Il est urgent de promouvoir la culture du respect de l’enfant comme “ultime révolution possible” et comme élément fondamental de transformation sociale, culturelle, politique et humaine de la collectivité.

Maria Rita Parsi, psychologue italienne.

À propos du livre de Bernard Lahire Les Structures fondamentales des sociétés humaines

Dans cet article (précédemment publié sur le blog L'Enfant libre), Jean-Pierre Thielland, membre de l'OVEO, passe en revue les interventions dans les médias de Bernard Lahire, auteur d'un livre paru en 2023, Les Structures fondamentales des sociétés humaines. Olivier Maurel, qui a lu ce livre, en prépare une critique détaillée. On peut lire sur le site de l’éditeur les 50 premières pages (sur 970) du livre : préambule et introduction générale.

Les ressorts de la domination

« Un enfant qui accède à l’autonomie est un enfant qui sait qu’il peut compter sur lui-même, qui a confiance en ses propres capacités sans pour autant refuser d’avoir recours à autrui en cas de besoin. »

John Bowlby, Le Lien, la psychanalyse et l’art d’être parent (p. 12)

Le sociologue Bernard Lahire vient d’écrire un nouveau livre : Les Structures fondamentales des sociétés humaines, publié aux éditions La Découverte. Interviewé dans de nombreux médias, il dit vouloir, avec ce nouvel ouvrage, « raccorder les sciences de la nature – et tout particulièrement la biologie évolutive, l’éthologie, la paléoanthropologie et les sciences sociales – anthropologie, histoire, sociologie, etc. –, [considérées] par beaucoup comme radicalement incompatibles. »

À travers sa recherche, il pose une question qu’il estime fondamentale : quelle est l’origine des rapports de domination ? Et pour y répondre il nous invite à regarder du côté du rapport parent/enfant : « Lexpérience précoce, systématique et durable que nous faisons en tant qu’humains […] le rapport parent-enfant est, quel que soit le degré de bienveillance des parents, un rapport de domination. Et cela constitue une matrice pour comprendre pourquoi la domination, sous des formes extrêmement variées, est omniprésente dans les sociétés humaines 1. »

Le rapport parent-enfant, un rapport de domination

S’il nous semble juste et essentiel de placer le rapport parent/enfant au premier plan pour expliquer en partie les comportements humains et les rapports sociaux, affirmer qu’entraide et domination sont les deux faces d’une même pièce nous paraît être très discutable. Et nous voudrions contribuer à apporter un autre éclairage sur cette question de l’origine des rapports de pouvoir et de domination.

Dépendance ou attachement ?

Bernard Lahire relie la notion de dépendance au nourrissage du bébé et inscrit le rapport de domination comme indissociable de cette dépendance du petit humain.

Il dit à Libération : « Chez les mammifères, la dépendance parents-enfants est une forme centrale de domination 2. »

Sur France Culture, il cite John Bowlby : « Un théoricien comme Bowlby qui a travaillé à comparer des espèces et montré que la mère est très attachée à son bébé parce qu’elle l’a porté, elle l’a souvent allaité, parce qu’elle était seule à lallaiter. »

John Bowlby s’est en effet appuyé sur l’éthologie pour bâtir sa théorie de l’attachement, et notamment les travaux de Konrad Lorenz et de John Harlow, pour justement démontrer que ce qui fait l’attachement mère/enfant n’est pas le nourrissage ou l’allaitement, mais la recherche de sécurité et de proximité affective. Ce besoin de sécurité étant biologiquement inscrit dans la nature humaine et relié à l’instinct de survie.

Un bébé humain recherche instinctivement le rapprochement avec une figure d’attachement pour assurer sa sécurité en cas de besoin. La fonction du comportement d’attachement est la protection des prédateurs et la survie de l’espèce. Il est distinct de ce qui relève des comportements alimentaires.

Un accompagnement de ce type va développer très tôt chez l’enfant une grande confiance en sa figure d’attachement et une solide capacité à compter sur lui-même, sans pour autant refuser d’avoir recours à autrui en cas de besoin.

Il n’est pas question ici de dépendance mais de relation. Bowlby parle même d’un instinct relationnel qui motive l’enfant à entrer en relation avec autrui et qui le conduit à être pleinement acteur du rapprochement, dans la mesure de ses moyens et non comme spectateur recevant passivement des soins. C’est donc logiquement que Bowlby contestait le terme de dépendance :

« Alors que dépendance et indépendance sexcluent mutuellement, compter sur autrui et compter sur soi-même sont à la fois compatibles et complémentaires. La qualification de personne dépendante a une connotation péjorative… » (John Bowlby, Amour et ruptures. Les destins du lien affectif, 2014, p. 184.)

Le terme « dépendance » induit une certaine forme de passivité de celui qui « dépend », alors que l’attachement est une relation entre deux êtres qui interagissent. Les notions de coopération et d’interaction sont essentielles pour percevoir la richesse du processus d’attachement. Une mère sensible, accessible et réactive, qui accepte le comportement de son enfant et coopère avec lui, n’est pas dans un rapport de domination.

