La violence n'est pas innée chez l'homme. Elle s'acquiert par l'éducation et la pratique sociale.

Françoise Héritier, anthropologue, ethnologue, féministe, femme politique, scientifique (1933 – 2017)

Une lecture de L’Insolente, dialogues avec Pınar Selek

Par Amandine C., membre de l’OVEO

L’Insolente, dialogues avec Pınar Selek, de Guillaume Gamblin1

Pınar Selek se mobilise contre tous les systèmes de domination, qu’elle constate imbriqués, telles les têtes multiples – et pareillement dangereuses – du corps unique d’une hydre monstrueuse. Cette image est de moi, Pınar, elle, parle d’une « pieuvre » aux « multiples tentacules ». Cela m’a amenée à la réflexion suivante, qui reprend et prolonge celles dont elle nous fait part dans l’ouvrage.

Le cœur de la pieuvre

Quelle cohérence, et quel soulagement, de ne plus prioriser les diverses luttes sociales et écologiques les unes par rapport aux autres, tout est lié, tout se recoupe, se rejoint !

Urgence de créer et nourrir des ponts, des liens ensemble, tou·te·s ensemble contre le même principe de domination et de violence omniprésent dans nos sociétés.

Infinie gratitude pour les associations et les réseaux qui ont compris cela, depuis longtemps pour certains, et permettent que cette solidarité, cette unification des  luttes soient mises en actes, enfin.

Émotions face à cette unité si longtemps fragmentée et désormais retrouvée, affirmée, revendiquée et vivifiée...

Dans ces entretiens, qui condensent l’historique de ces luttes et l’avènement de leur convergence qui, au-delà de ses défis, prend une forme et une puissance tellement prometteuse, je n’ai pourtant trouvé nulle part mentionné que TOUT système de domination (militaire, nationaliste, sexiste, normatif, anthropocentriste, liberticide etc.) commence et s’appuie avant tout sur celle exercée par les adultes sur les enfants, domination tellement intériorisée (cf. Christine Delphy, Alice Miller, Olivier Maurel) que devenue invisible ou toujours minorée, voire méprisée.

Pourtant, quelques passages touchent du doigt, brièvement, ce nœud qui me paraît central pour comprendre les autres (et pourquoi, et comment ceux-ci en découlent tous, et s’imbriquent les uns dans les autres) :

- Lorsque Pınar évoque son intuition que c’est l’amour inconditionnel de ses parents et de sa sœur qui, loin de l’avoir « gâtée » ou affaiblie comme l’entourage le prédisait, l’a au contraire nourrie, renforcée, et sans doute sauvée !

- Lorsqu’elle évoque, après l’assassinat de Hrant Dink2, les propos de la veuve de ce dernier : « [son assassin] fut d’abord un enfant. Nous n’arriverons à rien avant de savoir comment cet enfant a pu devenir un meurtrier. »

- Quand Pınar évoque son coup de cœur pour l’association Longo maï3 : entre autres raisons, elle explique y apprécier que les enfants y soient moins considérés qu’ailleurs comme la « propriété » de leurs parents, et que la communauté entière exerce ensemble la responsabilité de leur accompagnement.

- Quand elle enseigne, Pınar tient à des rapports égalitaires et « horizontaux », sans hiérarchie de valeur, avec ses étudiants, et insiste sur la notion de respect mutuel.

Dans cet ouvrage, on retrouve aussi beaucoup de points communs avec les réflexions menées à l’OVEO, mais il n’y est pas question ouvertement des luttes contre l’adultisme et du caractère « primitif » de cette forme de domination qui prépare aux autres et qui représente, à mon sens, le cœur de la « pieuvre » aux « multiples tentacules »... Tenter de sectionner ceux-ci d’un même mouvement unifié, en simultané, est un bel objectif, viser le cœur me semble encore plus efficace, même si je pense que cela peut se faire en même temps : il s’agit simplement de ne donner à aucun tentacule l’occasion de repousser...

À l’OVEO, nous expliquons qu’il n’existe pas de petite ou « douce » violence : la violence éducative ordinaire est dangereuse, déjà, dans ce qu’elle porte de germes de violences plus « extraordinaires ». Or, la plupart des mouvements alternatifs (écologistes, féministes etc.) ignorent ce combat-là, le méprisent souvent, le rejettent parfois. Ils ne voient pas l’unité de nos luttes et le cœur que représente l’enfance, même « normale » (par opposition à celle qui est « officiellement » considérée comme en détresse).

Car la norme est pétrie de violence éducative ordinaire, de ces poisons qui, d’une part, anesthésient consciences et empathie, et d’autre part alimentent, tels de petits ruisselets a priori inoffensifs, les grands fleuves des violences où s’ancrent et s’amplifient tous les systèmes de domination.

