Vos enfants ne sont pas vos enfants, ils sont les fils et les filles de l'appel de la Vie à elle-même. Ils viennent à travers vous et non pas de vous. Et bien qu'ils soient avec vous, ils ne vous appartiennent pas.

Khalil Gibran, extrait du recueil Le Prophète.

« Aide-moi à faire tout seul », un défi relationnel au long cours

par Amandine C., membre de l’OVEO

Cette formule qui résume l’approche de Maria Montessori pourrait bien s’étendre à toute relation humaine où existe un état de dépendance, car cet état ne saurait exclure la recherche, le besoin d’autonomie et la légitime reconnaissance du statut de sujet de la personne qui devient objet de soins ou d’assistance.

Souffrant de problèmes de santé depuis l’adolescence, ayant côtoyé (en apprenant beaucoup à son contact) le monde associatif et les institutions dédiés à différentes formes de handicap et aux personnes âgées dépendantes, je me suis intéressée de façon plus ou moins formelle à la relation d’aidant à aidé. Mais c’est en me penchant sur la question du jeune enfant et sur les alternatives aux schémas éducatifs traditionnels (dans lesquels l’adulte reste la référence toute-puissante pour savoir quand et de quoi l’enfant a besoin ainsi que les modalités de la réponse qu’il serait alors approprié de lui apporter) que cette ambiguïté intrinsèque à toute relation de dépendance m’est apparue dans toute son ampleur. La question du médical, notamment en périnatalité, m’avait aussi beaucoup intéressée1. Plus récemment, les nouvelles épreuves auxquelles m’a confrontée mon état de santé m’ont fait prendre de manière plus aiguë encore la mesure de cette question.

Au-delà de tout contexte

Si toute analyse ou réflexion s’inscrit dans un contexte donné – à savoir, ici, une culture démocratique mais néanmoins capitaliste et patriarcale –, pour autant cette culture n’existe pas « ex nihilo », elle est bien la résultante des mécanismes inhérents à ceux que cette réflexion essaie de mettre en avant. Ainsi, il s’agit bien de reconnaître ici que notre société est organisée selon une hiérarchie où seuls les dominants peuvent se garantir d’être respectés... Et cela ne peut qu’interpeller quand on sait combien cela prend sa source dans la relation éducative ordinaire, celle où il est attendu que l’enfant se soumette à l’autorité parentale et, plus largement, adulte. Certes, en théorie, cette soumission se veut transitoire, mais l’on sait désormais les séquelles et les stigmates qu’elle entraîne chez l’ancien enfant, soumis et adapté, devenu adulte. D’ailleurs, cela est encore plus tangible quand on se tourne vers d’autres cultures, a priori éloignées de la nôtre à bien des égards, où l’on retrouve, exacerbées, les conséquences de ces interactions déséquilibrées entre faibles/vulnérables  et puissants2.

Ainsi, il semble vain de se cacher derrière des contextes ou des conditions d’exercice complexes ou difficiles, quand l’enjeu majeur pour une réelle amélioration des relations aidé/aidant passe avant tout par le questionnement de la posture de l’aidant, comme nous allons le voir.

Les échos de la vulnérabilité

Demander de l’aide… Reconnaître ses limites et le besoin que d’autres pourvoient à ce que l’on ne peut pas, ou plus, se donner à soi-même. S’il peut sembler naturel de se soutenir entre membres d’une société et entre générations, il n’est jamais confortable de se trouver du côté de la dépendance, aveu d’impuissance ou en tout cas d’insuffisance (qui peut entrer en résonnance douloureuse avec des humiliations ou des violences reçues en réponse par le passé), et porte ouverte aux maltraitances.

Dans une société qui promeut la performance à tous les niveaux et qui présente l’âge adulte comme le sommet de l’être humain abouti, complet, on comprend déjà qu’être trop petit » ou « trop vieux » ou malade ou handicapé n’est pas valorisant, et le désagrément des contraintes liées à ces états est accentué par le fait qu’ils nous placent en marge de tout accomplissement qui serait basé sur une autosuffisance et une autonomie aussi efficientes.

