La violence n'est pas innée chez l'homme. Elle s'acquiert par l'éducation et la pratique sociale.

Françoise Héritier, anthropologue, ethnologue, féministe, femme politique, scientifique (1933 – 2017)

Suède : l’interdiction des châtiments corporels n’accroît pas la maltraitance

La Suède reste l'un des pays au monde où la maltraitance est la plus faible

Par Joan E. Durrant, Ph.D. 1

9 avril 2003

Depuis quelques années, plusieurs médias ont publié des enquêtes selon lesquelles la maltraitance aurait augmenté en Suède depuis le vote de la loi de 1979 interdisant les châtiments corporels. Cette argumentation, encore reprise récemment dans la discussion sur la constitutionalité de l'article 43 du Code criminel canadien [le droit de « correction raisonnable », voir réf. (1)], est totalement fausse. Toutes les données disponibles indiquent que la Suède a remarquablement réussi à faire baisser les chiffres de la maltraitance des enfants dans les dernières décennies, et que cette réduction a continué après le vote de l'interdiction des châtiments corporels. Le présent rapport vise à diffuser une information authentique sur cette question.

1. Taux de signalement et chiffres effectifs

L'idée selon laquelle la maltraitance aurait augmenté en Suède se base essentiellement sur une mauvaise interprétation des statistiques du signalement des violences. C'est un fait que, depuis les années 1970, le taux de signalement des violences physiques à enfants a augmenté en Suède - comme dans tous les pays qui ont connu une prise de conscience sur la question de la maltraitance. Les taux de signalement ne sont en aucun cas l'équivalent des taux de violence effectifs. Ils sont directement liés à l'évolution de la conscience collective.

Au début des années 1960, par exemple, on estimait qu'il y avait environ 300 enfants maltraités aux Etats-Unis. En 1990, la commission consultative sur la maltraitance et la négligence envers les enfants (U.S. Advisory Board on Child Abuse and Neglect) enregistrait officiellement 2,4 millions de cas signalés, et près de 3 millions en 1993. Or, il est hautement improbable que la maltraitance se soit effectivement multipliée par 10 000 pendant cette période. Et tout aussi improbable qu'il n'y ait eu que 300 enfants maltraités aux Etats-Unis au début des années 1960.

On sait très bien que, lorsqu'on met en place des lois sur l'obligation de signalement, des campagnes de sensibilisation et autres mesures, le taux de signalement va nécessairement augmenter. C'est le but même de ces mesures. Or, les taux de signalement en Suède ont été cités comme s'il s'agissait des chiffres réels de la maltraitance, ce qui n'est pas le cas.

La commission suédoise pour la prévention du crime a récemment examiné 434 cas de violences familiales contre de jeunes enfants pour lesquelles il y a eu dépôt de plainte en 1990 (tous les cas signalés) et en 1997 (la moitié des cas). La conclusion a été que le pourcentage d'affaires impliquant des blessures graves à des enfants de ce groupe d'âge a sensiblement baissé. Dans la majorité des cas signalés, il y avait soit blessure légère, soit absence de blessure. Sur la base d'une analyse exhaustive des données, la commission a conclu qu'il y avait eu augmentation de la propension à signaler les cas de violences contre de jeunes enfants, et que cette augmentation était responsable, sinon en totalité, du moins en majorité, de l'augmentation du nombre de cas signalés à la police. (Nilsson, 2000, p. 68.)

2. Évolution dans le temps de la fréquence des cas de violences physiques à enfant

Des études menées sur différentes périodes montrent que la fréquence et le degré de brutalité des violences à enfants ont considérablement diminué en Suède au cours des deux dernières générations. Une part importante des femmes devenues mères dans les années 1950 frappaient leur enfant au moins une fois par semaine (exemple : 55 % des mères de filles de 4 ans, 20 % des mères de fils de 8 ans) (Stattin et al., 1995). Dans cette génération, 13 % des mères d'enfants de 3 à 5 ans se servaient d'objets pour frapper leur enfant (Stattin et al.,1995).
À l'inverse, 86 % des jeunes nés dans les années 1980 disent n'avoir jamais reçu de punition corporelle (Janson, 2001). Parmi ceux qui ont été frappés, une très grande majorité disent que ce n'est arrivé qu'une ou deux fois dans leur enfance (SCB, 1996). Pratiquement aucun enfant n'est frappé avec des objets aujourd'hui en Suède.
Il est important de noter que la réforme des lois suédoises a commencé il y a de nombreuses décennies. L'interdiction des châtiments corporels n'était pas le début, mais la conclusion de cette série de réformes. En particulier, la clause qui excusait les parents responsables de blessures légères à leur enfant par punition corporelle a été supprimée du code pénal suédois en 1957. L'interdiction explicite des châtiments corporels est entrée en vigueur 22 ans plus tard.