L’enfant naît fondamentalement altruiste, empathique et solidaire. Il se moque de l’âge, de la couleur, du sexe, des choix de vie, des valeurs, du statut social etc. de celui qu’il rencontre et avec qui il interagit. Il accepte l’autre tel.le qu’iel est.

La violence éducative ordinaire le formate, lui colle des lunettes déformantes, lui impose des jugements, l’abîme et le transforme. Pınar Selek explique : « Le féminisme ne permet pas de tout changer, mais sans féminisme on ne peut rien changer » (p. 148). Si je suis d’accord avec cette affirmation, je pense qu’il faut aller encore plus loin : au cœur de « la pieuvre », et affirmer tout aussi fort que « la lutte contre la violence éducative ordinaire ne permet pas de tout changer, mais sans cette lutte, on ne peut rien changer ! » - ce serait comme de reconstruire un édifice sur un sol qui resterait marécageux !

Alors seulement, on pourra sortir des spirales délétères de l’éducation à l’obéissance, à la soumission, à l’impuissance et, finalement, à ce que Pınar appelle la « rhinocérocisation » (en référence à Ionesco) et, en parallèle et en écho à celle-ci, sortir de la volonté de « revanche », de domination (d’autrui, de « la Nature », etc.), de pouvoir (sur autrui, sur plus faible que soi, sur le reste du vivant), d’appropriation et de maîtrise à travers l’exercice de violences plus ou moins visibles, plus ou moins banales, plus ou moins condamnées au gré des contextes, des époques...

Quand Pınar Selek invite à se solidariser avec les victimes de toutes les formes de domination ou de violence, elle rejette l’idée de se placer en « sauveur » extérieur : ce que vit la victime devrait toujours être le combat de chacun.e. Or, cela est d’autant plus délicat, difficile, face à l’enfance. Nous n’avons pas tous subi l’oppression pour notre appartenance à un peuple, à une religion, à un sexe, à une orientation sexuelle ou politique... mais nous avons tous été des enfants, et tous plus ou moins soumis à la domination adulte.

On pourrait croire l’identification – et donc la solidarité – avec l’enfant plus facile, et pourtant... Les méandres de la mémoire traumatique, la culture du déni et l’idéologie adultiste qui font refouler, puis occulter, la réalité authentique de la situation de domination et de violence éducative ordinaire subie de façon permanente et quasi universelle par les enfants et les jeunes personnes (qualifiées de « mineur.e.s », terme qui en dit long) en général, demandent un profond travail de conscientisation et de guérison individuelle et collective.

Pınar Selek rappelle à juste titre que « la laisse est en nous », et que nous créons nos systèmes de domination, qu’ils ne « sont pas tombés du ciel. Ils existent en nous. C’est nous qui les faisons vivre » (p. 239). J’ajoute ceci : nous les faisons vivre et les perpétuons en reproduisant, génération après génération, la violence éducative ordinaire qui assure à « la pieuvre » sa permanence autoalimentée.

Il est urgent de mener ce combat contre la violence éducative ordinaire, qui implique, et débute par, la guérison du corps social (en commençant par les milieux qui se veulent alternatifs et non-violents), de sa cécité et de son déni envers cette réalité de la violence éducative ordinaire. Cela demande donc d’affronter de nouvelles luttes intérieures, intimes, refoulées, douloureuses, accentuant souvent d’autres blessures plus conscientes (notamment celles-là même qui ont poussé à tel ou tel engagement), mais que l’on peut là aussi surmonter ensemble, par le lien, par l’unité, pour les enfants d’hier, d’aujourd’hui et de demain.

Combattre le cœur de « la pieuvre » suppose bien de créer de nouvelles relations et de nouvelles interactions entre adultes et enfants, en tous lieux, dépourvues de tout rapport de domination, lequel ne pourra plus, dès lors, subsister nulle part.


  1. L’Insolente, dialogues avec Pınar Selek, de Guillaume Gamblin, coédition Cambourakis-revue Silence, 2018. Pınar Selek est une militante et autrice féministe turque exilée en France depuis 2013. De nombreux articles la concernant sont disponibles sur le site de la revue Silence, dont celui sur le livre de Guillaume Gamblin. On peut aussi lire sa biographie sur son site.[]
  2. Hrant Dink, poète et journaliste turc d’origine arménienne, a été assassiné en 2007 par un jeune nationaliste de 17 ans. Les commanditaires n’ont jamais été identifiés.[]
  3. Longo maï (« pourvu que ça dure » en provençal) est un réseau européen dont le premier projet s’est établi en 1973 à Limans (Alpes de Haute-Provence). Voir dans Silence l’article « Longo maï au Montois : alternatives agricole et solidaire » (n° 488, avril 2020).[]

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