Mais, outre cette norme adultiste (et eugéniste), il reste une problématique sous-jacente au vécu des personnes qui se retrouvent en situation de dépendance, inhérente à la relation même qui découle de cette situation, et reflétant aussi bien la culture éducative qui a modelé nos premières interactions – de fait de dépendance – que les défis et l’urgence qu’il y a à la repenser pour qu’elle soit digne de notre humanité.

En réalité, demander et trouver une aide telle que ce ne sera ni rabaissant/humiliant ni déresponsabilisant, cela s’inscrit dans une relation, et autant le ressenti du demandeur que la réponse et plus encore la posture de l’aidant déterminent cette relation, ce qui s’y joue et ce qui en découle.

La posture d’aide peut à mon sens se confondre, tant dans ses intentions et ses enjeux que dans son ambiguïté, avec celle à l’œuvre dans toute ambition éducatrice.

A priori, tout aidant, comme tout éducateur, veut agir « pour le bien » de la personne qu’il assiste, à sa demande ou par nécessité. L’ambiguïté réside alors aussi bien dans les critères déterminant ce « bien » que dans les modalités de sa mise en acte et les moyens employés.

L’envie d’aider : un élan à interroger

Il est intéressant de se demander quelle est la motivation d’un aidant. Je pense à l’ouvrage d’Alice Miller Le Drame de l’enfant doué, qui s’interroge sur la vocation thérapeutique. Lorsqu’on choisit de se consacrer à un métier où l’on prend soin d’autrui de quelque façon que ce soit, est-on toujours conscient de ce qu’on en attend ? Et, plus encore, de la façon dont on a soi-même été l’objet de soins ? Veut-on se sentir utile ? Réparer un manque, rejouer un scénario qui s’avéra malvenu ?

Il serait trop long de s’étendre sur ces questions qui plongent au cœur de l’intime – et de l’inconscient, en tout cas de « l’impensé » (Olivier Maurel) – de chaque soignant, mais il est important ici de préciser la différence entre une motivation intrinsèque (elle-même potentiellement ambivalente) et motivation extrinsèque (due à des conditionnements ou des influences extérieures). Cette fois encore, il convient de rappeler ce que les neurosciences ont confirmé, à savoir le caractère fondamentalement sociable, empathique et donc solidaire de l’être humain (caractères partagés par bien d’autres animaux, et l’on sait aujourd’hui que l’ensemble du vivant connaît ces relations de complémentarité, d’interdépendance, d’entraide). On ne peut néanmoins occulter les blessures (la encore souvent inconscientes, au moins dans leurs méandres) accumulées depuis nos petites enfances qui nous poussent à vouloir les compenser, les réparer, mais souvent aussi, hélas, à les reproduire. La question du sens d’une vocation est donc essentielle, tant pour la signification que pour la direction qu’on lui donne et la manière dont elle va s’exprimer en conséquence.

Ensuite, quelle formation prépare à aider ? Maîtriser les paramètres techniques, administratifs ou médicaux est une chose, prendre conscience de la posture à adopter et y rester vigilant en est une autre. Sans compter que sur cette relation d’aidant à aidé se greffent de nombreux paramètres qui peuvent la complexifier encore : postures et attentes hiérarchiques, administratives et familiales (celles des proches de la personne assistée), contraintes temporelles et caractère aléatoire des marges de manœuvre envisageables.

On le comprend, interroger la posture d’un aidant reste à contextualiser, et pourtant il y a dans la seule posture le noyau déterminant : à contexte égal, celle-ci fait une réelle différence – on a tous pu en faire l’expérience un jour, dans un cadre médical notamment... C’est une vraie gageure, pour les personnes qui en ont besoin, de bénéficier d’une même qualité d’assistance.