3. Décès d'enfants dus aux mauvais traitements

La fréquence des homicides d'enfants de moins de 5 ans fournit une bonne estimation du taux de mortalité de ces enfants par maltraitance, ces enfants étant plus exposés à la mortalité par blessure, et les autres formes de violence extérieure beaucoup plus rares dans ce groupe d'âge. Entre 1975 et 2000, le nombre annuel moyen d'homicides d'enfants de 0 à 4 ans en Suède était de 4. Malgré l'augmentation de la population, ce nombre annuel moyen a été plus faible entre 1995 et 2000 (2,8) qu'entre 1975 et 1980 (4,0).
L'Organisation mondiale de la santé (2002) [voir réf. (2)] fournit les chiffres suivants pour les homicides d'enfants de 0 à 4 ans en Suède (1996), au Canada (1997) et aux Etats-Unis (1998)2 : Suède : 3 ; Canada : 24 ; Etats-Unis : 723. Le Canada est environ 3 fois plus peuplé que la Suède, les Etats-Unis environ 20 fois plus.)
Les homicides d'enfants dus spécifiquement à de mauvais traitements (excluant les homicides-suicides, l'infanticide à la naissance et pendant la dépression postnatale) n'existent pratiquement plus en Suède. De 1976 à 2000 (dernière année où des statistiques sont disponibles [à la date de l'article]), 4 enfants au total sont morts en Suède par suite de mauvais traitements.

Résumé

Aucune preuve ne permet de conclure que la maltraitance a augmenté en Suède depuis l'interdiction des châtiments corporels en 1979. La réalité est que la Suède conserve depuis plus de 25 ans l'un des taux de maltraitance les plus bas du monde.

Trois points importants

1. Il est important de noter que la loi suédoise avait pour but d'affirmer les droits des enfants ; on ne s'attendait pas à ce qu'elle mette fin pour toujours à tout abus contre les enfants. Les lois nord-américaines contre la violence n'ont pas éliminé toute violence contre des adultes, et pourtant, nous admettons qu'elles jouent un rôle important en établissant des règles de non-violence pour toute la société, en envoyant un message clair et en accordant une protection aux victimes. C'était précisément l'intention à l'origine de l'interdiction des châtiments corporels en Suède.

2. La réforme législative en Suède a commencé en 1928 avec l'interdiction des châtiments corporels dans l'enseignement secondaire. L'argument légal du droit de « correction raisonnable » a été retiré du code pénal suédois en 1957. L'interdiction complète ne peut être comprise que dans ce contexte historique.

3. Depuis que la Suède a légiféré sur l'interdiction des châtiments corporels en 1979, 10 autres pays l'ont suivie [à la date de l'article] : la Finlande, la Norvège, l'Autriche, le Danemark, Chypre, la Croatie, la Lettonie, Israël, l'Allemagne et l'Islande. Le but de ces interdictions est de reconnaître explicitement les droits des enfants à une protection légale - la même que les adultes considèrent comme leur étant due. La Cour suprême italienne a en outre jugé que « l'usage de la violence dans un but éducatif ne [pouvait] plus être considéré comme légal ».

1 Joan E. Durrant, Ph.D., psychopédiatre clinicienne, professeur associé et chef du département d'études familiales à l'université du Manitoba, est une spécialiste internationalement reconnue de la législation suédoise sur l'interdiction des châtiments corporels. Depuis plus de dix ans, elle fait de longs séjours en Suède pour mieux comprendre l'histoire, les modalités d'application et les effets de cette législation.

2 Etant donné leur faible incidences, les chiffres par habitant ne sont pas disponibles pour la Suède et le Canada. Les taux présentés ici sont ceux des dernières années pour lesquelles des données étaient disponibles dans le Rapport mondial de l'OMS sur la violence et la santé (2002).

Références
Nilsson, L. (2000). Barnmisshandel: En Kartläggning av Polisanmäld Misshandel av Små Barn. Brottsförebyggande rådet; Stockholm.

Janson, S. (2001). Barn och Misshandel. A Report to the Swedish Governmental Committee on Child Abuse and Related Issues. Statens Offentliga Utredningar; Stockholm.

SCB (1996). Spanking and Other Forms of Physical Punishment: Study of Adults and Middle School Students - Opinions, Experience, and Knowledge. Demografiska Rapporter, 1.2.

Stattin, H., Janson, H., Klackenberg-Larsson, I., & Magnusson, D. (1995). ACorporal punishment in everyday life: An intergenerational perspective. (J. McCord, ed.) Pp 315-347. Cambridge University Press; Cambridge.

OMS (2002), Rapport mondial sur la violence et la santé, Genève.


Source : site Nospank, http://www.nospank.net/durrant2.htm. Traduit par Catherine Barret.


Autres références :

(1) Sur l'article 43 du Code criminel canadien (droit de « correction raisonnable »), voir : http://www.parl.gc.ca/information/library/PRBpubs/prb0510-f.htm

(2) Sur le rapport de l'OMS, voir aussi : http://oliviermaurel.monsite-orange.fr/page8/index.html ; Rapport complet (404 pages, voir en particulier le chap. 3, p. 87, sur la maltraitance des enfants et le manque de soins) téléchargeable sur : http://www.who.int/violence_injury_prevention/violence/world_report/en/full_fr.pdf

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