de lobbying assez grand pour parvenir à faire prendre à la France « 30 à 40 ans de retard » en matière de droits des moins de 18 ans, selon le juriste québécois Dominique Goubau ; encore écrivait-il cela en 2019 : nous devons donc parler désormais de 35 à 45 ans.
Il est temps, après avoir démystifié Jean-Pierre Chartier et ses émules, d'avoir à notre tour une influence similaire, mais plus avisée scientifiquement et surtout pertinente au regard des exigences du droit international. Il est temps, pour l'OVEO, de faire de vraies propositions imposant une capacité juridique des « mineurs » et la garantie de leur consentement effectif sur les décisions les concernant par de vrais actes juridiques, une valeur de leur signature, et non sur le fondement vague d'une bienveillance supposée des adultes présente dans une formule molle et dénuée de portée en droit.
Pour cela, l'OVEO ne peut plus se contenter de travailler sur la seule violence éducative, qui invisibilise l'autre question cruciale : celle de la domination adulte dans sa forme légale. Cette domination est une des causes profondes de ladite violence éducative. Ce chantier n'est même pas commencé en France, il est plus que temps de le politiser.
- Jean-Pierre Chartier, Les Transgressions adolescentes, Paris, Dunod, 2010, 192 pages. (Nous n'avons pas encore lu son livre Les Adolescent difficiles. Psychanalyse et éducation spécialisée, Dunod, 3ème éd. 2011, qui reprend largement les mêmes éléments de langage...) ↩︎
- Le terme « mineur » exprime explicitement la façon dont notre société traite les jeunes personnes de moins de 18 ans. ↩︎
- La Cour de cassation (arrêt 22-70.003) considère qu'un « mineur » hospitalisé de force en psychiatrie par sa famille est en hospitalisation libre : les décisions prises à sa place par ses parents sont considérées comme les siennes propres. ↩︎
‹ Des « révélations », écrivent-ils…