Le système et la hiérarchie deviennent moins pesants si l’on valorise davantage la posture de l’aidant et s’y intéresse davantage qu’à sa rentabilité... autre aspect de la question sur lequel nous ne nous attarderons pas ici, car tout système reflète bien, au fond, ce qui nous façonne. Comme il est plus facile d’agir à petite échelle, je préfère espérer la multiplication de l’évolution des postures individuelles, bien consciente par ailleurs que les obstacles à cette évolution ne sont pas seulement intérieurs, fruit de nos conditionnements éducatifs, mais c’est sur ces derniers que porte ici ma réflexion.

La relation d’aide, quintessence de toute relation

Par ailleurs, il nous semble urgent de mettre en avant, a fortiori à travers la thématique que nous abordons ici, la puissance que peut recouvrir (et encourager) la posture individuelle de l’aidé, qui, par ses initiatives, peut tenter de ne plus subir le poids de l’institution. Celle-ci n’étant en fin de compte que la résultante de toutes les postures individuelles qui la façonnent, on peut ajouter que l’être humain, une fois libéré de sa peur primale de la désobéissance et du rejet, ne saurait se laisser modeler par des actions inappropriées sur sa personne.

Dans une relation d’aide, il y a bien (au moins) deux facettes d’une même problématique à considérer : en effet, la façon dont on sollicite autrui, comme celle dont on répond aux demandes d’assistance, sont toutes deux conditionnées par les expériences vécues (et pour la plupart refoulées dans la mémoire inconsciente) qui les influencent par des mécanismes psychiques foncièrement involontaires. Lorsqu’on apprend un métier qui sera consacré à une forme d’aide à la personne, on est formé à la psychologie (du jeune en difficulté, du handicap, de la vieillesse, de l’individu lambda atteint de maladie, etc.). Mais l’on n’est guère, voire jamais, encouragé à revisiter ces premières interactions : celles où chacun d’entre nous a été en situation de dépendance vis-à-vis d’autrui, celle où notre vie de petit enfant (et cela se poursuit dans nos sociétés au-delà de la seule petite enfance, renforçant ces premières empreintes) restait suspendue à l’assistance apportée par les adultes qui nous entouraient.

On touche bien alors à l’ambiguïté qui caractérise toute relation dont la dépendance est le paramètre central, et qui déséquilibre, de fait, un certain rapport de forces, car même lorsqu’on reconnaît – théoriquement – le statut de sujet au nourrisson comme à la personne handicapée, ou âgée, ou malade, dans la réalité et les actes posés, le pouvoir reste essentiellement entre les mains de l’adulte ou du soignant : de celui qui délivre les soins nécessaires, voire indispensables à la survie.

Puisqu’on ne peut nier cette nécessité et ce déséquilibre insoluble, il me semble fondamental de se demander – et de l’intégrer de manière significative aux formations – à quoi sert l’exercice de ce pouvoir, ou à qui. Les enjeux sont énormes, et la culture du court terme et de la rentabilité en occulte bien trop souvent la réalité et la possible efficience à plus long terme si l’on restait centré sur les besoins de la personne à qui s’applique l’aide.

Cela me semble être la seule boussole qui permette de ne pas se fourvoyer, car personne ne saurait prétendre être et demeurer parfaitement conscient de son propre vécu d’enfant dépendant, et des reviviscences qu’il entraîne, lorsque à son tour il prend le pouvoir dans une relation qui sollicite son assistance.