Le bébé humain est-il incompétent ?

Bernard Lahire parle de l’incompétence du bébé humain : « Il faut soccuper des enfants qui sont incompétents, qui ont besoin dune protection, ce sont des larves… Nos enfants ne savent même pas sagripper comme un bébé chimpanzé 3. » Il a, bien sûr, en partie raison dans sa comparaison avec des nouveau-nés d’autres espèces, mais il a également tort en parlant d’incompétence du bébé. Les bébés humains comme les petits d'autres espèces sont préprogrammés pour développer une coopération sociale. Et le bébé humain a de nombreuses compétences innées, toutes destinées à éveiller et nourrir la relation d’attachement avec sa mère ou son père. Qu’ils y parviennent ou non dépend grandement de la manière dont ils sont traités.

Il s’agit du regard, des pleurs, des sourires, du babil, puis plus tard de la possibilité de se déplacer et de commencer à parler, toutes compétences du bébé manifestées très tôt, pour solliciter sa figure principale d’attachement.

Le deuxième volet de l’attachement est que ce besoin de sécurité est mis au service d’un autre besoin, le besoin d’exploration du monde. Cette sécurité apportée par la figure d’attachement est mise au service d’un besoin d’autonomie du bébé humain et du jeune enfant. Le terme « autonomie » dans le sens où l’entendait Bowlby : avoir conscience des choses que l’on peut faire seul et des situations où l’on a besoin d’aide.

Qu’est-ce que la domination ?

Dans ses interviews, B. Lahire ne donne pas de définition de ce qu’il entend par domination. À travers ce qu’il retient des relations parents/enfants, on peut percevoir quelques éléments.

« … On est à une époque où on interdit la fessée, ça veut dire que les parents diminuent leur pouvoir [...]. Même avec un très haut degré de bienveillance, avec des parents qui ne frappent pas, qui ne disputent pas, qui ne traumatisent pas psychologiquement, il restera quand même un rapport de domination4. »

On comprend donc qu’il parle de domination adulte sur l’enfant, d’un rapport de pouvoir qu’il estime inhérent à cette « dépendance » de l’enfant et qui expliquerait la grande fréquence des rapports de domination dans notre société.

Les rapports parents/enfants n’impliquent pas forcément des rapports de domination

L’attachement nous montre que les bébés dont la mère réagit avec sensibilité à leurs signaux pendant leur première année de vie pleurent moins pendant la seconde moitié de cette même année et qu'ils se montrent davantage enclins à coopérer avec leurs parents5.

« Les bébés humains comme les petits d'autres espèces sont préprogrammés pour développer une coopération sociale ; qu’ils y parviennent ou non dépend grandement de la manière dont ils sont traités », nous dit John Bowlby.

Et nous savons qu’une part non négligeable des personnes en charge d’éducation d’enfants parviennent à inscrire leur relation éducative hors des processus de domination. Il n’y a pas de déterminisme biologique de la domination. La relation parent-enfant, nommée dépendance par Bernard Lahire, n’est pas systématiquement productrice de rapports de domination.

Certes, la manière dont le besoin de sécurité du jeune enfant est satisfait par ses figures d’attachement va être déterminant. Et la qualité de cet attachement dépend en grande partie de ce qui a été retenu ou rejeté de l’histoire infantile du parent.

Revenir sur les violences que l’on a soi-même subies ou infligé à d’autres est indispensable pour déjouer les mécanismes de reproduction de la domination.

Les enfants constituent un groupe opprimé

Un second facteur doit nous conduire à remettre en cause les arguments « biologistes ». L’invocation de l’incapacité naturelle des enfants à pouvoir s’occuper d’eux-mêmes pour expliquer leur place de dominés par les adultes masque la question de l’absence de droits dont ils sont l’objet et les droits que d’autres ont sur eux.

Christine Delphy6 montre notamment que la vulnérabilité des enfants aux stratégies de domination des adultes, en particulier leurs parents, « n'est pas un fait de nature, mais un fait de loi ». Elle dénonce un état de différenciation des droits à l’égard des enfants, justifié par une différence des capacités.

Ce qui fait des enfants un groupe opprimé caractérisé par la privation des protections ordinaires de la loi commune dont bénéficient les autres groupes humains.

C’est dans cette double interrogation, histoire personnelle des sujets et différenciation des droits à l’égard des jeunes personnes, qu’il nous semble essentiel d’aborder la question des rapports de domination. La relation parents/enfants est traversée par ces enjeux à la fois psychologiques et sociaux. Pour comprendre comment perdure l’exercice de la domination des adultes sur les enfants dans toutes les sphères de la vie sociale, il est indispensable de prendre en compte ces deux aspects.


  1. Interview sur Médiapart.[]
  2. Interview dans Libération.[]
  3. Interview sur France Culture.[]
  4. Interview sur France Culture.[]
  5. Bowlby, Le Lien, la psychanalyse et l’art d’être parent, édition 2011, p. 22.[]
  6. L'état d'exception : la dérogation au droit commun comme fondement de la sphère privée, in Nouvelles questions féministes, nov. 1995.[]

, ,