L’ambiguïté de la relation aidant-aidé

Je suis un peu mal à l’aise, encore une fois, d’insister ainsi sur la posture du soignant quand je sais l’implacable système qui le pressurise en permanence dans ses actes. Je veux clairement affirmer que je ne juge ici aucune personne dévouée à d’autres, j’ai seulement à cœur de questionner tout ce qui se joue et se rejoue dans la relation d’aide, et qui reste méconnu par déconnexion d’avec nos vécus d’enfants et par la « cécité » (Olivier Maurel) qui caractérise nos sociétés quand il s’agit de la violence éducative ordinaire. Alors que de celle-ci, à mon avis, découlent toutes les autres formes de violence ordinaire (médicale, obstétricale, institutionnelle etc.), puisque chaque fois la soumission systématique et l’obéissance ainsi que l’affection conditionnelle ont semé un terreau qui n’est pas celui de la responsabilité, du discernement et d’un respect authentique de soi et d’autrui.

Lorsque, adulte (mais c’est encore plus vrai pour les enfants et les jeunes), on se retrouve en difficulté, on est assez facilement jugé coupable, en tout cas responsable de la situation : on n’est pas assez ceci ou trop cela... Même les thérapeutes ont ce penchant pour de tels jugements qui relèvent souvent d’une vision éducative ou, dans ces cas, qui se voudrait (ré)éducatrice. Si l’on connaît l’ambiguïté de toute velléité d’éducation, comment ne pas redouter celle, redoublée, des tentatives de rééducation ?!

L’idéal reste d’obtenir l’aide authentique et appropriée qui répond à un réel besoin, et autant le nourrisson ou le jeune enfant ne peut miser que sur la seule empathie de l’adulte qui s’occupe de lui3, autant par la suite nous avons – en principe – la possibilité de formuler clairement nos besoins et de clarifier la forme d’aide que nous attendons pour y répondre... Cette aptitude est déjà à l’œuvre chez le tout-petit (et dans les autres situations évoquées), mais à un niveau non verbal qui implique, pour être prise en compte, observation, écoute et empathie de l’adulte soignant. Elle se renforce et se complète au niveau verbal lorsque l’enfant, respecté dans son intégrité, y a été encouragé et au besoin a été accompagné pour affiner et préciser ce qu’il exprime. Tous les enfants n’ont pas cette chance. Beaucoup sont bousculés par les vies pressées des adultes, leur indisponibilité émotionnelle ou leur propre cécité, voire leur incapacité à mettre en mots et même à considérer les besoins et leur expression.

Beaucoup d’entre nous se sont ainsi vus niés dans leurs ressentis ou ont dû s’accommoder de réponses inadéquates dont il leur fallait bien se contenter...

Savoir demander de l’aide implique une forme d’humilité, savoir clairement identifier son besoin et les moyens d’y répondre, et savoir le formuler, interpelle aussi l’estime de soi, l’exigence que l’on met à se sentir et se faire respecter. Sans quoi on peut aisément se laisser dévier de son besoin réel, voire de sa propre identité. Cette dernière ne peut, ne doit ou ne devrait jamais être résumée, ou pire, annihilée par le statut de « personne dépendante ». On ne devrait jamais oublier la personne à part entière, sujet fondamentalement souverain même lorsqu’il devient, par la force des choses, « objet de soins » ou d’assistance.

Un éventail de postures, miroirs grossissants de cette ambiguïté

Face à une demande d’aide, il existe diverses réponses, autant de miroirs-échos à celles que l’on peut apporter au jeune enfant qui nous solliciterait et que nous avons tous été.

Déjà, et ce n’est pas rare, on peut trouver comme seule réponse un refus : « Débrouille-toi », que ce soit par une forme de confiance dans la capacité du demandeur à satisfaire lui-même son besoin (confiance qui peut être exagérée, voire arrangeante pour l’aidant qui, sans le savoir, peut ainsi provoquer un réel sentiment d’abandon), ou par indisponibilité physique ou émotionnelle, qui peut aller du surmenage plus ou moins ponctuel à l’indifférence caractérisée, se soldant par un rejet pur et simple. Livré à lui-même, le demandeur essaiera donc de solutionner son besoin ou de le refouler en l’absence de réponse possible.

Ensuite, une autre réponse courante est : « Laisse, je vais le faire pour toi », qui, si elle peut sembler confortable à court terme, induit une forme de déresponsabilisation, terreau d’un certain sentiment d’impuissance, voire de désappropriation. S’ensuit une probable inadéquation de la réponse finale, avec laquelle les ajustements potentiels sont rendus impossibles à cause du manque ou de l’absence totale d’implication du sujet demandeur. En effet ,  celui-ci peut renoncer soit par une certaine démotivation (« à quoi bon... »), soit parce qu’il pense ou a appris à considérer que personne ne peut vraiment l’aider. Dans tous les cas parce qu’il a comme intégré, littéralement incorporé un statut d’objet soumis au bon vouloir d’autrui. Ou encore parce qu’il est trop coûteux de défendre ses intérêts propres (plus assez d’énergie, peur du rejet, de l’abandon...).

Il y a encore la réponse autoritariste, qui pourrait se résumer ainsi : « Je t’aide, et tu fais ceci », ou « comme cela », sous-entendu : à ma façon. Le demandeur doit alors suivre les directives de celui qui lui apporte cette aide supposée. S’il exprime sa frustration, son insatisfaction, l’aidant présumera facilement, dans cette posture autoritaire, que celles-ci découlent d’une inadéquation de la réaction de l’aidé aux directives qu’il avait données. Cette attitude s’accommode mal de l’empathie nécessaire aux retours et ajustements progressifs visant à apporter une réponse vraiment appropriée à un besoin pleinement reconnu. Celui-ci peut donc là encore aisément se retrouver inassouvi, voire refoulé. Seules les situations d’urgence vitale justifient le recours à la posture autoritaire. Ces situations appellent ensuite des réajustements basés sur l’écoute et l’empathie, et s’inscrivent dans une temporalité progressive pour restaurer le sujet dans son intégrité réelle.

Une autre réponse très couramment apportée se résumerait ainsi : « Je t’aide si tu fais cela. » L’aide apportée s’entend comme conditionnelle. Sans parler de chantage, elle s’y apparente tout de même : l’aidant ne part pas tant du besoin qu’on lui exprime que de ce que cela lui apporte ou lui coûte d’y répondre. Il exige donc comme condition une contrepartie, donc une réponse à un besoin qui lui est propre, qu’il s’agisse d’un service à lui rendre ou d’un témoignage de reconnaissance à lui apporter. Les besoins des deux sujets semblent alors entrer en concurrence et il faudrait beaucoup de subtilité pour que les deux en sortent « gagnants ». Sauf que la personne qui a sollicité de l’aide en premier est le plus souvent dans une position d’infériorité en termes de pouvoir sur l’action, une position de dépendance qui ouvre la porte à une posture de soumission comme, là encore, aux maltraitances...

Sortir des im-postures : questionner la violence éducative ordinaire, questionner nos enfances

Les postures autoritaire et conditionnelle sont à plus ou moins long terme coûteuses, voire douloureuses, pour qui en reçoit des réponses à son besoin originel. Une autre contre-réponse qui serait d’emblée « à côté de la plaque » serait de nier carrément le besoin exprimé ou l’inadéquation exprimée de la réponse apportée : « Mais non, tu n’as pas besoin de ça », ou : « Mais enfin, je t’aide déjà, là, tu ne t’en rends donc pas compte ?! » Là encore, la personne dont le besoin reste en suspens doit puiser dans une puissante estime de soi4 et une forme de persévérance pour ne pas renoncer ni accepter une fausse réponse.

Cela n’est guère aisé lorsqu’on est de fait, par son âge, son état physique ou ses incapacités diverses, en situation de dépendance, celle-ci recouvrant des aspects affectifs aussi bien que physiques, dans tous les cas essentiels à sa bonne santé psychique et générale !

Les « faux-selfs » se mettent aisément en place ou se renforcent avec de telles impasses relationnelles où les interactions, au lieu de nourrir et de construire, enferment et renient.

L’idéal reste une posture où l’aidant, attentif et pleinement disponible, non désireux de forcément intervenir « à la place » ou « mieux », aurait à cœur de laisser la personne qu’il assiste le guider : « Aide-moi à t’aider, je reste réceptif à ce que tu exprimes, et à chaque étape je guette ton consentement et les signes que je réponds bien à ton besoin. »

Le pouvoir d’action est ainsi bien délégué à l’aidant, mais le pouvoir ne s’exerce pas sur la personne, la légitimité fondamentale de ce qu’elle exprime. Cela peut demander beaucoup de subtilité quand la personne assistée est un nouveau-né5, une personne lourdement handicapée ou sénile, privée de la médiation offerte par le langage verbal qui, s’il n’est pas une garantie, reste potentiellement facilitant.

Je suis souvent émue par la force et l’autonomie – en apparence paradoxale – que dégage une amie que j’ai connue lorsque j’étais famille d’accueil pour chiens d’assistance et que je l’aidais à mettre en place l’antenne grenobloise de l’association (Handi’Chiens, à l’époque A.N.E.C.A.H.). Cette femme, dont les médecins avait prédit à sa mère qu’elle ne passerait pas son troisième anniversaire et qui a aujourd’hui plus de cinquante ans, souffre d’une maladie congénitale touchant la moelle épinière et dépend d’autrui pour chaque acte de son quotidien, nuits incluses. Des tierces personnes ont donc pris le relais de sa mère, et pourtant, cette femme témoigne d’une réelle autonomie. Elle sait ce qu’elle veut, comment l’exprimer et comment aller au bout de ses rêves et projets sans jamais que sa dépendance physique soit un obstacle. Certes, elle a subi les aléas des différences entre les auxiliaires de vie qui l’ont accompagnée, mais alors elle réagissait immédiatement pour garder la maîtrise de la réalité. Enfant, elle avait bénéficié du soutien, de la confiance et de l’amour inconditionnel de sa mère et de sa famille qui, sans occulter la lourdeur du handicap, n’ont jamais résumé à cela son existence. Cela reste vrai avec l’aggravation de son handicap.

A contrario, je me suis souvent sentie bien démunie pour savoir demander de l’aide et ne pas me renier quand il s’agissait de mettre un terme à une aide qui ne convenait pas à mes réels besoins ou tentait de me détourner de mon propre chemin. Chez moi, la peur de l’abandon rôdait toujours, accentuant la détresse causée par l’impasse que représente toute aide conditionnelle, autoritaire ou encore arbitraire, au gré des humeurs et disponibilités des personnes que je sollicitais. Penser que « personne ne peut rien pour moi » est désespérant. Se laisser culpabiliser de ne pouvoir se satisfaire d’une contre-réponse proposée aussi. Mon histoire, mon vécu d’enfant soumise et suradaptée6 expliquent sans aucun doute ces difficultés, qui creusent encore celles qui sont à l’origine de ma recherche d’accompagnement.

Sortir des illusions de toute-puissance et du mythe de l’indépendance

Au-delà de cas individuels, voire personnels, les croyances infondées (ou plutôt fondées sur les traumas non résolus de l’enfance et souvent de la petite enfance) et les malentendus jalonnent les relations entre aidant et aidé. Les frustrations se répondent en écho lorsque les besoins faisaient de même sans être clarifiés. Cela rappelle le fameux « duel d’impuissance » qu’évoquait Winnicott à propos du nouveau-né et de sa mère. La personne aidée se retrouve souvent amputée de la souveraineté de son statut de sujet et en arrive à douter autant de la nature que de la légitimité de ses besoins. La personne aidante, si elle perçoit l’insatisfaction de celle qu’elle assiste, ou que cette insatisfaction est manifeste indépendamment de ce qui est exprimé, a tôt fait de ressentir une forme d’amertume : « C’est comme ça qu’on me remercie ? », « Après tout ce que j’ai fait pour lui », etc.

Il serait alors intéressant de chercher à savoir comment cet aidant-là a lui-même pu trouver assistance ou accompagnement dans les périodes de dépendance ou de vulnérabilité de son existence...

J’ai souvent remarqué chez les adultes deux attitudes qui m’ont chaque fois interpellée. Déjà une certaine façon de se poser en victime lorsqu’ils sont sollicités, par leurs jeunes enfants notamment, pour pallier un besoin : « Elle m’a encore fait un cauchemar et j’ai dû me lever cette nuit... » comme si le fait d’avoir recherché une présence rassurante pouvait avoir été dirigé contre le parent et pas, tout simplement, pour l’enfant. D’ailleurs, il serait dommageable et triste de rester dans cette binarité nécessairement antagoniste. Reconnaître qu’on a besoin d’aide ne signifie pas nier les besoins des autres. Pourtant, l’autre attitude qui me frappe consiste en cette tendance à se sentir coupable et redevable envers des parents qui ont dû nous veiller, nous nourrir, nous soigner, etc. – bref, remplir leur mission parentale, fût-ce d’une manière qui s’est par la suite révélée inadaptée !

Une relation d’aide demandée ou témoignée peut-elle sortir de ce schéma où chacun serait tour à tour victime non reconnue d’une espèce de jeu de dominos pipé dès la base ?

Comment retrouver une forme de simplicité, d’évidence où les besoins humains, de la naissance à la mort, seraient non plus source de désagréments, de contraintes et de frustrations réciproques, mais bien autant d’opportunités pour témoigner ce que d’autres animaux savent aussi se donner : la solidité d’une réelle solidarité entre membres d’une même espèce, la légitimité et la reconnaissance d’une réalité que tout un chacun découvre ou réalise un jour : celle de notre co-dépendance ?

Vers une aide authentique : une autre approche de l’altérité, une autre relation à l’enfance

Ainsi, l’enjeu d’un regard7 et d’une posture dénués de jugement, d’a priori et de projections auprès de l’enfant dès sa venue au monde semble bien déterminant, puisque c’est toute une vie qui s’ouvre à lui, dans laquelle il aura tour à tour à solliciter ou à apporter du soutien auprès de ses semblables, toutes générations confondues8. Se savoir inconditionnellement respectable et légitime, pouvoir reconnaître et exprimer ses besoins, ne pas se sentir menacé par ceux d’autrui, apprendre à observer plutôt que de systématiquement interférer : tout cela se puise aisément dans un accompagnement authentiquement bien-traitant de l’enfant.

Bien sûr, on peut y venir même lorsque notre enfance ne nous a pas permis d’en faire l’expérience immédiate, et cela peut d’ailleurs attiser notre empathie face à des dysfonctionnement relationnels que l’on reconnaît plus ou moins consciemment, mais il reste toujours plus coûteux, long et difficile de faire ce cheminement par la suite, le plus souvent par nécessité.

Lutter contre la violence éducative ordinaire ne saurait se résumer à une lutte pour le respect de l’enfant9 : à travers lui, et au-delà de lui, en même temps et pour l’avenir, c’est bien l’ensemble de la société qui peut et pourra bénéficier d’une nouvelle dynamique d’interactions, notamment dans le cadre de l’accompagnement, ponctuel ou au long cours, des situations de vulnérabilité où la dépendance, le besoin d’autrui ne se substituera plus à la reconnaissance du statut de sujet de chacun, indépendamment de son âge, de sa condition physique ou de ses capacités, mais cohabitera naturellement avec elles.

L’enfant, c’est l’Autre par définition : le nouveau, l’inattendu. Celui qui arrive après ce qui existe, qui apporte de l’inconnu, qui invite à explorer, qui interpelle et qui dérange les habitudes établies. Celui qui témoigne de tant de force dans sa vulnérabilité, de tant de sagesse dans sa candeur, de tant de patience dans ses élans... L’enfant, c’est celui qui nous lance cet appel : être humain, c’est être en relation, et être en relation devrait pouvoir permettre à chacun de grandir en humanité.


  1. Voir sur le site de l’OVEO « La violence obstétricale ordinaire, séquelles et prémisses de la violence éducative ordinaire »[]
  2. Voir notre compte-rendu du livre du Dr Denis Mukwege La Force des femmes.[]
  3. Cela reste vrai pour les personnes lourdement handicapées, atteintes d’infirmité motrice cérébrale, séniles, ou qui, plus globalement, par manque d’habitude ou confusion découlant de leur état, ne parviennent pas à s’exprimer clairement.[]
  4. On sait aujourd’hui que l’estime de soi se construit dès les premières interactions du tout petit enfant, et que, selon qu’il existera ou non une authentique bientraitance de celui-ci, elle sera plus ou moins existante et solide, ou facilement ébranlable dans un contexte qui réactive vulnérabilité et dépendance. Cf. Arnaud Deroo, Porter un regard bien-traitant sur l’enfant et sur soi (« Sois sage, obéis ! »), éd. Chronique sociale, 2014, préface d’Olivier Maurel.[]
  5. S’il peut sembler étonnant de mettre en parallèle le vécu d’un nouveau-né, petit enfant ou jeune qui, a priori, a « toute la vie devant lui » pour déployer son potentiel et son autonomie, et celui d’adultes malades, handicapés ou séniles auprès de qui les enjeux ne sauraient être les mêmes, il est important de préciser que ce dont il est question ici, ce qui nous préoccupe, c’est la posture du soignant. C’est elle que nous interrogeons, et non les modalités des soins qu’il prodigue. Notre postulat de départ est que l’attitude (l’être) compte davantage que les moyens (le « faire ») : idéalement, la première reste invariablement respectueuse et empathique, tandis que les seconds sont à moduler selon les contextes et enjeux. Le but de tout soin, au-delà de ses applications concrètes, reste de préserver, restaurer, confirmer le statut de sujet de la personne soignée.[]
  6. Cf. Marie-France et Emmanuel Ballet de Coquereaumont, Vos parents ne sont plus vos parents, Eyrolles, 2020.[]
  7. Cf. Arnaud Deroo, Porter un regard bien-traitant sur l’enfant et sur soi, op. cit.[]
  8. Il y a fort à parier que la maltraitance des anciens (chroniquement dénoncée dans les médias, qu’il s’agisse de la solitude ou des cas de violence ordinaire dans les maisons de retraite) est autant un miroir qu’une séquelle des violences infligées aux enfants – violences renforcées par d’autres expériences qui leur font écho tout au long de la vie et qui se retournent contre ceux qui ne sont plus en posture de domination, mais qui l’incarnent néanmoins symboliquement : vengeance inconsciente contre l’adulte / le parent autrefois lui-même négligent ou maltraitant...[]
  9. Il en va de même vis-à-vis de la personne adulte handicapée ou hospitalisée, en tout cas vulnérable : de la bientraitance première envers le petit enfant découle bien celle de l’ensemble de la société... Pour qu’il ne soit plus question, dans les relations, de prendre le pouvoir sur un alter ego vulnérable ou vulnérabilisé, car même alors, le véritable pouvoir sera celui que l’on peut exercer sur sa propre histoire afin de se permettre de grandir en humanité en même temps que l’on confirme ou restaure celle de la personne qui dépend de nos soins. « Aide-moi à faire tout seul », c’est autant une invitation à prendre le pouvoir sur sa propre histoire et sur soi-même qu’une garantie pour que personne ne puisse prendre le pouvoir sur autrui...[]

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